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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/luniversitcath08pari
L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE,
RECUEIL RELIGIEUX,
PHILOSOPHIQUE, SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE.
TOUS yiii. — N» K, I8S9. I
L'UNIVERSITÉ
CATHOLIQUE
5
RECUEIL RELIGIEUX,
PHILOSOPHIQUE, SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE,
lléîïigc par :
MM. Aug. BoNNETTY , de la Société asiatique de Paris , l'un des directeurs de l'Université. —
Eug. BoRÉ , de la Société asiatique de Paris , voyageur en Per«e. — Léon Borio , processeur
de philosophie au collège d'Angers. — Edm. de Cazalès. — Alex. Combeguilles. — Em«
de CoNDÉ. — Cor , de !a Société asiatique de Paris, interprète des langues orientales à
Coustanlinople. — Ch. de Coux, professeur d'économie politique à l'Université catho!iquc
de Louvain. — J.-F. Danielo. — Léon Desdocits , professeur de physique au Collège
Stanislas. — Ph. Douiiaire. — Ed. Dumoist, professeur d'histoire au Collège Saint-Louis.
— Am. Duç^uESNEL. — L'abbé Foisset. — Théoph. Foïsskt, juge au tribunal de Bcauue.
— Jules de Franchetille. — L'abbé de GENorDE. — L'abbé Gerbet , vicaire-général
du diocèse de Meaux, un des directeurs de l'Université. — Eug. de !a Goi'RTHErie. — Alei.
GuiRAUD, de l'Académie française. — M. Jourdaiis. — F. Lallier. — Paul Lamaciib.
— Melch. de L'hermite . professeur de mathématiques au collège de Juilly. — H. Mar-
GERiN. — Comte de Montalembert, pair de France. — Moreat. — Hip. Morvonnais.
— Ern. de Moy, professeur de droit à l'Université de Munich. — Joserh d'ORxiGUE.
— A. -F. OzANAM. — A. Rio. — Cyi)r. Robert. — Alex, de Sai?»t-Ciiéro?î. — Labbé
de Salinis, directeur du Collège de Juilly, un des directeurs de l'Université. — L'abbé
de Scorbiac , directeur du Collège de Juilly , un des directeurs de l'Univcrî^ilé. —
M. Stbinmetz, de Bruges. — Raym. Thomassy. — Vicomte Alb. de Villeiveuve.
TOUE IIUITIEIIK.
ÎJati^
AU BURE.\U Di: L'IIXI VFUSl Ti: CA TllOLIQ l î:,
RUE S.V!NT-GU1LL.\UME , N" ^2A. (fAUB. S.-G.)
M DCCC XXXIX.
ERRATA DU HUITIÈME VOLUME.
S*^ 45 , page (»o ,
r
col.,
ligne 22.
S. Scstor
lisez
S. Neot
» 08,
20.
beauté du service
beauté consacrée ai
47, 550,
V'
col.,
47.
vers le bien et
vers
le mal
sur le bien et sur le mal
> 551 ,
51.
des sujets
du sujet
» 555 ,
15.
cruauté
crainte
» 354,
26.
altérations
alternalions
» 535,
48.
matériel
immatériel
» 559,
8.
.Chez
, chez
i p
15.
, chez
, Chez
» 1
20.
.11
,il
TABLE DES ARTICLES DU HUITIÈME VOLUiME.
( Voir la Table des matières à la fin du volume. )
43* Iwraison, — Juillet.
Cour3 d'Histoire de France ( treizième le-
çon); par M. Dumont 7
Cours d'Histoire sur l'origine , l'accroisse-
ment et l'influence des Ordres monasti-
ques ( deuxième leçon ) ; par M* Emile
Chavin 15
€ours de Droit criminel ( septième leçon) ;
par iH. Albert du Boys. 26
REVUE. — Jésus -Christ et sa, doctrine,
histoire de la naissance de l'Église, de
son organisation et de ses progrès pen-
dant le premier siècle, par F. Salvador ;
par M. A. Combeguille 35
Philosophie Catholique de l'Histoire, ou
l'Histoire expliquée , introduction ren-
fermant l'histoire de la création univer-
selle, par le baron Alexandre Guiraud,
de l'Académie française ; par un Pro-
fesseur de Théologie 55
Les Moeurs catholiques, ou les âges de foi.
Archéologie, littérature et philosophie ca-
tholique (deuxième article, suite et fin) ;
par M. Digbi 64
Les Pèlerinages en Suisse, par Louis Veuil-
/o<;parJH, Edouard Dumont. ... 78
La Chronique de Rains , publiée sur le
manuscrit unique de la bibliothèque du
Roi ; par Louis Paris , archiviste de la
ville de Reims, membre de la Société
des Antiquaires ; par M. Raymond Tho-
massy 80
Bulletins bibliographiques. — Grammaire
grecque, accompagnée d'exercices et de
questionnaires ; par Henry Congnet ,
chanoine de Soisions. — Le pieux Hellé-
niste sanctifiant la journée par la prière ;
par le même. — Grammaire grecque , ou
Exposition analy ti<iue , etc. , avec syn-
taxe ; par l'abbé Quod 84
44"» livraison, — Août.
Cours de Psychologie chrétienne (quatrième
leçon) ; par itf . J. Steinmctz. ... 85
Cours sur l'Histoire de la Poésie Chré-
tienne.— Cycle des apocryphes (huitième
leçon ) ; par AI. Douhaire S2
Cours sur l'Architecture des Églises de
Russie (deuxième leçon) ; par M. Cy-
ptien Robert i()/i
REVISE. — OEuvres philosophi(iues de
M. le président Riambourg , publiées par
MAI. Th. Foisset et l'abbé Foissel , an-
cien supérieur de Séminaire; par .)/. E.
Wilson 112
Psychologie expérimentale ; par L. - E.
Bautain , chanoine honoraire de Stras-
bourg, professeur de philosophie et
doyen de la Faculté des Lettres, etc., etc. ;
var M. Vabbé A. G 1^7
Utilité des Légendes populaires. — Les Vies
des Saints de la Bretagne-Armorique
d'Albert-le-Grand et de dom Lobineau ;
M' Jules de Franche^'ille 140
Éditions de Société de THistoire de France.
— De la Conquête de Constantinople ,
par Jeoffroi de VUlehardouin et Henri
de Fa/enciennes; par 31. Raymond Tho-
massy 147
Institutions charitables et Législation ; par
M. R. de Belleval 150
Distribution des Prix du Collège de Juilly, 155
Bulletins bibliographiques. — Histoire et
Ouvrages de Hugues Métel. — Nouvelle
Grammaire française simplifiée: par M.
Queyras. — Dante et la Philosophie
catholique au treizième siècle , par
M. Ozanam. — La Bible. — Les Pères
de l'Église. — La Raison du Christia-
nisme. — Archives curieuses de l'His-
toire de France ; par P. Danjou. —
Anuali délie scienz.e religiose,- \yAvVabbé
Ant. de Luca. — Collection des Conciles;
par M. L. de Malastrie. — Bonté et
Grandeur de Dieu; p&r Mllede Flau-
gergues'. 158
45" livraison. — Septembre.
Cours d'Économie «ociale ( quatorzième
leçon) ; par M. de Coux 165
Cours d'Histoire de France ( quatorzième
leçon) ; par M. Dumont 171
Cours d'Histoire sur l'origine , l'accroisse-
ment et l'influence des ordres monasti-
ques ( troisième Iccon ) ; par M. Emile
Chavin. 182
REVUE. — De la Cosmogonie de Moïse .
à propos de qucltiuos ouvrages nouveaux
sur la philosophie de l'histoire , les
sciences nalurclics et la linguistique (pre-
mier article) : par M. Jacomy-Regnier. 11)2
Cranmer, archevêque de Cautorhéry. pri-
mat d'Angleterre (premier article ); par
M. Manvy 205
Études historiques sur l'église de Viviers et
sur »|uel(iues particulsrités remartiua-
bles de sa cuustilution au nio>en âge ;
par M. Albert Du Boys 211
Histoire véritable des doctrines et des actes
de la compagnie de Jésus, par J.^B.
TAILLE DES ARTICLES DE CE VOLUME.
LccVere d'.iubigny : \)nT M, Edouard
Dumont. . . " 220
Histoire cl Tableau «lelTniver», par./. -F.
Diinielo; \^f\r }I . Eiigc le de la (iourtittie. •i2î
Du Travail iiilcllroluel en Fraïue, depuis
iS3T, par .)/. Amedce !)uqiicsncl ; par
AI. II. Morvotinais 229
ArchéoIof;le. — Promenade en lketrtf;ne.
— Vitré. Le Château des Uorliors. —
Madame «le 8évii,'iié ; par M, E. de (onde. 232
Le Comle de Varfeuil , ou les Combat» de
la Foi dans l'Adversité , par M. d'Exati-
villez ; par M. l) 236
Bulh'tins biblioyraphiijues. — Les petits
Poêles forées . Orphée, Hésiode. Pin-
dare, Théocrite, S\nésius; par .>/. Ful~
counet. — Tableau de la déficiiération
de la France: par .U. MadroUc.—Trac-
lalus de Justitià et .lure , auc tore Car-
rière. — Introduction hisloriipic et cri-
tique aux livres «le 1 Ancien et du IVou-
veau Testament; par l\ibbê Glaire. —
Les premières ÎNolionssnr les Sciences et
les .-iris: par âxhj. Set^uin 241
46'' livraison. — Octobre.
Situation de Rome : par Vabbë Gerbe t. . 245
Cours d'Astronomie ( douzième leçon ). —
Des Comètes; par M. Desiou^ls. . . 248
Cours sur l'Histoire de la Poés.c chré-
tienne. — C)clc des apocrvplits ( neu-
vième leçon ); par M. Douhaire. . . 2G2
REVUE. — Innocent III et ses contempo-
rains ( deuxième article ) ; par C, - /•'.
Audley 271
Abha>e de Cluny , avec Pièces justifica-
tives , contenant de nombreux frat,'mcns
de la correspondance de Pierre-Ie-Vé-
nérable et de >aint licrnard , par M. P.
Lorain , do}eii de la Faculté de Droit
de Dijon; par .)/. Ch. de ïiiancey. . . 291
\ie de saint Hu^^ucs , évtMiue de (^îrenoble ,
par Albert Du Boys i par M. Ludovic
Guyot 300
La Tiiébaïde des Grèves , Reflets de Rre-
ta^'ne , par M. A. Morvonnaix ; par
3/. Amédée Duquesnel 306
Saint Ai^nan , évèquc d'Orléans en 391 ;
par Madame la comlesso O. - M. de
Lernay 3'^'9
Rapport à M. le ministre de l'Intérieur
sur les prisons , maisons de fore»' , mai-
sons de correction et baj^nes itelllalir,
par M. Ccrfbecr ; par .)/. R. B. . . . 31<)
Bulletins Ltblioyraphitjiies. — La reli^'ion ;
periodico , lilosoJico , historico y lilera-
rio de Rarcelone. — Programme des
Cours (pji seront donnés pendant le se-
mestre d'hiver de l'année académique
1S39-18Î0 à ITniversité Calholi(|uc de
Louvain. — Essai sur le Panthéisme dans
les .Sociétés modernes; par iM. II. Ma-
ret , prêtre 318
àl'- livraison. — Novembre.
Situation de Rome. — Point de vue
(deuxième article ) ; par M. l'abbé Ger~
bet 325
Cours de PsychoIof,'ie chrétienne ( cin-
(|uième leçon) ; par M. J- Steinmctz. 328
Cours de Droit criminel (huitième leçon) ;
par Albert Du Jioys ' . . 237
Cours sur la Philosophie du Droit (neu-
vième leçon ) ; par M. Ernest de Moy. 354
REVIE. — Cinquième lettre d*un voja-
i;eur catholi(iue. — État du catholicisme
en Arménie ; par M. L. Bore. . . , 362
Histoire de saint Louis , roi de France ,
par M. le marquis de Villeneuve ; par
M. Danielo 374
Le Père André, de la compagnie de Jésus;
par ML 382
Etude sur un grand homme du dix-hui-
tième ( deuxième articU) ; par AI. Algar
Griveau 387
Dante et la Philosophie catholique au trei-
zième siècle, par A.-F. Ozanam, doc-
teur en droit , docteur ès-lettres ; par
M. P.-L 399
Bulletins bibliographiques. — Histoire du
Drapeau, d s Couleurs et des Insignes
de la monarchie française ; par AI. Rey,
membre de la Société des Antiquaires de
France. . / 404
48« livraison. — Décembre.
Cours d'histoire sur les Ordres monastiques
(quatrième leçon); par M. Chavin. . 405
Cours d'Astronomie (treizième leçon); par
.)/. Desdouits 414
Cours sur l'architecture des églises de la
Russie (troisième leçon) ; par M. (y-
prien Robert 425
REVl E. — Innocent III et ses contempo-
rains (troisième article); par .>/. ^«d/ey. 432
Cranmer, archevêque de Cantorbéry
(deuxième article) ; par M. Maury. . 447
>otice sur l'abbé Moehler; par M. Axin-
ger 462
Bulletins bibliographiques. — Des maria-
£;es mixtes. — La vie de Je us. — Abrégé
<lc l'histoire d'Angleterre de Lingard. —
Le calholi<|ue <le Spire. — Manuel des
principales < onfréries. — Mes vacinces
OH Italie, etc., etc 470
Aux abonnés de l'Université 476
FI> DE LA TABLE DES ARTICLES.
L'UNIVERSITÉ
CATHOLIQUE.
^ç\m<i$ ^^$^<>x^<^i^,
COURS D'HISTOIRE DE FRANCE.
Treizième leçon (1).
Dernière chute de Pempire romain ; double action
de la proyideoce dans celte révolution politique
et sociale. — Olybrius , Glycérius , Népos. —
Sidoniusévêque de Clermont. — L'Arvernic atta-
quée par les Visigoths et les Saxons ; un nouTeau
déprédateur ; brillans exploits et yerlus d'Ecdi-
cius ; révêque Paliens. — Négociations avec Eu-
rik ; saint Epipbane ; l'Arvernie soumise aux Visi-
goths. — Romulus-Augustule; Odoacre.
Nous avons constaté l'existence du pa-
ganisme, légalement insaisissable, et do-
minant intérieurement la société j paga-
nisme dans le pouvoir, essentiellement
despotique, c'est-à-dire, insouciant du
bien-être des peuples, et sacrifiant tout
à son intérêt propre , à sa suprématie,
à son orgueil ; paganisme dans les mœurs
publiques et privées, profondément sen-
suelles et frivoles; dans les subtilités de la
philosophie, superstitieuse et douteuse :
toutes dispositions essentiellement con-
traires aussi à la foi catholique, qui est
esprit et vie , esprit d'abnégation et d'a-
mour, vie de vérité.
De ces faits intimes devaient suivre
trois sortes d'événemens , les uns provi-
dentiels et imprévus, les autres naturels
et de production : 1" l'invasion , chAti-
ment commencé, suspendu et toujours
(t) VoirlRl2«leçond«n»lon«40,loni. Ti,p.24t>.
menaçant j 2^ l'épuisement social et la dés-
organisation administrative; 3*^ les divi-
sions intestines et la guerre civile.
Le pape saint Gélase , justifiant l'abo-
lition des Lupercales contre les païens et
les demi-chrétiens , qui attribuaient les
malheurs publics à l'abandon des tradi-
tions et des dieux de la nation, leur ré-
pondit : (1 Certains hommes, assis dans
« leurs maisons, ne sachant ni ce qu'ils
< disent, ni ce qu'ils affirment: pré-
« tendant juger les autres , quand ils ne
« se jugent pas eux-mêmes... : enseignant
» avant d'apprendre, sans examen, sans
« étude des causes, sans chercher la rai-
< son des choses, répr.ndent inconsidé-
€ rément ce qui leur vient à la bouche...
< Les Lupercales n-.anquaient -elles lors-
< que Alaric prit Rome '... On faisait les
< Lupercales lorsque Anthemius arriva,
< et il y eut uno affreuse contagion
< IMes prédécesseurs ont réclamé sans
< être écoutes. Les Lupercales ont con-
i linué , l'empire est aux abois.... i>ont-
« ce les Lupercales supprimées ou plutôt
« nos mœurs qui causent tant de vols ,
i d'homicides, d'adultères, d'iniquités,
» ropprci^ion des pauvres , la perte des
t bonnes causes, le succès des mauvai-
» ses , une perversité inouïe et générale ,
< et enfin, ce qui surpasse tout , la faus-
< seté envers Dieu, les sacrilèges, les
8
COURS D'IITSTOTRE DE FRAIVCE,
pratiques ninp^iquos, di'teslables iiK'^me
aux p-iïiMis ? N oili\ ce qui i\ii{ toutes
nos ailversitt^s Ou ue veut pas tjue
cela vienne par jugement divin, mais
par la rencontre d'une vaine supersti-
tion ; je ne m'en Otonne pas, on veut
couvrir ainsi les crimes el les UK^faits.
Les honiiues pr(3lendent employer l'ac-
tion ilu ciel el des astres, pour être
induits dans une erreur fatale , dans
une nécessité de pécher, et pour attri-
buer leur perversité au ciel , non à
leur propre cœur (1). > ]N'est-ce pas là
ce qu'avaient déjà dit saint Pierre-Chry-
solo^ue , Salvien? ce que répétaient con-
stamment les saints prélats , prt'tres et
solitaires? savoir: que toutes ces cala-
mités, «guerres, contagions, nielles,
« famines, n'étaient pas desmalheiirs des
•c temps j mais des chAtimens de Dieu »;
qu'il fallait renoncer aux vices, si on
voulait de la prospérité (2)? Il me semble
voir ici la grotesque figure de Gibbon,
fendant sa bouche d'un ricanement sar-
donique , pour défendre Vinnocente im-
pudence des Lupercales contre les préju-
gés et Vabsurdilé du saint pontife (3;.
Bien d'autres, comme Gibbon, satisfaits
de prendre leur pâture ici-bas, le nez en
terre, et n'estimant réellesque les choses
palpables, jusqu'où la superbe perspi-
cacité de leur intelligence peut s'allon-
ger, prétendent aussi ne rien admettre
qui dérangent la tranquillité de leur
circulation animale, politique ou litté-
raire: et pensant enchaîner Dieu par leur
scepticisme, ils nient toute intervention
de Providence céleste aux affaires humai-
nes, ou du moins ils n'y consentent pas.
Nais nonobstant, les événemens tom-
bent d'en haut, renversent toutes les
prévisions, les probabilités, et se font
comprendie de ceux qui regardent à la
lumière du soleil de justice. Dieu appa-
remment sait encore aujourd'hui ce qu'il
veut, et il n'a ])as perdu sa puissance
depuis qu'il annont^aità Jérémic leschA-
limt ns dont il allait frapper son pcu[)lc
endurci (4).
(i) S. Gelas., op. 2, eontru Amlromnrhum.
(«) S. Pelr. Chrys., serra. IG, «rt, 2i,43; Eu^cl..
Ëmes. Uoinil. 2i.
(5) Gibb. r>U.
(4; Voyez tlani le-» U, .///,/-':<)«< -/, l.nx.uel k^Wcs
L'invasion barbare était donc la coi-
gnée frappant déjà la racine de l'arbre,
et justifiant les paroles des nouveaux
^'Oj^ns.
Dieu a toujours ainsi en réserve des
coups inattendus et décisifs, mais sans
suspendre le cours naturel des choses,
qui n'exécute pas moins ses desseins, et
qui amène le chAliment au temps mar-
qué. La maladie tue aussi bien que le fer
ou la foudre , quoique plus lentement ;
les vices invétérés, sans amendement, et
surtout l'indifférence envers la foi con-
nue, c'est-à-dire, envers la seule régéné-
ration possible, détruisent à la fin une
nation indocile. Le vieux monde se mi-
nait par ses plaies secrètes, par son in-
curie obstinée. Comme il arrive alors
infailliblement, le mouvement s'allan-
guit , sans qu'on sache pourquoi ; il y a
un malaise général qu'on ressent et qui
ne se voit pas. L'organisation sociale se
relâche et se détraque ; et s'il survient la
moindre secousse du dedans ou du de-
hors , tout est compromis,- c'est une
crise, une explosion violente. Si le calme
reparaît un moment, si quelque énergie
se manifeste , c'est une intermittence qui
fait croire qu'on touche à la fin et que
tout se rétablit. On se trompe j la révo-
lution travaille sourdement ; car il reste
toujours l'agitation de l'ambition pri-
vée , la fièvre des états malades. Les mé-
diocrités surgissent de toutes parts, se
croyant d'autant plus habiles qu'elles
sont plus promptes et plus avides. Qui-
conque a la chance ou l'envie de s'éle-
ver, s'estime indispensable. La facilité de
parvenir en fait disparaître le péril et
l'instabilité. Plus la fortune est glissante,
plus on se hàtej car il faut si peu de
temps alors pour en tirer profit ! Tous
disent : Mo voilà. On ne voit plus que des
hommes d'état, et jamais il n'est plus
difficile d'en trouver. Cependant, il y a
toujours assez d'hommes pour conduire
les autres, si on voulait les connaître ;
mais les hommes de sens et de probité,
i[\\\ valent encore mieux pour adminis-
trer que les hommes de talent, ne pa-
raissent plus. Ou les ignore, on les éc.irte,
ou ils se retirent ; ils ne sont qu'une
gène , et l'état est livré à l'intrigue , pre-
mier et dernier signe des révolutions
politiiiues. Des princes faibles ne savent
PAR M. DUMOIST.
9
pas s'en défendre; des princes capables
ne le peuvent plus. Il en était ainsi de-
puis cinquante ans. Les 3Iagnus, les Con-
sentius, un moment appelés aux conseils
et aux emplois, ne vivaient plus que pour
leur famille et leurs amis. Ferréolus,
après avoir sauvé la Gaule et l'empire ,
avait dû céder le prétoire à des dépré-
dateurs (1). Que si quelqu'un s'élevait
encore par hasard avec quelque vertu ,
il ne tardait pas à se corrompre, comme
Arvandus , ou il ne pouvait tenir long-
temps contre les empêchemens au bien
et le dégoût du mal : enfin , un change-
ment de cour ou de règne renvoyait sans
retour les services les plus utiles. Sido-
nius , rentré dans sa patrie, n'eut pas à
se réjouir long-temps de voir Eutropius,
arraché par ses conseils au repos oà le
retenaient les dogmes de Plotin y unir la
préfecture à la philosophie. Au bout d'un
an, il parait qu'un autre ami de Sido-
nius, un autre disciple de la philosophie,
ce Polémius dont il avait fait l'épitha-
lame, exerça à son tour celte impor-
tante fonction. La Gaule, sans doute,
respira un peu (470 - 472) sous ces deux
administrateurs, selon ce mot prover-
bial du peuple des provinces , qu'une
bonne année ne s'évalue pas tant par l'a-
bondance des récoltes que par les hommes
qui tiennent le pouvoir (2 ; mais Eutro-
pius préféra un moyen , plus certain
d'être utile, si, comme on le présume,
c'est lui qu'on trouve évêque d'Orange,
peu après cette époque (3). Quant à Polé-
mius, la chute d'Anlhéraius dut l'en-
traîner.
En effet , la situation de l'état empi-
rant toujours, les païens, pour dernier
malheur, n'espérant plus que dans les
troubles, y poussaient de tous leurs
efforts; et les insensés, en voulant réta-
blir leurs institutions nationales, ache-
vèrent de perdre ce qui en restait. Rici-
mer , après une fausse réconciliation
avec son beau - père , vint l'attaquer à
l'improviste. H avait un parti puissant
dans le sénat. Une guerre civile, qui bou-
leversa Rome, finit par le meurtre d'An-
Ihémius (472). Olybrius, époux d'une
(1) Sid., epUi. }j-4, «j-13.
(2) Sid., ep. i-ii, G-u
(3) Sid. ,ep. GC
fille de \ alentinien III , eut la honte de
recevoir des mains d'un ambitieux re-
belle la pourpre théodosienne. Ce re-
belle mourut au bout de quarante jours,
et son empereur l'ayant suivi presque
aussitôt, le neveu de Ricimer , le Bur-
gonde Gundovald qu'Olybrius avait fait
patrice, put, à son gré, faire un empe-
reur un moment à son tour. Il choisit
l'obscur Glycérius (473). Alors TOrient
vint encore une fois au secours de la
vieillesse de Rome (1) , ou plutôt l'em-
pereur de Constantînople sentit le dan-
ger de laisser l'Occident à la merci des
ambitieux. Il envoya comme empereur
Jul. Népos , qui renversa Glycérius, et
le fit ordonner évêque de Salone (2;. Ce
fut le premier exemple de celte huma-
nité simoniaque et insolente , qui de-
mandait à l'Eglise par une profanation
la sécurité d'une domination nouvelle.
Le règne de ]N'épos fut un triste et der-
nier répit pour l'Occident. La Gaule s'en
ressentit à peine sous le coup du double
fléau qui l'accablait.
Sidonius avait lui-môme donné l'exem-
ple à Eutropius. Une grave maladie, en
lui faisant voir de plus près la fin der-
nière de l'homme, l'avait disposé pour
une vie toute nouvelle -, et à peine réta-
bli, sa réputation méritée fixa sur lui le
choix des Arvernes , pour succéder au
neuvième de leurs saints évéques *|47l).
On lui imposa l'épiscopat (3 . 11 s'en mon-
tra digne; il justilia , par son humble
piété et sa charité , les félicitations que
lui adressa le vénérable Lupus (i).
Sa vertu eut de quoi s'exercer dans les
malheurs de la (iaule et de l'Arvernie,
où se passa la dernière agonie de l'em-
pire. Eurik, quoique prive de la conni-
vence d' Arvandus, n'avait pas hésité à
suivre les conseils de ce traître, et agit à
force ouverte. Anlhéuiius, qui s'en dé-
liait, avait appelé comme auxiliaire le
chef breton lliolham , qui vint par la
Loire avec douze mille hommes tenir
garnison dans Hourges, par où Eurik
pouvait tourner et envahir les Arvernes.
(1) Si«l., Panog. Anlhom., V. 4;>2, 7.
(2) S. Gelas.» Contra Àndrotnnrh .\ PaaI. Diac.
hisl. NiscoII.;Tillenj. Anlh.. iO.
(.%) Sid.,ep. tfô; lircg. Tur., 2-21.
(4) Acberi , Spicilei;. ) fpisl. Lup.; bid., ep., O-l ^
J 7 7-y ,v-
10
COURS DmSTOmE DE FRANCE,
Le z(5ld Breton, ami de Sidonius, n'atten-
dit pas malhcureiiseinent la jonction des
troupes romaines. Dès qu'il apprit l'ap-
proche de renneini, il marcha contre
lui (471), fut complètement défait, mal-
^ré sa valeur, à Hourg-Déols, sur l'Indre,
et obli^'é df se réfugier chez les Burgon-
des. Ce combat devait être d'autant plus
décisif, que le roi ^'Oth avait aussi ses
auxiliaires dans ces hardis Saxons , qui,
(le la Chersoncse cimbrique se lançant
à l'aventure sur leurs barques le long de
la C.aule , tombaient inopinément sur
quelque ville maritime pour la piller,
sans s'inquiéter qu'elle fût romaine ou
bagaude. Quelquefois mûmeils s'y établis-
saient, comme ils avaient fait à Bayeux,
qui porte encore aujourd'hui dans ses
armes le lion des enseignes saxonnes. De
là ou d'un aulrre point , leurs ilottilles
de pirates poussaient des courses vers
l'Océan. Adovacre, qui, après la mort
d'Egidius. s'était emparé d'Angers, ainsi
que de plusieurs autres villes, se dispo-
sait à soutenir Eurik ; mais le comte Pau-
lus et Childerik , avec les Romains et les
Franks, survinrent contre les Goths , ar-
rêtèrent assez vigoureusement leurs suc-
cès, pour se reporter ensuite contre les
Saxons, et les chasser de la Loire (1).
L'Arvernie, non entamée encore, ne
fut pourtant pas sauvée. Un nouveau
préfet , Séronatus , peu effrayé du sort
d'Arvandus, brava plus effrontément la
justice (473). Ses fréquens voyages chez
les Visigoths le rendaient suspect, et il ne
reparaissait dans les provinces romaines
que pour opprimer. < 11 revient de Tou-
« louse, écrit Sidonius. Voilà que déjà
« son Evanthius contraint les habitans de
« déblayer le passa^'e, regarde si quelque
c feuille tombée d'un arbre ne salit pas
« le chemin. Il s'empresse de faire com-
< bler les troiis et unir le terrain. Il va
< devant sa bêle colossale pour la guider,
« comme le inuscuLus conduit la massive
« baleine à travers les bas- fonds. St'ro-
« nalus, aussi prompt à la colère que pa-
« resseux par sa masse , épouvante déjà
(1) Jornand., 4 J ; Sid., op., S-9; Grep. Tiir.,
2-li'. , il); Dubos , 3-10, 11. Il y a sur le lexle de
Grégoire de Tours, où il meDlionne la mort du comte
Paaliis , une petite difficulté que Dubos lève a»sez
bien , s il valait la peine de s y arrêter.
< par sa seule approche. Les Gabalitains
< désertent leur ville, épuisés d'impôts,
< poursuivis de jugemeiis frauduleux, ne
< pouvant pas même retourner dans leurs
I maisons, quand ils ont acquitté le Iri-
< but annuel. Un signe certain de son
« arrivée imminente , c'est la troupe de
« prisonniers qu'on traîne enchaînés, de
i quelque côté qu'il s'avance. Il jouit de
i leur douleur, il se repaît de leur faim,
< se faisant une gloire d'avilir des accu-
i ses avant de les condamner S'il s'a-
< doucit quelquefois , c'est par cupidité
i ou par vanité; jamais par compassion...
c Prends donc tes précautions contre les
< procès par un accommodement, contre
i les impositions par des quittances, afin
i que ce méchant homme ne trouve point
c de prétexte d'attaquer la fortune et la
« liberté des gens de bien (1). > On ne
pouvait, du reste, «l'entendre, sans rire,
i bavarder guerre devant les citoyens,
i littérature devant les barbares, et, quoi-
< qu'il ignorât les premières règles de la
< grammaire , dicter et corriger ses let-
« très tout haut, avec une impudente jac-
< tance. Incapable de soutenir un avis,
< il donnait des ordres dans le conseil,
« plaisantait à l'église, prêchait au festin,
î condamnait dans sa chambre et dor-
< mait sur son tribunal. Mais non moins
1 inique que ridicule, ce grossier Cati-
« lina extorquait tout ce qui tentait sa
i convoitise. Pour se soustraire à ses
< frauduleuses tyrannies , les uns s'en-
i fuyaient dans leurs villœ, les autres
I dans les bois , ou à l'abri des autels. Il
< remplissait les prisons de clercs, van-
« tait les Goths, insultait les Romains,
< foulant aux pieds les lois de Théodose,
i alléguant celles de Théodorik , et sans
< cesse à la recherche d'anciens délits et
i de nouveaux impôts (2). » Les Arvernes
aux abois soupiraient après Ecdicius,
alors absent, dont l'intrépide fermeté
faisait leur unique espérance. Ecdicius,
comme on le pense, rendit le courage à
ses concitoyens , puisque les Arvernes
ï ne craignirent pas de dénoncer et de
i livrer aux lois celui qui livrait les pro-
« vinces aux barbares. » Il fallait, en
effet, du courage pour entreprendre et
(i) Sid., ep. .;-I.'.
(2) Sid., ep. 2-1.
PAR M. DUMOWT.
11
poursuivre une telle cause , < Tétai hési-
f tant à punir Séronatus, tout convaincu
i qu'était ce grand coupable (1). > Il su-
bit pourtant la peine capitale, ainsi qu'un
autre gouverneur de je ne sais quelle
province. De pareils procès , même vic-
torieux, ne sont qu'un scandale de plus,
où se révèle tout ensemble dans l'au-
dace de la prévarication l'impuissance
des lois et la corruption du gouverne-
ment. Car, combien de déprédateurs pu-
blics qu'on n'osait , qu'on ne pouvait
accuser ! Qu'est-ce donc quand une sen-
tence judiciaire renvoie le brigandage
absous et constaté, l'infamie dévoilée et
impunie ?
Comme la plupart des faits vers cette
époque ne se démêlent que par conjec-
ture, il est encore vraisemblable qu'un
ami de Sidonius contribua à la punition
de Séronatus; car cet ami, nommé Au-
dax, était alors préfet de Rome; elle
bon évêque, qui accueillait la moindre
lueur d'espérance, voulait croire le mal
réparable, lorsqu'il voyait, par l'éléva-
tion d'un homme de bien , < qu'on tenait
I compte encore des bonnes actions :
« que le jugement du prince mettait
« dans la balance non l'argent, mais les
< mœurs (2). > Une trêve conclue avec
Eurik par l'intervention d'Avitus, fils de
l'ancien empereur (3), assurait peu le
repos de l'empire. Eurik trouva l'occa-
sion trop favorable de rompre avant que
INépos fût en état d'agir; et les intrigues
de Séronatus, comme celles d'Arvandus,
ayant été prévenues à temps, à défaut
de trahison, il recommença la guerre,
recrutant de force Gaulois contre Gau-
lois (4). Cette fois les Goths pénétrèrent
jusqu'à Clermont, et l'assiégèrent. Les
Arvernes se montrèrent dignes descen-
dans de ceux qui avaient résisté à César.
Ils soutinrent courageusement un siège,
presque sans espoir de secours , que de
la part d'Ecdicius (^i74). Cet illustre ci-
toyen , qui avait ranimé les études litté-
raires dans sa patrie par ses lalens, crn-
jH'cha de redevenir barbares ceux qu'il
avait achevé de rendre Romains. La
(!) Sid., op. 7-7.
('2) Sid., ep. «-7.
(ô) Sid., ep. 3-1, G-6, o-l2.
(4) Sid., pp. 3-12,6.
ville était rudement pressée, c lorsque
du haut des murs, croulant à moitié,
on vit un vaillant guerrier, suivi de
dix- huit cavaliers seulement, passer
en plein jour, en pleine campagne,
au travers de plusieurs milliers de
Goths. » Avec quelle admiration l'on
reconnut Ecdicius ! c Les ennemis , aa
seul bruit de son nom , à son seul as-
pect , saisis de stupeur, oubliant leur
multitude et sa faible escorte , ce que
la postérité aura peine à croire , quit-
tèrent l'assaut, et se retirèrent sur les
hauteurs au lieu de combattre. Les plus
braves d'entre eux , restés en arrière ,
tombèrent sous ses coups, et le laissè-
rent maître d'une plaine immense, sans
qu'il eût perdu un seul de ses compa-
gnons , moins nombreux que les cou-
vives ordinaires de sa table. Aussitôt,
rassemblant à ses frais une espèce d'ar-
mée, il assaillit à son tour l'ennemi,
le prenant à l'improviste si habilement,
qu'il taillait en pièces des escadrons
sans avoir à regretter plus de deux ou
trois de ses soldats -, infligeant tant de
défaites aux barbares, que pour en ca-
cher la honte avec le nombre de leurs
morts , quand la nuit ne suffisait pas à
les inhumer, ils coupaient la tête aux
cadavres. Ces misérables restes , qui
n'avaient le plus souvent pour sépul-
ture que les toits enflammés des chau-
mières, laissèrent les champs couverts
d'ossemens(l). ? Les Goths n'y purent
tenir, et levèrent le siège. Une joie im-
possible à décrire précipita les habi-
tans au-devant d'Kcdicius, quand il ren-
tra dans Clermont délivré. < La foule
< assiégeait sa maison et son passage.
*i Les uns essuyaient de leurs baisers la
poussière de ses vêtemrns ; d'autres
dégageaient ses chevaux du mors san-
glant et des selles trempées de sueur ;
d'autres détachaient les courroies de
son casque ou de ses bottines ; d'autres
regardaient curieusement ses armes,
comptaient les brèches de ses glaives,
cmoussés par le carnage , ou les coups
de pointe et de taille qui avaient percé
ses cuirasses. On embrassait aussi avec
transport ses compagnons ; mais toute
rimpéluosité de la joiç populaire s'a-
(I) Sid., ep. 3-r», 2; Grcg. Tur., 2-24; Jorn. is.
u
COURS D'HISTOIRE DE l RAJNCE,
( massait sur lui. H ne pouvait se tirer
< de la foule, où il recevait avec grAce
< toutes les ineplifs de fé'icilatioii et
( les tuniuUuajres embrassades , impor-
< tunités dont il remerciait comme d'une
I faveur (1 . » A ces exploits, dignes des
chants dun Homère, ce lit^ros aimable,
ce ht^ros chrétien, si peu connu , devait
ajouter une gloire plus rare et plus tou-
chante. 11 venait de sauver ses compa-
triotes du fer et de la llamme, il les sauva
encore des horreurs de la famine. 11 em-
ploya sa fortune à la subsistance des
pauvres; il envoyait jusque dans les
villes voisines ses serviteurs avec ses
chariots pour amener chez lui tous les
plus misérables; il ennourrit ainsi quatre
mille ; et quand l'abondance fut revenue,
il les fit reconduire chacun chez soi.
Grégoire de Tours ajoute qu'après leur
départ, une voix du ciel fit entendre ces
mots ; I Ecdicius ! Ecdicius ! parce que
» tu as fait cela, jamais le pain ne man-
i quera à toi ni à ta postérité , puisque
i tu as obéi à mes paroles et rassasié ma
« faim en nourrissant les pauvres (2). »
Les Arvernes furent aussi secourus
dans celte détresse par Patiens , évèque
de Lyon, « dont la charité ne se bornait
< pas à soulag^r les nécessités qu'il con-
< naissait, étendant sa sollicitude jus-
< qu'aux confins de la Gaule , et préve-
t nant les demandes par ses aumônes....
I Comme Triptolème, ou plutôt comme
< Joseph, il remédiait à la famine. Arles,
< Riez, Avignon, Orange, Viviers, Va-
I lence , Trois - ChAteaux et Clermont
t recourent de lui des blés et durent la
I vie à ses abondantes largesses (3). »
Ce ne fut pas assez ; le saint pasteur
envoya aux Arvernes le prêtre Constan-
tius , celui-là môme qui écrivit par son
ordre la vie de saint Germain d'Auxerre,
et aux instances duquel Sidonius publia
huit livres de ses Lettres. La retraite de
l'ennemi avait laissé aux Arvernes. avec
les maladies et la famine, la crainte d'une
nouvelle tentative , d'où le décoiiraj^e-
ment et une division fâcheuse dans les
esprits. On désertait la ville. Le pieux
prêtre , révéré pour la noblesse do sa
(1) »ld.,fp. .V.-.
(2) (jreg. liir.. '1-11.
(3) 6id.,fp,li 12,
naissance et pour ses vertus, vint, malgré
son griind ûj<e , ses infirmités et les ri-
gueurs de l'hiver qui comuiençait , aider
sidonius à rmietlre l'union et le courage
dans la population (1).
L'humble Sidonius ne parle point de
lui-niùme ; mais on sait par une lettre
de INlamert Ctaudien qu'il prodiguait
son bien aux pauvres , et par Grégoire
de lours qu'il emportait de sa maison,
à l'iusu de sa femme, devenue une sœur,
des vases de prix pour les donner aux
indigens. Papianilla , moins parfaite,
lui en faisait ensuite des reproches, et
allait les racheter des mains des pau-
vres (2).
Quoique les Visigolhs fussent à la fin
rentrés dans leurs quartiers d'hiver, le
péril, plutôt différé que dissipé, exigeant
toujours la même vigilance, les Arvernes
ranimés faisaient une garde assidue dans
leur ville, t Les jours neigeux ni la tour-
« mente des nuits ne pouvaient les en-
1 gager à quitter leurs remparts, i L'in-
quiétude ne commença de s'apaiser que
par l'arrivée du questeur Licinianus,
chargé par l'empereur INépos de porter
à Ecdicius le diplôme de Patrice, promis
déjà par Anlhémius, et de négocier une
paix durable avec Eurik. Licinianus < n'é-
■i tait point un de ces hommes qui ven-
1 dent les secrets de leur prince et qui
t cherchent plus de succès auprès de
i l'étranger pour l'ambassadeur que
i pour l'ambassade; > il méritait son rang
et sa réputation par ses talens et sa
loyauté. « Tout bon citoyen pouvait donc
■i encore et devait s'employer au service
i de l'État avec ardeur et sécurité , puis-
i que le principal acquittait les récom-
< penses promises au dévouement. > Com-
ment le nouvel empereur n'eut-il pas
paru digne d'éloges à Sidonius , et le
nouveau règne plus heureux ^3 ? On tou-
chait cependant à la dernière catastro-
phe, elpersonne ne s'en doutait.
Les négociations furent difficiles ; l'as-
tucieux barbare les traînait en longueur,
éludant la conclusion, et continuant ses
préparatifs de guerre pour avoir l'Ar-
v(!rnie par crainte ou par force. Il } eut
1) Sid., ep. 8-l«; 3-2.
(2) Sid., cp. 12: Gr«B. Tur.,2-22.
(3) Sid., ep. 3-7; J-iU, o-7.
PAR M. DUMOINT.
13
plus d'une alarme à Cîf rmont (1) ; « On
a dit que les Golhs se mettent en marche
€ vers le territoire romain- nous autres
t malheureux Arvernes , nous sommes
« toujours la porte de cette irruption ,
4 car nous donnons toujours ce sujet par-
<( ticulier à leur inimitié , que n'ayant
c pas encore porté leur frontière jusqu'à
(i la Loire, ils trouvent en nous le seul
tf obstacle qui les retarde , par l'aide du
« Christ (2). » Ce fut alors, qu'à l'imita-
tion de Mamertus , évêque de Vienne,
Sidonius institua les Rogations (475).
< Auparavant il y avait bien des prières
« publiques, mais vagues, tièdes , peu
« suivies et affaiblies par des repas, sans
« autre objet d'ailleurs que de demander
i de la pluie ou de la sérénité, ce qui ne
« pouvait également convenir au potier
I et au jardinier; mais dans ces fêtes
« nouvelles, on jeûnait, on priait, on ré-
« citait des psaumes, on pleurait les pé-
c chés (3). » Ainsi les craintes renais-
saient sans cesse. Dieu, qui juge les priè-
res comme les actions , qui , toujours
maître de ses bienfaits, accorde et refuse
comme il plait à sa souveraine sagesse,
réseivait les Arvernes à d'autres épreu-
ves. Eunk voulait absolument atteindre
la Loire par sa domination ; et comme
rien d'important ne se faisait plus sans
l'intervention des évéques, plusieurs pré-
lats du midi furent consultés, principa-
lement Léontius d'Arles, Fauslus de Riez,
Graecus de Marseille, Basilius d'Aix. Si-
donius apprit bientôt avec douleur qu'il
s'agissait sérieusement de céder l'Arver-
nie. Si on se rappelle l'espèce d'insou-
ciance avec laquelle il voyait les événe-
mens politiques dix -huit ans aupara-
vant , sa facilité de s'accommoder aux
circonstances, et ses dispositions à l'é-
gard de Théodorik, on remarquera en lui
un notable chaugement depuis qu'il a
reçu le caractère épiscopal ; jusque 1.'»
tout son patriotisme se réduisait à un
goût naturel pour son pays , avec une
haute estime des honneurs romains, de
l'élégance et de la civilisation romaine,
et un profond dédain de la grossièreté
barbare. Maintenant son zèle de pasteur
(1) Sid., op. 1-6, G, ÔVl ,\)-6 .a G , 10 , 7-10.
(2) Ib., 7-1.
(3) lb.,U-ll.
lui met au cœur un tout autre attache-
ment pour sa patrie, qui lui est devenue
chère par son troupeau. Car c'est une
vérité d'expérience chez les catholiques,
que le précepte général de la charité,
qui va jusqu'à inspirer, exiger au besoin
le sacrifice des prédilections les plus in-
times, loin d'affaiblir !a sensibilité et les
affections de la nature , les fortifie au
contraire en les épurant et y porte une
ardeur merveilleuse. Le pieux évèque
est tout ému à la vue de la domination
étrangère et de l'arianisme; le sentiment
national se réveille en lui avec la fer-
veur religieuse. Un certain Goth, Mof3a-
harius, sans doute un des prêtres ariens,
travaillait à répandre l'hérésie: en même
temps Eurik tendait ouvertement à dé-
truire l'exercice de la religion catholique
dans ses états, pour affermir son régne
en atténuant la foi des populations et
leur aversion secrète : < Je puis bien jus-
i tement, écrit Sidonius à Basilius d'Aix,
t sans offenser les autres évéques , dé-
4 plorer les ravages de ce loup cruel
< dans les bergeries de l'Église, où il va
î s'engraissant des péchés des Ames qu'il
I tue. Car l'antique ennemi, pour insul-
« ter plus aisément aux bêlemens des
t brebis abandonnées , commence par
f surprendre les pasteurs sommeillans.
< Je n'oublie point assez ce que je suis
i pour ne pas me rappeler que ma con-
t science a besoin de se laver par de Ion-
« gués larmes Mais comme le salut
« de tous surpasse la honte de mon in-
I dignité personnelle , je ne craindrai
< pas , quand on l'imputerait à vanité,
I pour éviter un pareil reproche , de
i défendre la cause de la vérité [\).t
t Que le roi des Goths, rompant l'an-
i ci( nue alliance, garde et étende par le
i droit des ariies les limites de son
I royaume, il ne nous est pas permis à
c nous pécheurs de l'accuser, ni à vous
i autres saints d'y résister. H:en plus, si
t tu me demandes ma pen>ée. il est dans
I Tordre que ce riche soit couvert de
< pourpre et île lin. el que ce Lazare soil
i frappé d'indigence el d'ulcères. H est
< dans l'ordre que. habitant celle Eiiypte
< i\gu(alâve, le Pharaon marche avec le
4 diadème, ribraclitc avec la holle. U
(1) Sid., ep. 7-G.
14
COURS D'HISTOIRE DE FRANCE, PAR M. DUMOIST.
t'sl daiH l'ordre qiu\ brûlant dans cette
fournaise de Rahvlone, nous pleuiions
avec Jérémie, dans les san<;)ots et les
soupirs, l.i .lôrusaiem spirituelle, et
qu'Assur tonnant de son orj^ueil royal
foule aux pieds le Saint des saints. En
considér.int les vicissitudes du pré-
sent et les félicités h venir, je supporte
plus patiemment les malheurs com-
muns ; d'abord parce que, en regardant
ce que je mérite, j'estimerai trop léj^er
tout ce qui peut m'arriver de péniblcj
ensuite, parce que je sais certainement
que c'est le meilleur remède pour
riiomme intérieur, que l'homme exté-
rieur soit battu dans l'aire de ce monde
par les lîéaux divers. I\Iais il faut l'a-
vouer, quoique ce roi des Golhs soit
redoutable par ses forces, je redoute
moins ses batteries pour les murs ro-
mains que pour les lois chrétiennes.
La seule mention du nom catholique
est si aigre à sa bouche et à son cœur,
qu'on douterait s'il n'est pas plutôt le
chef de sa secte que de son peuple
Sachez donc promptement les maux
cachés de l'état catholique pour vous
hAter ouvertement d'y remédier. Bor-
deaux, Périgueux, Rodez, Limoges, les
Gabalitains, les Élusans , Bazas, Com-
minges , Auch et un plus grand nom-
bre d'autres cités , dont les pontifes,
moissonnés par la mort, n'ont point
encore de successeurs pour conférer
le ministère des ordres inférieurs, pré-
sentent une longue ligne de ruine spi-
rituelle. Cette désolation augmente
chaque jour... et les peuples, privés de
la foi, tombent dans le désespoir. Dio-
cèses et paroisses sont à l'abandon :
vous verriez dans les églises les toits
s'écroulant , les portes arrachées de
leurs gonds , l'entrée des basiliques
obstruée de broussailles et de ronces •
vous verriez môme, ô douleur! des
troupeaux couchés dans les nefs ou-
vertes, et broutant l'herbe qui pousse
auloïir des autels. INon seulement les
paroisses des campa^'nes sont désertes,
les assemblées saintes diminuent dans
les villes. Oue reste-t-il de consolation
aiix fidèles, quand non seulement la
discipline ecclésiastique, mais le sou-
venir même en périt? Si quelque clerc
meurt sans successeur, ce n'est pas le
< pr^^tre qui meurt, c'est le sacerdoce...
< C'est par vous que passent les traités,
< faites donc que les princes s'accordent
« en laissant libre l'ordination des évô-
< ques (1). »
( hiand les traités se consomment , ce
n'est plus seulement de la douleur, c'est
une énergique indignation, qui ne peut
se contenir ; < Tel est l'état de notre mal-
heureux coin de terre , que notre con-
dition valait mieux sous la guerre que
dans la paix... ISotre servitude est donc
devenue le prix de la sécurité d'au-
trui ! la servitude des Arvernes, à dou-
leur! les anciens frères du Latium, si
nous voulions remonter jusqu'à l'ori-
gine et à la race d'ilion. Mais si on
se tient au présent, ce sont eux qui
ont arrêté les armes ennemies; qui sou-
vent, loin de craindre les assauts, ont
porté la terreur dans le camp des as-
siégeans... Leurs succès vous profitent,
leurs revers ne tombent que sur eux...
Voilà donc ce que nous ont mérité la
disette endurée, le feu, le fer, la conta-
gion, nos glaives engraissés de carnage,
et nos combattans exténués de faim.
C'est dans l'attente de cette fameuse
paix que nous arrachions pour notre
nourriture les herbes de nos murailles,
qui souvent ne nous fournissaient que
des sucs vénéneux.... Rompez donc par
le moyen qui sera possible des condi-
tions de paix si honteuses. INous som-
mes prêts encore , s'il le faut , au siège,
aux combats , à la disette. Mais si nous
sommes livrés, n'ayant pu être forcés,
il est certain que cette lAcheté sera
votre ouvrage.... Pardonnez à des affli-
gés, excusez notre chagrin. Une autre
province livrée n'a que l'asservissement,
les Arvernes ont le supplice à craindre.
Du moins si vous n'avez pas la force de
nous préserver des derniers malheurs,
obtenez que la vie reste à ceux dont la
liberté doit mourir. Préparez un asile
aux exilés, une rançon pour des cap-
tifs, la subsistance pour des émigrans.
Si nos murailles sont ouvertes à l'en-
nemi , que les vôtres ne se ferment pas
à rhospitalité(2 .»
Si ces vives représentations communi-
(i) Sid,, t'p. 7-r..
(2) i)ià.,ep.7-7.
M. EMILE CHAVIN.
15
quèrent plus de fermeté aux négocia-
teurs, ils n'en réussirent pas mieux. ISé-
pos essaya Tintervention de saint Épi-
phane, espérant que sa vertu imposerait
à Eurik. Épiphane s'achemina vers la
Gaule, chantant des psaumes et priant.
Arrivé en présence du Visigoth, il lui
parla au nom de ce grand roi , auquel les
rois de la terre doivent s'efforcer de
plaire. Cette mission eut, dit-on, un
plein succès (1). Il faut donc que Eurik
ait renoncé à l'Arvernie , qui était la
principale cause du débat. Cependant la
même année, peu après cette négocia-
tion et avant la chute de Népos, l'Arver-
nie, on ne sait comment, passa sous la
domination d'Eurik; un Victorius, que
ce prince avait nommé duc de sept villes
du midi, parut tout à-coup à Clermont,
et réunit cette cité à son gouvernement.
Ecdicius ne voulant pas reconnaître pour
maître celui qu'il avait vaincu , se relira
chez les Burgondes ; Népos l'appela en
Italie , et envoya un autre patrice ,
Orestes, pour commander à sa place les
troupes de Gaule. C'est tout ce qu'on en
sait. On ne voit point qu'Orestes soit
venu en Gaule; au contraire, il se diri-
gea de Rome sur Ravenne, où était Népos
(1) ËoDod. YiUEpipb,
pour le déposer. L'empereur s'enfuit à
Salone, où cinq ans après son ancien ri-
val Glycerius le fit assassiner. Orestes
proclama son fils encore enfant, et au
nom de Romulus-Au^ustulus gouverna
l'Italie jusqu'à ce que l'Hérule Odoacre ,
un barbare auxiliaire, voyant qu'il ne
restait plus de l'empire qu'un nom , ju-
gea inutile de le conserver, tua le pa-
trice dans Pavie , et déposa ce diminutif
d'empereur, ombre dérisoire des deux
fondateurs de la puissance romaine (1).
]\'est-il pas vraisemblable qu'Orestes
s'était entendu avec Eurik, et que le
Goth lit aisément à saint Épiphane une
promesse , qui ne l'engageait à rien en-
vers ^'épos , dont il attendait la fin pro-
chaine ?Quoi qu'il en soit, c'en était fait
pour jamais de l'empire romain ; il avait
disparu misérablement comme la der-
nière fumée d'une mèche qui s'éteint.
Ici finit le récit que j'ai cru nécessaire
de retracer. La lecjon prochaine fera con-
naître, avec l'état social de la Gaule ,
l'arrivée de Clovis, la cause de ses succès
et de l'établissement des Franks.
Edouard Dumont.
(i) Jorn. 4o; Greg. Tur., 2-20; Tillem. Emp.
Odoacre, G, 10.
COURS D'HISTOIRE SUR L'ORIGINE , L'ACCROlSSEMEiM
ET L'INFLUENCE DES ORDRES MONASTIQUES.
DEUXIÈME LEÇON (1).
État du monde oriental. — Hérésies. — Persécution
des Vandales. — Saint Jérôme.
Au monasière de Tabennèse et aux
institutions de saint Pacôme se rattache
l'histoire de la solitude de Bethléem, car
saint Jérôme traduisit en latin la rè^le
de saint Pacôme, afin qu'elle pût servir à
Euslochia pour conduire les vierj^es qui
demeuraient avec elle, et que les moines
de Bethléem et ceux des autres monas-
tères latins pussent imiter les exemples
(I) Voir la i" leçon , n^ 42 , t. vu , p, Vi.U
et la sainte conduite de Tabennèse (t).
L'histoire de saint Jérôme jettera un
grand jour sur riiisloire monastique en
Orient, en nous expliquant pourquoi les
âmes les plus élevées, les plus p;raves et
les plus ardentes se réfugiaient dans la
solitude et es^nyaieut dans les pratiques
de la vie cénobi tique une nouvelle con-
stitution sociale. C'est un spectacle ef-
frayant que celui du monde orie'ntal à
celte épocjue. Rome, usée de luxe et de
débauche, livrait son cadavre aux Bar-
bares^ le monde entier semblait malade
(I) liolslenius, Codex regularum , 6, 33. — Bi-
varius , de Monaçhis, t, i . U , 259«
16
COLHS D'HISTOIRE SUR LKS ORDIIES MONASTIQUES,
et prî^i A mourir avec la ville qui avait si
loii^-lemps tenu ses desliiiées. L'Asie et
l'Afrique étaient raviif,'ies par la t;iierre,
la peste et la famine. Les mi^'ralions des
peuples barbares du ISord silloniKiieut la
terre en tout sens j ce n'était pas une
conquise, mais le passade destructeur
tl'un ^'rand Iléau de Dieu. Dans leur
première expiMition navale les Golhs
sacea^èrent le l'onl ; dans la seconde
l'Asie-Mineure ; dans la troisième la
Grèce. Dans les villes d'Achaïe et à
Rome , la peste faisait mourir cinq mille
personnes en un soûl jour (1) : et tous
ces mailieurs étaient la juste punition de
crimes atroces, de ces crimes qui ron-
gent une nation et la perdent. En Afri-
que le mal était universel (2). Carlbage ,
celle grande cité égale à Rome par ses
forces, sa puissance et sa splendeur, était
la ville la plus inique du monde (3); elle
était, celle ville d'Ezéchiel, ville de sang,
semblable à un vase d'airain couvert de
rouille [i).
Les liommes, après avoir quitté l'usage
ordinaire du mariage, se livraient aux
plus sales débauches (5) ; ils erraient dans
les rues couronnés de Heurs, répandant
au loin l'odeur des parfums, habillés
coaime des femnies , et la tète voilée
tomme elles. Les veuves, les orphelins,
les pauvres périssaient dans l'oppres-
sion : chaque jour, dit Salvien, leurs cris
pitoyables montaient vers le ciel, de-
mandant a Dieu la lin de leurs maux •
dans Texcès de leur douleur il.4 appe-
laient les peuples barbares pour Icb ven-
ger (6j.
(t) Naoi et peslilcntia lanla oxistebat, vul Romà,
ye\ \n Acbaicis urbibuà , ni uno die (|uinque luillia
hominum pari niurbo périrent. Histinia Angusla.
(2) In A fris vero lolum adraodiini iiialum. Sal-
tian., de (iubcrnat. Civ., lit), vu, éiliiion Baluzc,
1631.
(.") Qtjisnon omne^ Afros {jeneratitor sciai impu-
dicos :' Satvian.., lit), vu.
(4) V<e civilaii sanguinum , oUa cuju^ rubigo in
ea est. Ez'ch.^ cap. 'l\.
(IS) balvian. , lib. vu.
(G) yiii inueuiisccnleâ quotidiu ad Dcuin, ac rinem
maloruin inipncanlei , et, (piod •jravissiiuum est,
interdùm vi nimià amariludinij iiiam advcntum
liostium pos(ut.inlP>ï , aliqiiandn ;i Don impolravo-
lunl ul eversioncrn tandem a l)arl'dri> in commune
lolerarent quam soli a R9m<tiJiâ dule loleraTeraDl.
Sakian., lib. vu»
Ils vinrent ces peuples barbares : la
main de Dieu alla chercher aux extré-
mités de l'univers les Vandales, et elle
les poussa sur l'Afrique comme sur une
proie, (l'était un chAliment terrible : et
ces peuples , ministres de la colère di-
vine, confessaient qu'ils agissaient moins
par le mouvement de leur volonté que
par une impulsion invisible qui les dé-
terminait (1). En arrivant en face de
Carlhage, Genserik pouvait lui crier :
f Croyez-vous que je sois venu détruire
< votre pays sans la volonté du Sei-
< gneur ? Le Seigneur lui-même m'a
( dit : Entre dans ce pays pour le dé-
f truire (2). » Mais Carlhage ne pouvait
plus rien entendre; ou elle dormait dans
unassoupissement funeste, présage d'une
mort prochaine; ou ivre de voluptés,
elle était assise dans son amphithéâtre,
et étouffait de sa voix insensée le cri des
victimes de la guerre (3).
Je raconterai ici avec quelques détails
l'histoire de l'invasion des Vandales ,
d'après les documens précieux que nous
a conservés Victor, évèque de Vite. Les
moines ont combattu contre les Vandales
ariens, et ils sont morts pour laver de
leur sang la vieille terre africaine.
Les historiens sont d'opinions très di-
verses sur les origines vandales : ce qui
nous parait le plus solidement appuyé
par les témoignages et les conjectures
liistoriques , c'est que les Vandales
étaient une partie des grandes familles
gothiques (4). Ils roulèrent comme un
torrent dans laCiaule belgique, la Gaule,
l'E^spagne, et pendant que Placidia admi-
nistrait l'empire pour son fils Valenli-
nien lU, Boniface, général romain , les
(i) Ipsi deniquo fatebantnr non suum esse quod
facerent , agi enim se divino jussu ac perurgeri.
Salvian., lib. vu.
(2) Et nunc numquid sine Domino ascendi ad
tcrram islam, ul disporderem eam ? Dominus dixii
ad me : Ascende super lerram istam , et disperdo
eam. Isaiat , cap. 3(î.
(3) Frapor ut ilà dixcrim , extra muros et intrà
muros pnediorum el ludicrorum confundel)anlur,
vox raorieiitiura, vox Bacclianlium... tircuinsona-
bant armis muros populi barljarorum, el ercicsia
raritia'jiniensis insanicbal in circis, luxuriabat m
Itiealrià. Snlvian. , lib. vi.
(1) l'rocop., ti'' fiello randalico , lib. I. — Adrien
de Valois est d'un sentiment contraire. Voir ses au-
lorilv'3 ; Hcrum francicamm , lib. ni.
PAR M. EMILE CHAVIN.
17
appela en Afrique pour le soutenir dans méditait aussi une conquête spirituelle :
il était arien, et il voulait éiablir sa doc-
trine par la force, ^'ous reprendrons plus
tard riiistoire de l'arianisme en Orient.
Honoratus Antoninus, évêque de Con-
stantine . jeta le premier cri d'alarme, et
il encouragea les évêques au combat. Il
écrit à Arcadius, alors exilé pour la foi :
t Courage, âme fidèle: courage, confes-
« seur de la Trinité , réjouis-toi d'être
« digne de souffrir pour le nom du
c Clirist. Le serpent est tombé , il est
«étendu à tes pieds: je t'en supplie,
€ écrase sa tête, de peur qu'il ne se sou-
<i lève pendant l'agonie du martyre. Le
I Christ et ses anges tressaillent d'allé-
« gresse, et du haut du ciel ils se pen-
« client pour te contempler.... Élève ton
« cœur, l'archange qui est tombé combat
i aussi, il lutte contre toi : mais le Père,
I le Fils et l'Esprit saint sont avec toi .
« tu n'as rien à craindre. La tribulation,
< la spoliation , l'exil t'apportent le par-
î don de tes péchés; la mort t'ouvre le
< ciel.... L'Église catholique te compte
f déjà au nombre de ses martyrs, elle est
t prête à te rendre les mêmes honneurs
c qu'à son Etienne. >
Puis, après lui avoir exposé sa foi tou-
chant la sainte Trinité et ITncarnation,
il lui rappelle celte touchante histoire
du confesseur Théodore : < Tandis qu'il
était torturé sur le chevalet, un ange
éclatant de lumière se tenait à côté de
lui , essuyait avec un linge la sueur et le
sang, le consolait et adoucissait ses dou-
leurs: car on sent moins la douleur lors-
qu'on souffie pour le Christ (1).
On retrouve dans celle lettre toulc la
vigueur apostolique des anciens teuips.
Arcadius fut con^onimt' par une mort
glorieuse, et un grand nombre de saints
évêques et de moiues moururent pour
la foi.
Genserik tint peu de compte du traité ;
(I) Rogo te , prcmp capul ejus : non surgat iste in
agono raartyrii Ecco {^audet Clirislus el fnspirii
le; lataniur an[Tcli et adju>anl lo... tribulalio , e\-
spolialio , e\ilium reraissionom libi contulit pecca-
torum, mors aulem aperit iil>i régna cœlorum...,
Donec lorUis est iste, angélus non recessil ronso-
lans eum el refrigerans eum.... Minus (ormenta
senliuntur , quando pro Chrijlo pugnalur. — Celle
histoire du martyr Théodore se trouv aussi dan»
tes Ac(a Martymm sincera , de D. Ruinarf.
sa rivalité avec Aétius (an 428. Telle est
aux yeux des hommes la cause appa-
rente de la migration des Vandales en
Afrique (1).
Genserik , le terrible chef de ces bar-
bares, était d'une taille médiocre, il boi-
tait un peu à cause d'une chute de che-
val, son âme était profonde, il parlait
peu, il n'était point intempérant, mais
colère (2). Aussitôt débarqué sur le litto-
ral africain, il fit le dénombrement de
tous ceux qui le suivaient , et un passage
de i'évêque Possidius, où il rapporte que
l'armée de Genserik était composée de
plusieurs races de peuples, Alains, Goths
et Vandales, nous semble appuyer notre
opinion sur l'origine des Vandales (3).
Le premier mouvement de cette invasion
fut un brigandage et un massacre géné-
ral , s'étendant à tout ce qui était animé,
et même aux arbres fruitiers qu'ils cou-
paient ; non contens d'avoir désolé une
fois tout un pays, ils y revenaient encore
pour ne laisser rien échapper à leur fu-
reur (4). L'empire, qui chancelait sur sa
base comme un arbre frappé de la hache,
était impuissant et sans force en face
d'une si vigoureuse attaque. Valentinien
fit avec les Vandales une espèce de traité
dérisoire (5) : mais si l'opposition politi-
que des empereurs fut nulle, l'opposition
des évêques et des moines fut admirable.
Outre la conquête matérielle , Genserik
(1) Bonifaciuâ scnliens se non posse tulù Africam
tenere , cernensque periculum iiislare ; in perniciem
reipublicae effervescens, Vandalorum Alanorumque
genlem eum Genserico suo rege ab Ilispaniis evoca-
tos Africaî intromisit. Auctor Jlistorix itiscellœyijuœ
tulgù tub Pauli Diaconi nomine circumferlur y
lib. a.
(2) Krat statura mediorris et equi casa claudicans,
animo profundus , sermonc rarus , luxuria conlem-
plor , ira lurbidus. Jornandcs , De Rébus geticis ,
cap. S3.
(.') Manus ingens diversis lelis armata el bellis
exercilala , immanium hoslium Vandalorum el Ala-
norum commixtam secura habens Goihorum genlem,
aliarumque diversarum personas. Possidius, } ita
S. August,., édil. Tîenedict., tom. x; édil. de Lou-
vain , 1. 1.
(1) Elenim effusa hosliom multilado et ingens
iibique provinciarum devaslaiio , qu,T inrolis par-
tira extinctis, partira in fugam arlis ,ab>olutara de-
solalionis speciem, etc. Capreolus , Kpisl. ad Con-
cil. Eplies., apudUuinart., p. 428.
(;>) Procop., De B(Uo vandaUco , lib. i.
18
COURS D'HISTOIRE SUR LES ORDRES MONASTIQUES,
il s'empara de Carlhage(l . Salvien, dans
son livre de la Pnnulrnce , attribue les
malheurs de celle ville aux débauches
du peuple et à son irrévérence pour les
moines ; car lorsqu'un saint de Dieu ap-
paraissait dans C>arlhaf^e il était moqué,
maudit et poursuivi de la haine et de la
fureur (2). La rivale de Rome devint le
jouet de rirdiumanilé des barbares (3).
Le dévouement des femmes catholiques
était étonnant. Lne jeune Jille de Car-
thage, appelée Julie, fut emmenée en
Syrie, elle fut vendue comme esclave et
souffrit le martyre; les anges portèrent
son ûme dans le ciel pour célébrer les
noces de rA}:jneau, et de saints moines
de l'Occident traversèrent la mer pour
recueillir sa dépouille mortelle (4).
Ilunerik succéda à Genserik : la persé-
cution se continua avec une fureur tou-
jours croissante. Des visions effrayantes
présageaient les malheurs de l'Afrique.
L'évèque Paul vit un arbre immense dont
les rameau\ s'élevaient jusqu'au ciel et
ombrageaient l'Afrique; tandis que tous
se félicitaient de sa grandeur et de sa
beauté, Toilà qu'un àne du désert vint
se jeter contre le tronc de l'arbre, et le
renversa (5). L'évcque Quintianus se crut
transporté sur une haute montagne, où
il voyait un grand troupeau de brebis,
dans le milieu un homme les jetait dans
deux vases ardens (C). Eu effet , Dieu
frappa le pasteur, et le troupeau fut dis-
persé dans l'exil (7). Ils y étaient con-
(1) nie tiolala sacramenli religioDo Carlhaginem
dolo pacis iovadil. Iàiilor.,tn Uist. Vaud.
(2; Sancloi Dei irridt'bant , maledicebant , deles-
tabantur, ea omnia in illus peiu* facientos, qux in
Salvalorem Juda^orum impietas fecit. — Salvian., De
Prnvidentia , lib. VIi.
(3) Ludibriorum modo fada esl I)arbarorara.
Tbeodorilui , Kpitt. 29 ad Appellionem , apud Rui-
narl , p. 147.
(4) I). Ruinarl , Ui$t. persecutionit Yandal. ,
p. 453 ; in-8".
i>) Arborem usque ad cœlos ramia floronlibus ex-
tenàam , quae eliam dilaialione sua omnein pêne
Africam opacabat el cuiii uiu\ersis ,elc. — Vicl. Vi-
tensis , lib. ii , »dii. Raioari.,p. 29.
(6) Aderanl autem otium occisores qui earum
carnes olli^ bullientibuâ denM'r;;uhant. Et cuiii il.i
Tieret omnis illa ina(;niludo gri'^i-» cunsumpla «'si.
Ibid.
(7) Hunericus.... jam non solum socerdotes , t'I
cuBcti ordifli» dericos , 6ed cl uiooaclig<i atque lai-
duits par troupes : c'était l'arméedcDieu
chassée par les armées de la terre. Mais
les athlètes de la foi trouvaient dans leur
courage surhumain des consolations.
\ ictor, évoque de Vite , raconte :
< In soir que nous marchions, une
femme se présenta à nous ; elle portait
un sac et tenait un jeune enfant par la
main, (lomme nous lui représentions
qu'elle avait tort de se joindre à cette
troupe d'hommes, elle répondit : Bé-
nissez-moi, et priez pour moi et pour
cet enfant ; car , quoique je ne sois
qu'une malheureuse pécheresse, je suis
la fille d'un évéque. Alors nous lui de-
mandc^mes pourquoi elle était ainsi
dans la pauvreté , et pourquoi elle
était venue de si loin. Elle dit : Je vais
en exil avec cet enfant , de peur que
l'ennemi ne le trouve seul, et ne le
fasse passer de la voie de la vérité dans
celle de la mort. > A ces paroles nous ne
pûmes répondreque par noslarmes(l).»
Et les saints confesseurs continuaient
leur voyage en chantant le psaume 149 •
Chantez au Seigneur un cantique nou-
veau ; c'était le chant de victoire d'une
marche triomphale. Les peuples descen-
daient des villes et des montagnes avec
des flambeaux et présentaient aux saints
leurs enfans; ils disaient : « Vous nous
" laissez orphelins et vous marchez à la
< couronne 2) ! i Le désert même man-
qua à ces fugitifs; ils furent obligés de se
cacher dans de profondes cavernes où ils
mouraient de faim (3). Ceux qui étaient
jetés dans les prisons périssaient dans
des souffrances encore plus horribles (4).
cos quatuor circiter millia exsiliis durioribus rcle-
gal , et confessores ac martyres facil. Vict. Tanno-
nensis , apud Ruinart , p. 489.
(1) Cum hoc parvulo servo vcâtro ad exsilium
pergo , ne invenial eum solum inimicag, et a via
verilatis revoccl ad morlem. Ad bœc yerba repleli
lacryrais nibil dicere valuimus , nisi ut volunlas Dei
fierel. Vicl. Vilensis , lib. ii , p. ô2.
(2) Per vertices moniium et concaya valliom con-
currentes turbx lidelium ineslimabiles desccnde-
bant cereos nianibus gestantes , suosque infanlulos
Tesligiis marlyrum pra'jicienlcs.... Nos miseros re-
linquitis, dum pergitis ad coronas ? Ytct. Vilensis,
lib. II , p. 33.
(3) Alii in speluncis.... famé cl frigore ticti con-
Irilum et contribulalum spintum exlialabanl. Vicl.
Vilensis , lib. v.
(1) Vicf. \Htm\it lib. II, cap. \%
PAR M. EMILE CHAVIN.
19
Le siège de Carthage était alors occupé
par Eugène, homme d'une grande sain-
teté et d'un grand courage. Hunerik vou-
lut que tous les évoques d'Afrique se réu-
nissent à Carthage pour rendre compte
de leur foi. Eugène résista, il souffrit
beaucoup, et mourut dans l'exil (1). Les
évêques, au milieu de la persécution la
plus acharnée, adressaient au peuple des
exhortations admirables ; car la parole
de Dieu n'est jamais captive. D. Ruinart
a publié une homélie prononcée le jour
de la mémoire du saint martyr Cyprien,
évêque de Carthage :
( Du haut du ciel Cyprien prend part
à nos souffrances , il voit nos prêtres
dispersés, la pudeur violée , les sanc-
tuaires souillés et les autels profanés ;
car autrefois il disait avec amour aux
pécheurs et aux infortunés : Mon affec-
i tion est descendue jusqiCa vos souf-
4 frances. C'est avec une grande douleur
(^ qu'évêque il cherche son peuple, pas-
« leur son troupeau, martyr sa foi.... Le
4 bienheureux Cyprien est libre, lui que
< Carthage a vu captif Il prie pour
« nous, il dit à Dieu : Seigneur, pourquoi
4 avez-vous livré votre maison et votre
«héritage aux ennemis? Seigneur,
« levez-vous, rendez votre terre h vos
« serviteurs, rendez mes os à mon peu-
« plej que vos ennemis périssent et que
fl nous soyons dans l'allégresse (2).i)
Parmi tous ces saints confesseurs et ces
martyrs, nous devons surtout remarquer
sept moines qui imitèrent le courage et
la foi des sept frères Macchabées : Boni-
face diacre, Servus sous-diacre, Rusticus
sous-diacre , Libératus abbé , Rogatus ,
Septimus et Maximus moines. On cher-
cha d'abord à les séduire au parti arien j
mais ils s'écrièrent tous : « Il n'y a qu'une
foi, un Seigneur, un baptême. » On les
jeta dans une prison , et le peuple fidèle
venait en foule les visiter et les saints
fortifiaient sa foi (3). Leurs chaînes
étaient comme une parure de fête , et ,
(0 D. Ruinart a Irôs bien trailô cette partie de
Phistoire \andale , cap. xiii.
(!i) ... Exurgc, (luarc obdormis, Domine :' e\urge
et no repellas us(iue in (inem ; reddo tibi tuam glo-
riain , terrum luaiu tuis ledde , redde incis ossa
niea , etc. Ilomilia de S. Cypviunoy collection Kui-
narl , p. lOD.
(:.) Vopulu3 die ac noclo Çliristi martyres fre-
lorsque l'heure suprême fut venue , ils
marchèrent au supplice comme à un
banquet, chantant : Gloire à Dieu dans
le ciel, paix sur la terre aux hommes de
bonne volonté (1). La persécution se con-
tinua sous Trasamund. Eunodius nous a
conservé une lettre du pape Symmaque ,
dans laquelle il console les évoques afri-
cains déportés dans la Sardaigne et les
autres îles de la Méditerranée :
c Symmaque à ses très chers frères les
î évêques africains.
€ L'ennemi se croirait victorieux, si au
4 milieu des périls il pouvait briser et
4 dompter l'âme.... A vous spécialement
4 il est dit : Ne crains pas , petit trou-
4 peau ; car il a plu à ton Père de te don-
4 ner le royaume. Le glaive des méchans
« s'est appesanti sur vous; il retranchera
4 les membres mauvais de l'Église, et
4 placera les bons dans la gloire céleste...
4 II n'est pas besoin d'un long discours
4 pour animer votre ferveur. Que Dieu
4 donne la paix à son Église et vous con-
4 sole de vos douleurs (2)! >
Dieu entendit la prière de ses enfans
et celle du pontife suprême. Après lo
triomphe de Bélisaire, la paix fut rendue
à l'Église, les évêques revinrent de l'exil
(an 534). L'empereur Justinien rendit à
Dieu de solennelles actions de grâces,
qui sont consignées dans son code :
4 Aujourd'hui, par-dessus tout, Dieu a
4 fait un miracle qui surpasse tous les
4 miracles; il s'est servi de nous pour
4 rendre la liberté à l'Afrique, qui a gémi
4 pendant un siècle sous la tyrannie des
4 Vandales, ces ennemis de l'Ame et du
4 corps (3). >
Je ne devais pas négliger cotle histoire
de la persécution des Vandales, esquis-
sée par la main d'un martyr ; elle se rat-
tache à l'histoire monastique, et elle
nous fait connaître un peu dans les dé-
tails l'état moral et matériel du monde.
C'est pour les mi^mes raisons que je par-
quenlabat, cl ila ab eis doclrina cl virtuto lidei ro-
borabatur. — Passif SS. Munach. , oollorlion Hui-
nar( , p. lOl.
(1) Incrdcliant (uni fiducia ad suppliciuni, quasi
ad epuias conrurrenles , etc. Ibid.
(2) .... Vciiit inicr vos j;ladins porfidorum qui
marcida oocicsia' membra resecarot , oi ad criejtem
iîloriam saiia perducorel , etc. D. liuinart y p, «79.
(r>) Codfx Jiiftinianus , lib. i , lit. «7.
COURS D'IITSTOTRE SUR LES ORDRES MONASTIQUES,
lerai de rariaiiismc et des autres lidrc^sics
orioiitalos, qui n'ont ce que des inva-
sions barbares de la philosopbi»' dans la
foi ; ainsi c'est nne partie du tableau (jui
ne doit pas rester voilée. L'bisloire des
bérésies est inlimenienl liée i'j Tbisloire
monastique. Presque tons les ^'rands évo-
ques qui ont soutenu la foi par leur doc-
trine et par leur autorité avaient été
feiniés dans les institutions monastiques,
et élevés dans la solitude par les moi-
nes (1), qui constituaient alors en Orient
le véritable clergé: car seuls ils soute-
naient la vérité calbolique par les lu-
mières extraordinaires que l'esprit de
Dieu leur communiquait.
Arius était prêtre d'Alexandrie: c'était
un liomme d'une grande taille , maigre ,
d'un visage triste et grave: cbarmant par
la vivacité de sa conversation, il était
poète , musicien : il mit en chant sa doc-
trine (2). C'est un moyen que Valentin et
Harmonius avaient employé avec succès;
car ainsi le peuple se trouvait intéressé
dans la querelle. Arius fut condamné au
concile de Nicée en .32.3; il essaya de
l'hypocrisie : il présenta une profession
de foi captieuse au concile de Tyr, et
elle fut approuvée. Le monde allait se
trouver arien sans un moine devenu évo-
que (3j, Albanase. qui pendant quarante-
six ans fut tour à tour persécuté et reçu
en triomphe, et combattit sans se lasser
contre Arius. H était aidé des moines
d'Alexandrie, qui partageaient ses tra-
vaux et ses exils (4). L'hérésie arienne
s'établit par la force des empereurs , qui
plus tard firent (ieslois pour la détruire.
Lucius, fameux arien, qui avait usurpé
le siège d'Athanase. voulut exterminer
les moines caiholiques ; il parcourut
avec des soldats armés tous les monas-
tères de la Thébaïde et de JNitrie, portant
(1] Saint Albanase éleva plasieurt moines h l'épi-
scopal. DuUcau, liv. i, cb. 11.
(■i) On clianiail surioul dans les rues et dans les
pUccs publhjues sa T halte ^ (ilre cuiprunié dune
pièce efféminée du poèic Solade. — Baronius.
[7>) Le concile d*.4lt'xandrie , niarriuani le» raisons
qui lireiil souliailer au ptuplc de l'avoir pour évo-
que, dil qu'il ciail du nombre des ajcè/c«, tva tojv
aTXT.Twv, — Daroniu».
(4) ... A»: Aai^xv^p'.v» imoxi-ci jAivaÇovTiç, xat
ttTAy.Tïi E^wf.oôrixv. — Alhanatx Ojtera j lom. i,
p. li'JÔ. Paria , 1C27.
partout la désolation (1). Mais comme
toujours le pauvre e\il«', celui qui souf-
fre persécution pour la justice trouve un
cœur catholi(|ue qui le reçoit, ces moi-
nes confesseurs furent recueillis par la
pitié compatissante d'une femme.
Celte femme pieuse était ^lélanie ,
grande dame romaine. Le récit de son
voyage est vraiment épique. Elle partit
de l»ome avec Rufm, moine d'Aquilée;
alla en Egypte où elle visita le saint abbé
Rambo et la solitude de ^itrie ; elle passa
en Palestine, à Jérusalem, qui a toujours
été le but des plus pieux et des plus fré-
quens pèlerinages. C'était au plus fort de
la persécution arienne (2), Elle nourrit
pendant trois jours cinq mille moines,
elle les consola, elle prit généreusement
leur défense. Cette femme courageuse se
présenta devant le tribunal du gouver-
neur Palladius , résolue de mourir pour
la défense de la vérité ou d'arrêter la
fureur de cet homme. Par respect pour
l'illustre Romaine , Palladius laissa les
moines en paix (3).
Mélanie resta vingt-cinq ans à Jérusa-
lem et y pratiqua toute sorte d'œuvres
de charité envers les évoques, les moines
et les pèlerins. Elle revint à Rome ; sa
grande renommée marchait devant elle,
et son voyage fut une fête et un triom-
phe: saint Paulin, qui la reçut à Psole,
écrivit à Sévérus qu'il avait vu la gloire
du Seigneur dans cette femme admira-
ble (4). Mélanie quitta Rome une seconde
fois et vint mourir à Jérusalem : là était
son cœur . là était si patrie (5\ Cette
pieuse femme et le moine Rufm se trou-
vèrent engagés dans les erreurs d'Ori-
gène , mais ils moururent dans la com-
munion de l'Église catholique (6) : car
nous voyons que le pape Gélase appelle
(i) Vaslal Eremum et bella quicscenlibus indicil.
Ruiiu., lib. II , cap. 3. — Roswcid.. p. 4'iG.
(2) Gravi tum sedilione diabolicis facibus inflam-
mata. Paulin., Epitl. 10, ad Sererum.
(Tt) .Antevolans ad jndicem qui confiisus revfra-
lione pr,Tsonli« non i-xemlus osl infulflilahs irara,
dum fidei niiralur audaciarn ... Per triduum «juinque
niillia monacliuriim l.iientium ponibuj suis pavit.
Paulin., Epixt. 10 , ad Sev^r.
{V: El quani Lin^Ioin ft-minam.... ( si fcminam diri
lient lam viriliier chrisiianam ) vidimus gloriam
Dominl. — Paulin., Epitt. 10, ad Sever.
{.'>) Palliidtus, cap. 117.
(<») D. Uicronymj, Epitt, TJ ad Auguttinum,
PAR M. EMILE CHAVIN.
21
Rufin un homme religieux (1), et Cas-
sien, dans un de ses ouvrages adressé à
saint Léon, cite et loue Rufin comme une
autorité considérable parmi les auteurs
ecclésiastiques (2). Ainsi une vie si sainte
et si dévouée n'a pas été perdue pour le
ciel , car hors de l'Église catholique il
n'y a que des vertus sans âme et une sain-
teté d'illusion. Mélanie eut une petite
fille dont la vie fut admirable (3); dans
cette famille la sainteté était le princi-
pal héritage. Voilà l'histoire de l'hérésie
arienne dans ses rapports avec l'histoire
monastique d'Orient.
Au seizième siècle il y a eu recrudes-
cence de l'hérésie arienne ; elle est ar-
rivée comme une conclusion logique du
protestantisme. Cette question ; pour-
quoi niez-vous cette vérité plutôt que
cette autre vérité , est fort embarras-
sante pour un hérétique ; il est plus rai-
sonnable et en même temps plus com-
mode de nier radicalement la divinité de
Jésus-Christ : c'est écarter d'un mot le
Christianisme tout entier. Lorsque Mi-
chel Servet colportait par toute l'Europe,
principalement à travers l'Allemagne et
la Pologne, ses blasphèmes et sa haine, il
rencontra comme Arius et ses sectateurs
orientaux, des moines, qui soutenaient
la vérité et savaient mourir pour elle.
Nous assisterons plus tard à ces glorieux
combats de la compagnie de Jésus con-
tre tous les ennemis du Christianisme :
mais pour en finir avec Arius et sa doc-
trine, lisez dans la collection d'Alegam-
be (4) le martyre de ces généreux Jésui-
tes, et surtout du jeune frère Emmanuel
JNéri, massacré par les Ariens de Colos-
"war sur les sainlCvS hosties indignement
profanées. Cette scène est comparable
aux plus belles scènes des drames san-
glans de l'Église primitive. Continuons
rapidement l'esquisse des hérésies et de
la défense de la foi catholique par les
moines.
S. Saba et ses moines furent les princi-
paux destructeurs de l'hérésie d'Origène
avant qu'elle fut condamnée par le cin-
(1) Vir religiosus. Gelas,, c. 5 , dist. \^.
(2) lliiud conlomiionda ccclt'siaslicorum docloruin
porlio. <]u99ian., De Incarnat., lib. vu , cap. 27.
(.^) Vita S. Melaniœ , apud Suriuin , ôl dooemb.
(4) Alegainhe, Mortes illustres Suc. ./., etc., in-
folio; el Litler. ann. Societatis-Jesu, iOOU.
Toam via, — n» is, i83i>.
quième concile général de Constantino-
ple (an 553) (1\ Lorsque Nestorius, prêtre
de l'église d'Anlioche , nia que la sainte
Vierge fût la mère de Dieu , un simple
moine lui ferma l'entrée du sanctuaire;
et le moine Dalmace , devenu évêque de
Cyzique , le combattit par ses prédica-
tions (2). Le moine Auxence, sorti de sa
solitude,vintàChalcédoineoù il approuva
publiquement devant tout le peuple qu i
le vénérait ce que le concile avait décidé,
non par des raisonnemens humains ^
mais par L'autorité des divines écritures
et des anciens docteurs de V Eglise Z)
contre le moine Eutychès, qui soutenait
qu'il n'y avait qu'une seule nature en Jé-
sus-Christ. A Constantinople , lorsque
Basilisque publia un édit contre l'auto-
rité du concile de Chalcédoine, les moines
soulevèrent le peuple (4). INous pourrions
parcourir ainsi toutes les hérésies dans
leurs diverses et nombreuses ramifica-
tions, et toujours nous trouverions des
moines combattant sur la brèche pouu
la défense de la cité de Dieu. Mais c'est
surtout contre l'hérésie Iconoclaste que
leur opposition a été généreuse et achar-
née; tous les historiens, Lebeau, Maim-
bourg , etc., en ont îi peine parlé ; aussi
lorsqu'il en sera temps nous les venge-
rons de cet impardonnable oubli en pro-
clamant tout ce qu'ils ont fait alors
pour la foi de l'Église et pour les beaux-
arts.
Le monde oriental était ainsi troubh;
et agité; nous verrons le monde occi-
dental affligé de maux plus grands en-
core. Voilà ce qui accablait les esprils
les plus élevés de ce temps, ne trouvant
rien autour d'eux de stable et d'assuré,
voyant toutes les institutions périr, tout
ce qu'on avait cru jusqu'alors solide-
ment établi s'effacer, comme un flot de
la mer pousse un autre flot sur le rivage;
ils cherchèrent un abri, un refuge dans
les institutions divines du Christianisme.
Mais de leur solitude ils entendaient les
craquemens du colossal empire , el ils
(1) Vita S. Sab(P, iSdecomb., apud Surium.
(2) Labbo, ('(incil.j t. m.
(.">) .... ^on ex suis syllogisinis , scd o\ divinis
scripturis et praeciaris qui anU>a rueruni doctoribus.
S. Auxcntii vita, apud Bolland. , li februar. ,
p. 777.
(I) LabbC; Ccinci7., t. ly.
22
COUnS D'IITSTOIRE SUR LES OIIDUES MONASTIQUES
étaient cffrayrs, et leur Ame était pleine
de Irislesse. Conleinplcz toutes ces ^.'ran-
des lu'iirrs dt's premiers A^es de l'E^'liso.
loult's sont empreiulos d'une nu^lancolie
inexprimable , qui ne peut s'attribuer
qu'aux malheurs de la sociétt'. C'est sur-
tout ce (jui nous a frappé lorsque nous
avons étudié la vie intime de ces moines
docteurs et pures de l'Ej^lise ; et c'est
sous ce point de vue, et par leur corres-
pondance, que nous les ferons connaî-
tre dans riiisloire monastique. Faisons
maintenant en peu de mots l'histoire
d'un des hommes les plus éminens de
cette fjrande époque.
Saint Jérôme était né à Stridon, dans
la Dalmatie , vers Tan 329; il étudia à
Rome sous le fameux grammairien Do-
iiatus. Après avoir reçu le baptême , il
voyaj^ea dans les Gaules , et demeura
quelque temps à Trêves : il vint ensuite
à Aquilée; il y avait alors dans cette ville
une réunion d'hommes célèbres, i'évéque
Yalérien , l'iorentius, Bonose , Rufin ,
Chrysogone. Jérôme put jouirde la société
de ces moines savans autant que pieux. Il
parcourut ensuite diverses provinces de
rOrient, et s'étant arrêté dans le désert
de Chalcis en Syrie, il y embrassa la pro-
fession monastique. Depuis long-temps
c'était son projet, le plus ardent de ses
yœux ; il l'exprime ainsi à son ami le
moine Théodose et à toute sa commu-
nauté :
< Je voudrais bien être maintenant avec
< vous, et quelque indigne que je sois
i de vous voir, combien j'aurais de joie
« d'embrasser toute votre sainte commu-
€ naulé ! Je verrais une solitude plus
« agréable que toutes les villes du mon-
€ de , et des déserts habités, comme le
< paradis terrestre , par une multitude
< de saints. Mais puisqu'un aussi grand
t pécheur que moi ne mérite pas de vi-
< vre en votre compagnie, je vous con-
I jure du moins de prier Dieu qu'il me
c délivre des ténèbres de ce monde, .le
c vous l'ai déjà dit de bouche, je vous le
< répète encore aujourd'hui dans ccîtte
« lettre, il n'est rien q»ie je souhaite avec
' tant de passion (|ue de me voir affran-
« chi de la servitude du monde. Ména-
c gez-raoi ilonc par vos prières celle
t heureuse liberté; c'est à moi à vouloir,
( mais c'est à vous à m'oblcnir ja grûcc
de pouvoir exécuter ce que je veux.
Je suis comme une brebis malade qui
s'est écartée du troupeau ; ù moins que
le bon Pasteur ne me charge sur ses
épaules, pour me rapporter à la ber-
gerie, je seiai toujours faible et chan-
celant , et je toujberai lors même que
je ferai tous mes efforts pour me rele-
ver. Je suis cet enfant prodigue qui ai
consumé dans la débauche tout ce que
mon père m'avait donné, et qui, tou-
jours enchanté des plaisirs du monde ,
ai négligé jusqu'ici de venir lui de-
mander pardon de mes égaremens.
Comme tout ce que j'ai fait pour re-
noncer à mes désordres n'a aboui i qu'à
d'inutiles désirs et à de vains projets
de conversion , le démon ne cesse de
me tendre de nouveaux pièges et de
me faire naître de nouveaux obstacles.
H me semble qu'une vaste mer m'en-
vironne de tous côtés, et dans la situa-
tion où je me trouve, je ne saurais ni
reculer ni avancer; c'est donc de vos
prières que j'attends le vent favorable
« du Saint-Esprit pour continuer ma
(1 course et pour arriver heureusement
« au port (1). »
La vie de Jérôme dans ce désert fut
rude, il eut à soutenir bien des combats.
Écoutez -le lui même versant son Ame
dans celle de sa chère Eustochia, la lille
de Paula son amie de cœur. Après avoir
donné à cette jeune femme des conseils
pour la vie spirituelle, il lui raconte tou-
tes ses douleurs :
i Retiré dans cette vaste solitude toute
< brûlée par les ardeurs du soleil, et où
« les moines ne trouvent qu'une de-
I meure affreuse, je me tenais seul,
« parce que mon Ame était remplie d'a-
1 merlume. Le sac dont j'étais couvert
< avait rendu mon corps si hideux , que
< Ton en avait horreur, et ma peau de-
-i vint si noire qu'on m'eût pris pour un
i Éthiopien. Je passais les journées en-
< tières à verser des larmes , à jeter des
< soupirs; et bi j'étais quelquefois obligé
t malgré moi de céder au sommeil qui
< m'accablait , je laissais tomber sur la
< terre nue mon corps tellemen! dé-
« charné, qu'à peine les os se tenaient
(1) l'.pisl. ad Tlicodfjs., cdil. Lénédicline , l. n ,
in-fyliu.
PAR M. EMILE CHAVIN.
23
les uns aux autres... Enfermé donc que
j'étais dans celte espèce de prison à
laquelle je m'étais volontairement con-
damné pour éviter le feu de l'enfer ,
et n'ayant pour toute compagnie que
les scorpions et les bâtes féroces, je ne
laissais pas de me trouver souvent en
esprit au milieu des dames romaines.
Sous un visage défait et abattu par un
jeûne continuel , je cachais un cœur
agité et troublé par d'infâmes désirs.
Dans un corps tout de glace, dans une
chair déjà morte avant l'entière des-
truction de l'homme, la concupiscence
seule, et toujours enflammée , entrete-
nait un feu dévorant que rien ne pou-
vait amortir.
« Me voyant donc sans appui et sans
ressource, je me jetais aux pieds de
Jésus-Christ , les arrosant de mes lar-
mes , les essuyant avec mes cheveux,
et passant les semaines entières sans
manger, afin de dompter ma chair re-
belle et de la soumettre à l'esprit.
Bien loin de rougir de ma misère , j'ai
un véritable regret de m'en voir af-
franchi. Je me souviens d'avoir passé
très souvent les jours et les nuits à crier
et à me frapper la poitrine , jusqu'à ce
que le Seigneur, dissipant la tempute,
eût mis le calme et la tranquillité dans
mon cœur. Je craignais même d'entrer
dans ma cellule , qui avait vu naître
tant de mauvaises pensées. Animé con-
tre moi-même d'une juste colère, et
traitant mon corps avec la dernière ri-
gueur, je m'enfonçais tout seul dans le
désert ; et si je rencontrais quelque
vallée profonde, quelque haute mon-
tagne, quelque rocher escarpé, j'en
faisais aussitôt un lieu d'oraison; là.
Dieu mènic iii est le ti'niuin , nbiuit^
dans mes larmes, et ayant sans cesse
les yeux atttchés au ciel , je, nj'ini,)gi-
nais quel jueTois être en la coinp igme
des anges, et je chantais dans le trans-
port de ma joie : JNous courons après
vous attiré par l'odeuiv de vos par-
fums (I). 1
ISous tous qui vivons dans une époque
de trouble et de rénovation sociale, nous
soulfrons les mêmes douleurs, et nous
(1) Epis(. ad Kuttochiam, édil. bénédict., t. iv,
in-folio.
sentons au-dedans de nous le même com-
bat de la ciiair contre l'esprit, combat
indéfectible , qui a commencé avec le
monde et qui iinira avec lui. Heureux
si, comme saint Jérôme, nous répandons
sur nos plaies saignantes le baume adou-
cissant de la prière, si nous crions vers
Dieu :
« O mon Dieu , vous êtes ma lumière
< et mon espérance.
4 O mon Dieu, vous êtes ma sagesse et
ma prudence , ma beauté et ma dou-
ceur.
i O mon Dieu, vous êtes le jardin mys-
tique où mon âme, accablée de la cha-
leur du jour, va chercher le repos et le
rafraîchissement.
I O mon Dieu , vous êtes ma nourri-
ture , ce pain au-dessus de toute sub-
stance , cette viande céleste que vous
distribuez à tous les pauvres voyageurs
affamés.
« O mon Dieu, vous êtes mon vêlement,
et je m'envelopperai de vous.
« O mon Dieu, vous êtes le grand livre
écrit en dedans et en dehors , où cha-
cun vient lire la vérité et puiser la
science divine de votre amour,
i O mon Dieu , je veux me retremper
en vous avant le soir, vous prier tandis
que le soleil luit encore et qu'un peu
de force me reste; je veux m'entourer
d'actions bonnes, de souvenirs nom-
< breux et pacifians, pour que mon der-
i nier sommeil soit doux et paisible. —
« Amen (1). »
Saint Jérôme joignait au remède de la
mortification et de la prière, celui d'une
élude pénible et extrêmement laborieuse.
11 écrit au moine Rusticus ;
< Lorsque j'étais encore jeune, et q»»e
je viv s au fon l «lu diK,» i et ^[ ,,s ,,iie
el:oil.- solitude, je ne pouvais suppor-
ter les ardeurs de la coneiipi>ceiice
dont je me si niais embrasé, ma gi é
tous les soins qu^- je pien.iis d'amortir
par des jeûnes presque continuels ces
leux que la nature O(»rronipue allu-
mait dans mon corps; mille pfiisées
criminelles ne laissaient pas de les en-
tretenir dans mon cœur, l'our éearler
donc de mon imagination ces f.U'Iieu-
ses idées, je me lis le disciple d un so-
I (i) Croi* e{ doxiUury in-18, à Pari*, chrz Pcriise.
24
COURS DIHSTOTRE SUR LKS Orj)RES MONASTIQUES,
, litairc Juif, qui avait embrassé le Cliris-
€ tianisuir, ol aprrs avoir jjoùlé avec tant
t dr plaisir les vives ci brillantes fxpres-
< sionsde (hiintilien, la prol'onile et ra-
« pide éloipience de Cicéron , hs tours
< naturels et délicats de Pline, je m'as-
< suirllis à apprendre l'alphabet de la
« lan;;iie hébraïque et a étudier des mois
< que l'on ne saurait prononcer qu'en
, siKlant. Combien cette étude me coula !
« combien il me fallut vaincre de difli-
i cultes 1 combien de fois j'abandonnai
c mon dessein, perdant toute espérance
i d'y pouvoir réussir, et combien de fois
< je le repris m'efforçant d'en venir à
i bout par un travail opiniAtre ! Mais
i enlin , ^rAce au Seifjneur , j'ai la joie
* de goûter maintenant les doux fruits
i d'une étude dont les commencemens
« m'ont paru si difficiles et si dégoii-
i tans (1). f
L'éducation, comme elle est encore
aujourd'hui, était toute païenne : aussi
.lérôme avait eu beaucoup de peine à
quitter Platon et Cicéron pour Moïse et
.lérémie. Etant déjà à Bethléem, il ra-
conte à Eustocliia comment, ayant quitté
patrie, père, mère, sœurs et une table où
il avait coutume de faire bonne chère, il
était venu à Jérusalem pour servir Dieu.
« J'avais apporté avec moi, dit-il. les li-
I vres que j'avais amassés à Rome avec
« beaucoup de soin et de travail, et dont
f je ne pouvais me passer : tels étaient
« alors ma misère et l'excès de ma pas-
t sion , je jeûnais pour lire Cicéron.
« Après de longues et fréquentes veilles,
< après avoir versé des lorrens de larmes,
€ que le souvenir de mes péchés faisait
( couler du fond de mon cœur , je me
€ mettais a lire Platon, et lorsque, ren-
( trant en moi-même, je m'appliquais à
< la lecture des prophètes , leur style
< dur et grossier me révoltail aussitôt.
< Aveugle que j'étais et incapable de voir
< la lumière, je m'en prenais au soleil,
« au lieu de reconnaître mon aveugle-
< ment, iîéduit et troaipé de la sorte par
i les artifices du serpent antique, j'eus
< vers le milieu de la sainte quarantaine
< une fièvre qui , pénétrant jusqu'A la
< moelle de mon corps déj;'i épuisé par
« de continuelles austérités, et me tour-
Ci) Epitt. 18.
< mentant jour et nuit avec une incroya-
« ble violence, me dessécha tellement,
i que je n'avais plus que les os. Mon
< corps était déjù froid. On préparait les
I funérailles, lorsque tout-A-coup , dans
< un ravissement d'esprit, je me trouvai
c devant un tribunal. Ebloui de l'éclat
« dont brillaient tous ceux qui étaient
< présens, je demeurai prosterné contre
i terre. Le juge m'ayanl demandé quelle
< était ma profession, je lui répondis que
i j'étais chrétien. « Tu mens, me dit- il ,
I tu n'es pas chrétien , mais cicrronien ;
I car là où est ton trésor, là est aussi ton
< cœur (1). >
Alors les ministres de la colère lui
firent souffrir de grands tourmens ; il
promit de ne plus lire les livres profanes,
et dans la suite il fut plus passionné pour
les livres sacrés qu'il ne l'avait été aupa-
ravant pour les auteurs profanes.
Saint Jérôme, comme tous les anciens
maîtres de la vie spirituelle, conseillait
la vie cénobitique. 11 écrit au moine Pius-
ticus :
« H faut examiner d'abord s'il vous est
« plus avantageux de vivre en particulier
« dans la solitude, ou en commun dans
« un monastère. Pour moi , je vous con-
« seille de vous mettre en la compagnie
« des saints, de ne vous point conduire
(C par vos propres lumières, et de ne vous
« point engager sans guide dans des rou-
« tes qui vous sont inconnues, parce que
K vous ])ourriez peut-être vous écarter
«d'abord et vous égarer tout- à -fait;
« marcher plus ou moins qu'il ne faut ;
« vous fatiguer par une course précipi-
ce tée , ou vous arrêter et vous endormir
« sur le chemin. La vanité se glisse ordi-
« nairement dans tout ce que fait un so-
ie litaire. Pour peu qu'il jeûne et qu'il
« demeure dans sa retraite , il se repaît
« de l'idée de son propre mérite ■ il se
«méconnaît lui-même j il ne sait plus
« ni d'où il est sorti , ni ce qu'il est venu
« faire dans le désert ; et il ne saurait ni
« fixer son imagination , ni retenir sa
(f langue, condamnant tout le monde,
« malgré la défense que nous fait l'apô-
« tre saint Paul déjuger les serviteurs de
« Dieu ; ne se refusant rien de tout ce
« que son intempérance lui suggère, dor-
(i) l'pisl. 21 , o</ Km loch in m.
PAR M. EMILE CHAYIN.
25
« niant aussi long-temps qu'il lui plait,
« vivant sans crainte et au-delà de ses
« désirs, se mettant au-dessus de tous
« les autres. Je ne prétends pas par là
« condamner la vie solitaire ; mais je
< veux que l'on ne voie sortir de l'école
« des monastères que des gens qui soient
(f à l'épreuve de toutes les austérités qu'il
« faut pratiquer dès que l'on est entré
« dans le désert ; des hommes dont l'on
i'. connaisse par une longue expérience
« les mœurs et la conduite ; qui ne se
M soient jamais laissé ni abattre , ni vain-
ce cre par l'intempérance ; qui se plaisent
« dans la pauvreté; qui ne s'amusent
« point, comme font quelques moines
« impertinens et ridicules, à vanter les
•t combats imaginaires qu'ils soutiennent
« contre des spectres et des démons , afin
« de s'attirer par là l'admiration d'une po-
« pulace ignorante et crédule et d'attra-
« per en même temps leur argent (1). »
Voilà des conseils sages, mais voilà
aussi une amère satire contre les faux
moines , les solitaires hypocrites du cin-
quième siècle; car dès cette époque il y
avait des hommes qui abusaient de la
sainteté de la profession monastique
pour tromper les lidèles, thésauriser
l'argent des aumônes et commettre d'au-
tres crimes plus énormes encore (2).
Les occupations de Jérôme dans la so-
litude de Bethléem étaient saintes et uti-
les à la science ecclésiastique; il tradui-
sit l'Écriture sainte de l'hébreu en latin
et fit de savans commentaires. 11 para-
phrasait ,^ pour sa fille Eustochia, Ezé-
chiel, ce prophète des malheurs et de la
consolation du peuple de Dieu, lorsqu'il
vit arriver, dans l'abjection et mendiant
des secours et un abri, les hommes con-
sulaires et les grandes dames de Kome.
La ville dominatrice du monde venait de
tomber sous les coups des barbares du
JNord; elle était devenue le tombeau de
ses propres cnfans (3). Ces misères furent
(1) Hieron., Epist. Ifi.
(2) Voyez aussi une lellre à Eustochia.
{"») Qiiis crederel ut tolius orl)is exiracta vicloriis
Iloma corruerel ul ipsa suis populis et lualcr liorol
et sepulcram?... Quolidie sancla Beltilccm , nobiles
quundam ulriusque sexus alquo oranilius diviliis af-
lluoiites , susciperel niendii anlos. I). Ilicronym.,
Commetil. in Ezechicl, lib. ïu, edit. FrobcD, Basic,
JL8Ô7, ia-fvlio, tom, u, p, 100.
pour Jérôme une effrayante vision : il ne
crut plus à rien de durable sur la terre;
la seule chose importante est de se pré-
parer par les bonnes œuvres un viatique
pour le voyage éternel ; car dans ce
monde tout ce qui naît meurt , et la vé-
tusté y consume le travail deshommes (1).
Il reçut à Bethléem tous ces nobles exi-
lés, ces débris de la puissance et de la
grandeur : il quitta tout travail pour gé-
mir sur tant de douleurs, pour pleurer
avec ceux qui pleuraient ; il préférait
faire de bonnes actions à dire et écrire
de belles choses; il aimait mieux, dans
cette triste circonstance , réaliser dans
sa vie les préceptes divins qu'à les para-
phraser (2). Il appliquait à Rome et à ses
citoyens errans et fugitifs ces paroles
d'Ezéchiel :
« Maintenant , la fin est sur toi , et
« j'enverrai ma colère contre toi, et je
« mettrai contre toi toutes tes abomina-
« lions Ils verront venir épouvante
< sur épouvante Ils passeront d'un
« pays à un autre et seront emmenés
« captifs (3). » Et le souvenir de ces ca-
lamités rendit ses derniers jours tristes
et amers. Saint Jérôme mourut en 120.
Bethléem était devenue l'hôtellerie des
pauvres : cette terre de Palestine a tou-
jours été une terre sainte pour les chré-
tiens ; il semblait qu'on s'approchait de
la sainteté en s'approchant du Calvaire.
Saint Jean de Ghozéba , long- temps
après saint Jérôme, établit un monas-
tère entre Jérusalem et Jéricho. Tous les
jours il se rendait sur le graml chemin
de Jérusalem pour y exercer les œuvres
de la sainte chanté. 11 présentait du pain
et de Teau à ceux qui en avaient besoin;
(1) Nihil loncuin esl quod finora habet ; et oninis
reiro teraporuiu séries transacla non prodest , nisi
forlo bonoruin operuui sibi vialicum pricparaveril...
omuia orla occidunt el cuncla scncsiunt. D. lliero-
nyni., ihid.
(2) Quidoin quoni.iiu opem ferr«» non possunuis ,
eondolomus et lacryuias lacryrais ungimus... ; sine
•^^cmilu confluontes yidere non palimur srriptura-
runiqup rapimns Terba in opéra verlcre et non
dicere sanrt.i , sed facerc. D. Hieronyni., iV/i /.
(ô) Nunc linis saper to el immittam furorcm nieum
in le; et ponam contra te onines abominaliones
tuas.... <".onturbatio super conturbalionem >cniet....
lu iiansmigraliouem cl in caplivitalcm ibunt. Eie-
chicl , c, yii cl su.
COURS DE UKOIT CRIMINEL,
il se dépouillait de ses habits pour revô-
tir les pauvres qui étaient nus; il portail
j;ratuiteuu;nl jusqu'à Jéricho les far-
deaux lie ceux qui étaient trop charf;és;
il ensevelissait les morts et priait pour
eux (1). Ctf monastère, creusé dans le ro-
cher, existait encore au douzième siè-
(I) EYagre,lib. iv , c. 7.
cle (1). Ce sont encore les moines qui re-
çoivent aujourd'hui à Jérusalem et le cu-
rieux, iiui va explorer l'Orient, et le pè-
lerin , qui va prier et |)leurer sur le
tombeau de Jésus-Christ.
Émilk Chavin.
(i) Le Symichtn d'Allalius , Uao» Joao. Pbocai,
n" lî>.
M'<mc{$ ^ochU$.
COURS DE DROIT CRi3IlNEL.
SEPTIÈME LEÇON (1).
Coup d'œil réirospertif sur Athènes comparée à
Rome. — Droit criminel de Rome naissante. —
Loi dos XII tables.
l'our apprécier les ressemblances et les
différences des anciennes républiques
de l'antiquité, résumons les principaux
traits de l'histoire politique et judiciaire
d'Athènes avant de commencer celle de
Rome.
Cne mobilité inquiète et progressive
semble caractériser la physionomie du
peuple athénien. Yoyez-le, personnifié
dans Thésée, arracher aux douze chefs
de tribus des douze dômes de l'Atlique ,
l'autorité locale et patriarchale, et fondre
dans la cité centrale ces élémens rivaux ;
ôter au sacerdoce domestique et judi-
ciaire des pères de famille ses plus belles
attributions , pour en revêtir des magis-
trats nommés par la cité, et ch;irgés du
dépôt des choses saintes , en même temps
que l'interprétation des lois et des juge-
mens. Ces magistrats n'offrent d'autre
garantie conservatrice des vieilles tradi-
tions que d'appartenir à la première
classe de l'État 2 , au sein de laquelle ils
doivent cire choisis. Voyez encore le
même peuple d'Athènes se soulevant avec
(l) Voir la rr dans le n» 4n , l. vu , p. 2M.
^'ij Tbùàce arail fait iroii cladsc» dans l'étal , cl
avait repou&te do la participation ait poavoir tus
deui dernières, cdlcs de» ajricuiivura et de» aiU-
ftans.
Dracon contre l'aristocratie de l'Aréo-
page , et enlevant à ce corps auguste la
plus grande partie de son pouvoir judi-
ciaire pour le transporter aux Éphètes :
puis l'œuvre de Dracon renversée à son
tour, moins à cause des excès de sa sévé-
rité législative que par suite du peu de
ménageinent qu'il garde pour tout ce qui
a ses racines dans le passé. On ne brise
pas impunément la chaîne qui lie à l'ave-
nir les temps qui ne sont plus.
La réaction qui a lieu contre le code
draconien ne peut être momentanément
apaisée que par le thaumaturge Epimé-
nide. Il faut qu'un législateur sage et mo-
déré soit appelé par le peuple le plus
passionné et le plus léger à lui donner
des institutions qui ne choquent ouver-
tement aucun des intérêts des diverses
classes de l'Etat et soient entre elles une
habile transaction. Solon est chargé de
cette œuvre difiicile.
Une fatale imprévoyance ou les exigen-
ces insensées de ses concitoyens le con-
duisent à d'immenses concessions envers
la démocratie. Si d'un côté il restaure
l'Aréopage, s'il donne aux trois premiè-
res classes de l'État les magistratures po-
litiques et administratives , d'un autre
côté, il appelle la quatrième et dernière
classe à concourir aux jugemens des cri-
mes d'État. C'était livrer à la popuiace
ranlu|ue prérogative du sacerdoce et du
patricial; c'était ravaler la justiceaurang
d'un instrument d'arbitraire placé entre
les in.nns des i>lus basiÇjS passions, Alors
PAR M. ALBERT DU BOYS.
27
les partis ne cessent de s'arracher mu-
tuellement le pouvoir : la tyrannie de
Pisistrate s'établit sous les yeux môme de
Solon; puis l'oligarchie domine sous les
trente tyrans; Périclès fonde le despo-
tisme sur la corruption, qu'il déguise par
l'élégance des arts et le charme de la pa-
role; plus tard, la démagogie rè^ne avec
Cléon, le vil adulateur des passions po-
pulaires ; enfin , Philippe et Alexandre
sèment l'or à pleines mainsdans l'Agora ,
et achètent les orateurs d'Athènes, qui
vendent leur patrie après s'être vendus
eux-mêmes.
Épouvantés des excès et de l'instabilité
des gouvernemens populaires, la plupart
des philosophes soupirent après le régime
monarchique- Platon désire un tyran aidé
d'un bon législateur ; Stobée demande un
sage sur le trône.
On ne comprendrait pas qu'un peuple
pût supporter pendant une si courte exis-
tence tant de révolutions et de calamités,
si la légèreté, qui était la première cause
de ses maux, n'en avait été en même
temps le remède. Les Athéniens étaient
des enfans que des hochets disiraient des
plus grandes douleurs. Les persécutions
lyranniques , les guerres intestines , les
massacres des factions rivales étaient à
peine suspendus par des trêves de quel-
ques jours ; de riantes solennités se pré-
sentaient, et on s'y livrait avec l'ivresse
de la joie et l'enthousiasme de la supers-
tition. Pendant la guerre sanglante du
Péloponèse, on célébrait des fêles sur des
débris encore fumaiis ; l'athlète du jour
faisait oublier le héros de la veille ; une
palme remportée aux olympiques conso-
lait d'une défaite; pour de tels peuples,
les grandes douleurs n'avaient rien de
bien sérieux, rien ne pénétrait profondé-
ment dans ces cœurs et ces imaginations
mobiles.
Rome se présente dans l'histoire avec
une altitude plus grave et une phy-
sionomie plus sévère. Son berceau est
placé entre les terreurs de la sombre re
ligion des Étrusques et les niAles exerci-
ces de la guerre. Elle s'élève obscuré-
ment, à l'ombre du foyer domestique,
où règne le père de famille. Elle est pa-
tiente, parce qu'elle a foi en son immor-
talité. Elle croit devoir durer autant qtic
lerocher duCapiiole. Dans ses évolutions
sociales , elle procède avec lenteur.
Comme l'a fait depuis l'aristocratie an-
glaise , le patriciat romain dispute pied à
pied les prérogatives civiles et politiques
au peuple qui veut y participer. Jamais
il ne va au devant d'une concession ; il
résiste, il élude, il ajouî-ne, et ne flé-
chit que devant une insurmontable né-
cessité.
« Il faudra , dit Michelet , plus de deux
cents ans aux Latins , aux plébéiens , pour
monter dans la cité -, deux cents ans pour
les Italiens; trois cents ans pour les na-
tions soumises à l'empire. »
Le caractère oriental et primitif est
plus fortement empreint dans l'histo re
de Rome naissante que dans celle de la
Grèce. Le patriarchat s'y montre uni au
sacerdoce. Le père de famille conserve
dans la vieille Étrurie les traditions de la
religion et de son pouvoir sous l'emblème
d'un certain nombre de mystérieuses for-
mules. Lacité se compose de l'agrégation
de ces pères de famille.
Leur pouvoir y reste long-temps fort et
incontesté, et c'est là le plus grand an-
tagonisme qui existe entie la constitu-
tion romaine et la constitution athé-
nienne.
Pendant qu'à Rome le père avait le droit
de vie et de mort dans toute son étendue;
à Athènes , le père avait seulement , à
l'égard de son enfant, la faculté de ne pas
l'accepter comme membre de la famille.
S'il ne le levait pas de terre au moment
où il sortait des entrailles maternelles, il
exprimait par là que le nouveau-né de-
vait être vendu comme esclave. Il pouvait
aussi répudier ou désavouer son lils en-
core mineur. C'était le bannissement de
la famille substitué à la peine capitale.
A l'âge de vingt ans(t), lejeune Athénien
était inscrit dans la phratrie, et dès l'in-
stant où il faisait ainsi son premier pas
dans la cité, il était émancipé , affranchi
de toute dépendance dans sa famille na-
turelle. Il pouvait alors se marier et de-
venir chef (le famille à son tour.
Le père n'héritait pas du iils: et s'il
avait un enfant mâle , il ne pouvait tester
pour le priver de sa succession. Ainsi. le
droit atlique abolissait re\Ii('r«^<!alion ,
(1^ \ oir la Ss. Il de la dernière leçon. Mir le jujc-
mcnt de Socrale.
J»
COURS DE DKOIT CRIMIINEL,
pir'lt5rail oiivortcmeni \c. lils aux asceii-
clans, et coiisacrail à son ('^gard le prin-
cipe d'anVaMchissmifnt el de si^paratioii.
Le droit romani, au contraire, nous
pr<îsente le pure de famille comme étant
i\ la fois chof lelif^ieux, chef f,'uerrier et
chef polilii|i'L\ Tous les sceptres sont unis
dans sa niani. UansTenceintede sonfoyer
domosti(ine. au\ pieds de ses pénates, il
est roi absolu ; il est tyran. Avec la ter-
rible formule: Sacer csto Pcnatibiis , il
peut frapper de mort tout membre de sa
famille, et chacun de ses arrêts est res-
pecté comme un oracle.
Alors mêmeque la puissance paternelle,
soumise à des lois, recjoit quelques mo-
difications, l'enfant y est assujetti depuis
sa naissance jusqu'à la lin de sa vie. Le
père peut le mettre à mort, le vendre
jusqu'à trois fois, l'enchaîner et le faire
travailler avec ses esclaves. Le iils de fa-
mille a beau revêtir la robe virile , être
promu aux premiers emplois de la cité ,
il est toujours mineur à l'égard de l'au-
teur de ses jours. Le consul Spurius Cas-
sius est jugé et exécuté aux pieds des La-
res domestiques. Vers la fin de la répu-
blique, un complice de Catilina est pour-
suivi et mis à mort de la même manière.
Dans le système de la loi attique , le
mari est un protecteur et non un maître ;
au lieu d'achet»*r sa femme par une somme
d'argent et d'en faire sa chose, il reçoit
de son beau-père une dot pour subvenir
aux charges communes du ménage. Le
mariage ne se présente pas sous la forme
exclusive d'une répudiation de la part du
mari : la femme peut accuser le mari
aussi bien qu'être accusée par lui ; elle
trouve auprès des tribunaux justice cl
impartialité.
Dans la loi romaine primitive, la femme,
loin d'être l'égale ou tout au moins la
compagne du chef de famille , est consi-
dérée comme sa propriété, comme sa
chose. Le futur époux donne en signe
d'achat une somme d'argent à celui (jui
doit être son beau père; puis, avec le fer
de son javelot, il partage les cheveux de
sa fiancée , lui fait gouler le gAleau sacré,
confarredlio , et la fait ensuite asseoir ù
son foyer; de la sorte, tout se passe sans
le consenlem«'nl de la femnn'. D'une part,
il y a tradition; «le l'autre acquisition et
prise de possession. Après la (.vfifarrca-
tio, parait une autre forme de mariage
appelée voeniptio : cette forme nouvelle
est un progrès évident vers un adoucis-
sement de mœurs. Elle exige le consen-
tement mutuel des époux, et reconnaît
par-là à la femme le droit de vouloir et
de choisir ; elle ne la considère plus
comme Tinstrument passif de la généra-
tion et de la perpétuité de la famille;
mais alors encore la mère de famille n'est
considérée que comme la sœur de son lils,
erat mulier mater-familias viroLoco (iUœ.
Une fois qu'elle était entrée dans la mai-
son conjugale , le mari devenait son maî-
tre et son juge; il pouvait la mettre à
mort, non seulement dans le cas de vio-
lation de la foi conjugale , mais pour des
motifs légers; par exemple, lorsqu'elle
avait bu du vin et dérobé les clefs.
A Rome, l'autorité du père s'étendait
sur tous les membres inférieurs de la gc/z^,
sur les cliens et les colons qui s'étaient
groupés sous la protection de sa lance et
de ses Pénates.
Adversàs hosteni œterna aiictoritas
csto. Ilostis , Iiospes, c'était l'étranger
accueilli en vertu du droit d'asile. La ville
de Komulus fut fondée sur le droit d'a-
sile, comme celle d'Athènes, où nous
avons vu Orcste embrasser en suppliant
les autels de Minerve.
L'étranger à Rome devait s'agréger à
une famille et se soumettre à la sainte et
imprescriptible autorité d'un/Jc/e.
Ainsi, quiconque avait ley'a^ Quiritiurn,
le droit de la lance et du sacrifice, exer-
(jait une sorte de royauté religieuse et
armée dans le cercle de la famille agrandi
par la loi.
Les pères réunis sous le nom de Quintes,
formaient le sénat, présidé par le roi ;
dans leurs assemblées générales , ils ju-
geaient les crimes d'État et le petit nom-
bre de délits que chaque père de famille
ou patron ne voulait pas réprimer lui-
même parmi les gens de sa famille. La
formule de jugement public contre le
criminel condamné était celle-ci : Saccr
esio Jovi Capitolino. Toujours la pu-
nition du coupable se présente sous
la forme d'une expiation sacrée. Dans
l'enceinte du foyer domestique , sa tête
est dévouée aux dieux Pénates; dans la
cité, elle est dévouée à Jupiter, le dieu
prolecteur de la patrie, Lç père condamne
PAR M. ALBERT DU BOYS.
29
pour repousser loin de lui et de sa fa-
mille la solidarité du crime commis ; le
sénat condamne pour que cette solidarité
ne vienne pas atteindre l'État qu'il gou-
verne et représente.
Quant aux délits que les chefs de fa-
mille commettent les uns envers les au-
tres, il n'y a contre eux, dans le principe,
aucune autorité, nulla auctoritas. La
curie peut (1) seulement déclarer qu'ils
ont mal fait , improbe factum. Cette im-
punité est une espèce d'autorisation don-
née aux patriciens de se venger person-
nellement. La vengeance privée se pré-
sente ici comme une prérogative de caste,
de même que le duel fut dans le moyen
âge le privilège de la noblesse. Que , si
après quelque forfait inexpié, de grands
malheurs viennent menacer la patrie ,
alors un àesphres doit se dévouer; à dé-
faut du coupable, l'innocent paie la dette
de l'expiation. Curtius se précipite dans
le gouffre sacrée Décius se jette au milieu
des bataillons ennemis.
Ces hauts privilèges du patriciat ne du-
rent pas toujours. Par suite de la chute
des Tarquins et du parti étrusque , le
caractère religieux qui dominait chez les
pères conscrits fait place à un caractère
plus spécialement guerrier. Les combats
endurcissent les âmes. Le patriciat, en
quittant le liluiis augurai pour le glaive
et le javelot, devient de plus en plusdur,
farouche, despotique. Le patron se trans-
forme en tyran. Des lois atroces sont por-
tées en faveur des créanciers patriciens
contre les cliens leurs débiteurs; les ri-
gueurs de la discipline militaire contre
les (2) plébéiens enrôlés sous le drapeau,
font place à des rigueurs plus grandes
encore dans le repos de la paix. Le peu-
ple se lasse et se soulève; il se retire en
niasse sur le mont Aventin, hors de l'en-
ceinte sacrée de la cité. Ln se réunissant,
il s'est compté et il a compris sa puis-
sance. Celte révolte pacifique, Cf'tle sc-
ce^sio» jette la terreur chez les patriciens.
Les Yolsqucs, qui habitaient à quelques
lieues de Home, s'approchent et mena-
cent les remparts. Le patriciat a baissé
sa fierté; il négocie, il transige: il est
(1) Mictielel , llisloire romaine.
(2) Voir los pages lôo , l^iG et suivnnk'S du 1''
vol. Ue VUisUHtc romaine de M. Micbolei.
obligé de faire des concessions; il aban-
donne une partie de son autorité et de sa
juridiction antique : le tribunal s'élève
et siège sur le seuil où les Quirùtes gou-
vernaient mystérieusement et sans con-
trôle. La barrière tombe entre le peuple
et l'aristocratie. Une immense révolution
commence et s'accomplit peu à peu dans
le cours des siècles.
Cependant, malgré la création du tri-
bunal, les Quirites, retenant exclusive-
ment la connaissance des formules sa-
crées, sacra pri^ata et pubUcaj peuvent
seuls juger et appliquer la loi . et les dé-
lits qui échappent aux attributions du
père de famille siégeant au foyer domes-
tique, retombent dans celles des consuls,
ensuite des questeurs et des décemvirs,
puis enlin des préteurs qui siègent assistés
de quelques patriciens au foyer de la
cité.
On sait quelle fut dans les premiers
siècles la puissance de la forme emprun-
tée principalement au droit augurai des
Étrusques. Quelquefois,c'étaient des sym-
boles muets employés par le père de fa-
mille, comme quand il simulait un combat
pour disputer la possession d'un fonds.
D'autresfois, c'était l'emploi d'une langue
mystérieuse et sacrée dans les actes de la
vie privée et publique.
La connaissance du droit était donc
indissolublement unie à celle de la reli-
gion ; et en la gardant comme un privilège
héréditairement transmis, les patriciens
conservaient sous plusieurs rapports leur
antique suprématie. Les tribuns avaient
obtenu que la loi lût votée dans les as-
semblées populaires par tribus . et ils
avaient^arraché ainsi aux pères conscrits
une partie de leur pouvoir législatif ;
mais ceux-ci , toujours chargés de l'ap-
pliquer comme juges, comme adminis-
trateurs, comme chefs militaires, avaient
la faculté de l'annuler ou de la laisser
tomber en désuétude.
Les plébéiens de Uome ne pouvaient
pas se contenter du litre de souverains
législatifs au forum quand, aux pieds des
tribunaux des patriciens, ils n'étaient pas
même des personnes civiles; ils voulurent
ù toute forcesorlirdecellesilualion con-
tradictoire, et linirent par obtenir qu'on
rédigerait une constitution écrite (jui leur
rendit accessible la conuais^aiiccdu droit
9Ù
œuns DK nnoTT criminel,
et leur donnât une pince définitive dans
la cité. On conila d'abord cette mission
législative à dix st^nateiirs choisis parmi
les plus inshiiits. les plus t'tjuii.ibles et
les plus populaires. Appius. le plus cé-
lèbre d'entre eux, domina bientôt sescol-
lèi^ues , soit parle despotisme de son
caractère, soit par la supériorité de ses
connaissances. 11 se lit l'instrument du
mouvement démocratique . comme on
voit des loids d'Anf,'leterre se mettre à la
tête du parti radical : il fut prorogé dans
sa charge de décemvir. et l'adjonction de
quelques plébéiens qu'on lui donna en
cette qualité comme coopérateurs ne fit
que l'ailler à achever son ouvrage suivant
l'esprit dont il avait voulu l'empreindre.
Les républiques de l'antiquité . quand
elles ont voulu se donner un corps de
lois , ont toujours déposé leur pouvoir
entre les mains d'un homme ou de quel-
ques hommes renommés pour leur sa-
gesse ou leur profonde science. Cette
marche est indiquée par l'impossibilité
de rédiger un Code quelconque dans une
réunion populaire ou même dans une
assemblée délibérante assez nombreuse.
Le Code dont Appius fut le principal
rédacteur, est connu sous le nom de Loi
des Dcnze Tables. Ce monument législa-
tif ne nous est pas parvenu en entier ;
nous n'en avons que quelques fragmens
recueillis çà et là dans des citations de
divers auteurs. La science des Alle-
mands (I) a essayé de faire un corps com-
plet avec ces membres épars et mutités.
Dt'lachons à notre tour de cette recom-
position patiente les débris incohérens
qui pourront nous servir à construire
l'hi'^toire du droit criminel chez les Ro-
mains.
Une partie de la Loi des Douze Tables
ne fait que conserver par écrit d'ancien-
nes coutumes usitées depuis long-temps
dans la république. On y retrouve les tra-
ces d'une civilisation encore informe,
qui substitue nue procédure ^ d^ini sau-
vage, mais régulière . au terrible droit de
la vengeance personnelle. L'offensé ne
peut plus tendred'embuchesh l'offenseur,
la nuit , au détour du chemin : l'emploi
de la force lui est ''2) permis; mais il ne
(1) Voir le travail de Dirkscn sur ce 6uiel.
'2^ Doinde . manus . iDJeclio . eslo • in . jus . ducilo.
Frac. 2 , icrtia labula.
doit en faire usage que pour amener son
ennemi devant le juge, et pour récla-
mer en pleine place publique, au grand
jour ^1), la réparation de l'outrage ou
du tort qui lui a été fait; il peut même
demander main-forte à des témoins pour
contraindre le récalcitrant à se présenter
devant la justice: il lui doit un cheval,
s'il est malade, mais pas de litière. La
lutte judiciaire se rapprochera le plus
possible , dans sa forme et dans ses effets ,
de la lutte physique qu'elle est appelée à
remplacer. Ce sera un véritable com-
bat (2) , où le vaincu , s'il ne peut se ra-
cheter, appartiendra au vainqueur.
Celte étrange procédure est également
applicable au civil et au criminel , au
débiteur et au délinquant : il semble
monstrueux au premier abord que les
obligations ejc contracta et ex delicto
soient mises sur la même ligne, et que
leur violation entraîne des elfets sembla-
bles. D'après nos idées modernes, il n'y
a aucun rapport entre un contrat privé
qui lie deux citoyens, et la dette du cri-
minel envers la société dont il a troublé
l'ordre. Mais dans les idées des siècles hé-
roïques et à demi civilisés, celui qui a por-
té atteinte à la fortune ou à la vie d'un ci*
toyen est censé n'avoir commis qu'une of-
fense privée dont la réparation doit être
poursuivie, non par la société, mais parle
ciioyen lésé ou par sa famille. Les conspi-
rations contre l'Etat ou les délits contre
la religion sont seuls qualifiés crimes so-
ciaux. D'ailleurs, comme le meurtrier
peut se racheter par une composition
pécuniaire, tout se résout pour lui comme
pour ledébiteuren unequesliond'argent :
à défaut de la somme exigée ou due , l'un
et l'autre sont tenus d'abandonner leur
personne à l'offensé ou au créancier dont
les réclamations sont reconnues fondées
par la justice.
Entendez maintenant l'inflexible Loi
des Douze Tables dire au vainqueur ju-
diciaire quel usdge il doit faire de son
triomphe :
« Que le riche réponde (3) pour le riche;
(l) Solis . occasus . suprenia . leojpeslaâ . eslo.
Fr. î>, prima tabula.
['!) Si . qui . in . jure . minum . ronserunt. Tit.G,
fr. .;.
(.') Fr. I. .4s*i<tiio . vinJcx . ;issidtius . Cîto, — Pro-
lelario . quisquis . i^olet . viDdex . este.
PAR M. ALBERT DU BOYS.
31
I pour le prolétaire, qui voudra
t L'affairejugée, trente jours de délais
« S'il ne satisfait au jugement; si per-
« sonne ne répond pour lui , vous l'em-
t mènerez attaché avec des chaînes qui
< pèseront quinze livres ; moins de quinze
a livres, si vous voulez. — Que le prison-
« nier vive à ses propres frais- sinon,
« donnez-lui une livre de farine ou plus,
< à votre volonté (1). » Ainsi, la loi veut
bien fixer un maximum de rigueurs dont
elle permet au vainqueur de ne pas se
prévaloir. Continuons :
« S'il ne s'arrange point, tenez-le dans
«les liens soixante jours; cependant,
c produisez-le en justice par trois jours
i de marché, et là, publiez quelle est la
f quotité de la somme due (2).— Au troi-
I sième jour de marché , le coupable
t sera mis à mort, ou bien on pourra
I l'aller vendre à l'étranger au-delà du
I Tibre. Si plusieurs ont gagné le procès
«contre lui, ils peuvent couper et se
« partager son corps; s'ils coupent plus
« ou moins, sans fraude, qu'ils n'en soient
f pas responsables (3) ! >
Ce dernier paragraphe est tellement
révoltant, que la plupart des commenta-
teurs l'ont entendu dans un sens figuré ;
ils ont cru qu'il s'agissait du prix auquel
le malheureux captif serait vendu, et non
de son corps même; ils ignoraient jus-
qu'où a pu aller la barbarie humaine; ils
ne savaient pas combien la vengeance
privée était implacable et difficile à as-
souvir. Les temps héroïques touchent à
ceux des sacrifices humains; les peuples
ne remontent à la civilisation que par un
chemin de sang et de larmes.
(1) Tertia lab. , fragm. I. — Rébus . jure . ju-
dicalis . triginta . (lies . justi . sunlo.
Fr. .">. — Ni . judicatum . facit . aul . quips . endo .
em . jure . yindicit . secum . ducito . vincito . aut .
nervo . aul . compedibus . quindecim . pondo . ne.
majore . aut . si . volet . minore . vinrito.
(2) Fr. a. — Ëral jus inlerca paciscendi : ac , nigi
pacli forent, habobaniur in vincuHs dies sexaginla ;
inlcr eus dies Irinis nundinis conlinuis ad praUorem
in roncilium proilucebanlur , quantirque pecuniic ju-
dirali essont prccdicabatur.
(3) Fr. 6. — ïerliis aulora nundinis oapite po»-
nas dabant, aut trans Tiberim percgre vonuniibant.
Si plurcs forent , quibus rcus csset judicatus , secarc
si vellenl atque partiri corpus addicli sibi hoininis
permiseruut. Teriiis nundini.s parles sccauto. Si plus
niinusve secueiunt, &q fraude , eilo.
J'émettrais donc au moins un doute
sur la manière dont cette loi devait être
interprétée dans les siècles reculés où
elle n'était encore qu'une coutume peu
écrite. Plus tard, je pense en effet que
l'adoucissement des mœurs la modifia et
la rendit telle que les commentateurs
l'ont comprise. Ce fut un progrès sem-
blable à celui qui s'opéra , quand . au
lieu d'égorger les prisonniers de guerre,
on se contenta de les réduire en escla-
vage.
La pénalité tirée des anciennes coutu-
mes est d'une sévérité atroce. La peine
de mort y est prononcée contre ceux qui
mettent le feu à une maison ou à un tas
de blé placé près d'une maison, contre
ceux qui dérobent les fruits ou la moisson
d'autrui, qui envoient pendant la nuit
leurs troupeaux dans le champ d'un voi-
sin; leur supplice consiste à être pendu
aux autels de Cérès. Celui qui la nuit
coupe l'arbre de son voisin , doit payer
vingt-cinq livres d'airain ; pour quicon-
que chante des vers impies, le poison.
Les patriciens conservent encore ou éta-
blissent la peine de mort contre ceux qui
font des chansons diffamantes ou fout
partie d'attroupemens nocturnes. Les
plébéiens à leur tour obtiennent des ga-
ranties contre les patriciens oppresseurs.
Si le patron j dit la loi, machine pour
nuire au client , que sa tcte soit dé^'ouéc.
Fatronus si clicnti fraudein fecerit,sacer
esto. La terrible formule retombe sur ceux
qui eu ont tant abusé. Ce n'est pas tout, le
patricien conserve le pouvoir judiciaire :
il ne faut pas qu'il puisse violer impuné-
ment l'équité dans l'exercice de ces sain-
tes fonctions. Aussi la loi décide que
le juge suborne est puni de mort, le
faux témoin précipité de la tvche Tar-
péienne {\). De la sorte, les clieiis ou
membres de la gens que le patron ap-
pellera à se parjurer pour lui , seront
dans l'alternative ou des vengeances de
leur chef, ou des supplices infligés par le
législateur.
Au resie, la seconde partie de la Loi
des Douze /V/i'/cv contient rétablissement
d'une institution destinée à corriger dans
l'exécutiou l'atrocité des lois pénales. On
voit dans le titre l.V que le dioil est donne
(I) Aulu-Gelle, lib. i , c. 1.
32
COURS DE DROIT CRIMINEL,
au peuple de nommer (1) des quesleurs
pris parmi les patriciens , et charj^t^s de
présider au jn^MMueiit de tout crimi^ ein-
porlaiU la peine capitale; ces ijucsteurs
étaient appelés questeurs de parricides.
Le peuple peut nn^me se démettre du
privilé:;e de connaître (2) des crimes
d'État, et en renvoyer l'instruction et le
ju^'enient aux questeurs qu'il nommait
spécialement pour chacune de ces af-
faires.
L'institution des (;uesteurs semble avoir
eu pour but, au moins transitoire, de
poser une limite à la redoutable autorité
des décemvirs, qui, revêtus du pouvoir
exécutif et législatif, tendaient encore à
envahir en entier le pouvoir judiciaire.
Cette réunion de pouvoirs devait en-
gendrer, ainsi qu'on le vit en effet , la
plus monstrueuse tyrannie. Le peuple
voulut avoir des garanties contre l'arbi-
traire, du moins lorsqu'il s'agissait des
crimes les plus graves et des peines les
plus fortes; il voulut même une arme
dont il put user au besoin contre les dé-
cemvirs eux-mêmes, s'ils devenaient in-
justes et oppresseurs. Appius, qui voulait
flatter le peuple pour le dominer et pour
dominer par lui le sénat, consentit faci-
lement à ce démembrement de son auto-
rité. Il espérait toujours exercer une
immense influence sur le choix des ques-
teurs et sur la conduite de l'instruction
qui leur serait confiée. Il arriva pourtant
qu'après la réaction politique qui le pré-
cipita du faîte des honneurs , il fut vic-
time du pouvoir judiciaire (o) qu'il avait
réservé au peuple.
Çuœstorcs vient de fiun'siio , instruc-
tion , information. Les questeurs étaient
donc principalement considérés comme
juges d'instruction. Tout ce qui se rap-
(1) !.. II, ,2ô, De (trig.jar.; et Cicer. De Re-
publ., lib. Il, c. 31, edil. Aogelo Wai. — ijueeslores
consliluebanlur à populo, qui capitalibus rthus pra*-
essenl : iii appt'iljbanlur quiiilorcs parricidii , clc.
(2) La ngle généralo pos»;e par les xii labiés était
qae le parriridiutn w [louvail être jugé que par le
peuple dans les comices des centuries. CVji sans
doute une des concessions (jue Ot Appius aux pic-
béiens pour se rendre populaire.
(."5) Il se tua dans sa prison pour éviter la peine
capitale. Hans celte rirronstani c , le peuple ne
nomma pas de questeurs , et exerçti ses fondions
judiciaires par &C3 iribuDs cl par luimOme.
portait à l'information judiciaire était
de leur compétence. C'étaient eux qui
présidaient (1) à la torture, depuis appe-
lée (jHcslion : la torture était regardée
comme inséparable de toute instruction
en matière de crime capital ; elle ne se
donnait qu'aux esclaves.
Dans l'ancieime Rome, les maîtres eux-
mêmes pouvaient donner la question à
leurs esclaves, en vertu de la juridiction
du pouvoir paternel. Ils convoquaient
leurs amis et leurs hôtes au foyer de fa-
mille, devant les Lares domestiques, et
là ils procédaient au moyen de la tor-
ture (2) à leurs investigations judiciaires.
On dressait procès-verbal des réponses
qui étaient faites par les malheureux pa-
tiens, on le faisait signer par les témoins,
puis on fermait soigneusement les ta-
blettes où il était écrit, pour ne le pro-
duire qu'au jour du jugement.
Après l'établissement des quesleurs, la
question ordonnée en justice se donnait
publiquement au milieu du Forum.
La question fut soumise plus tard à de
nouvelles règles lors de l'institution des
préteurs. JNous reviendrons dans le cours
de cette histoire sur cet important sujet.
L'établissement d'une magistrature spé.
ciale nommée par le peuple pour les cri-
mes capitaux, marque une ère nouvelle
dans la procédure romaine. Les crimes
commis par les cliens des sénateurs
échappent à la juridiction du chef de fa-
mille pour tomber dans celle du ques-
teur ; ceux commis par les pères con-
scrits n'ont pas le privilège de l'impu-
nité , la loi ne fait plus acception (3) de
personnes, pas plus pour protéger que
pour condamner, i.nhn le meurtre et
l'assassinat ne sont plus abandonnés aux
poursuites privées, régularisées seule-
ment par une espèce de visa judiciaire.
Ces crimes sont compris sous (À) le nom
générique de parricidiuni. Les compo-
sitions pécuniaires ne sont plus arbitrai-
res : elles sont réglées pour toutes les
circonstances graves. Dans le cas de la
f l) Sigonius , De J urc italien.
{'!) Voyez la v leron , p. I08 , t. vu.
(.") T. i), fr. 1. Vêlant xii tabula* leges pnvis ho-
minibus irrogari. Cicvro , pro dçmu tua,
(i) Il parait cependant que la connaissance de ces
crimes oc fut ùléc aux décemvirs, puis aux consuls,
qui: lors de l'iDSlilulion dcâ préteurs.
PAR M. ALBERT DU BOYS.
33
rupture d'un membre , la vieille loi du J devait se présenter nu , les reins ceints
talion (1) est applicable, 711 c^^/;^eo7?^^5Cf7^
s'il n'y a pas d'arrangement ; et un peu
plus loin, l'indemnité est fixée à trois
cents «s s'il s'agit d'un homme libre, à
cent cinquante s'il s'agit d'un esclave (2).
Il semble qu'il y a un progrès immense à
compter l'esclave pour la moitié de la
valeur d'un homme libre, et à lui don-
ner des protections légales. Cependant
cette amende était peut-être instituée en
faveur du maître, dont les intérêts étaient
lésés par l'incapacité de travail de son
esclave. Pour un autre genre de délit con-
tre les personnes, les injures, la compo-
sition pécuniaire est fixée à vingt-cinq
livres d'airain (3).
La procédure criminelle et la pénalité
relatives aux crimes contre les person-
nes offrent des caractères particuliers
qu'il est bon de connaître. On avait le
droit de tuer le voleur pris la nuit en
flagrant délit, et le voleur de jour qui
se défendait avec une arme.
L'enfant convaincu de vol et désarmé,
était (4) amené devant le juge ou décem-
vir et battu de verges. L'esclave reconnu
coupable de vol manifeste était roué de
coups, et précipité du liaut de la roche
Tarpéienne.
Quant à l'homme libre et arrivé à l'Age
de puberté, il appartenait à celui au
préjudice de qui il avait commis le vol,
s'il ne se défendait pas, et si le crime
avait été commis en plein jour. On appe-
lait voleur manifeste celui chez lequel
on retrouvait l'objet volé, en observant
les cérémonies suivantes. Le proprié-
taire, qui se portait partie plaii^nante,
(1) Si membrum rapil, ni cum co pascit , talio
eslo. FesUi3,V. Talionis.
(2) Tit. a , fr. Z. Proplor os vero fiacluin aul col-
lisum trecentoruin assiuin pœna crut : al si servo ,
centuin cl quinquacinla. Gaïus , instilul., •; 22."i.
{7>) Til. V,. fr. 1. Si injutiam laxil . alleri . vi^inli.
quinque . œris . pœnœ . sunlo. A. Gellius , lit). \x ,
c.ip. 1.
(') Ex coleris autem manifeslis furibus liboros
verl)erari, addicique jusserunl , ei cui raciura fur-
lun> csset , si modo id liici fccissonl , neque so
4elo dol'ondissonl : servos itoin furli manilVsii pron-
sos verbcribus aflici el c saxo privcipilari ; sod pue-
ros impubcros pra>loris arbilralii verberari voluf-
rnnl, noxamquo ab bis factam sarciri. A. Gellius,
lib. Il , c. IK.
d'une toile de lin, un plat à la main , sur
le seuil de la maison soupçonnf'e . y en-
trer (1) dans ce bizarre appareil, et. s'il
y trouvait l'objet qui lui avait été dérobé,
il mettait la main sur le voleur, qui était
reconnu pour être voleur manifeste. On
retrouve dans cette espèce d'inforrra'ion
criminelle, les traces du vieux symbo-
lisme religieux. Le plat était le signe de
la demande. La nudité était une garan-
tie contre la fraude : le plaignant ne
pouvait pas , en cet état , introduire fur-
tivement l'objet, et se dire volé. Celui
qui était convaincu au moyen de ces cé-
rémonies payait le triple de l'objet volé,
s'il avait cette valei:r à sa disposition;
autrement il devait donner sa personne.
Celui qui était convaincu, mai-^ sans être
voleuj' 77ianifeste, payait le double de
l'objet dérobé. Ainsi la pénalité était
proportionnée à la qualité des indices et
non à la gravité du crime. En théorie,
une législation qui procède d'après de
pareils principes semble absurde. Dans
la pratique, elle a moins d'inconvéniens
qu'on ne pense. En France, jusqu'en 1789 ,
on a condamné d'après la qualité des in-
dices. Le criminel qu'on reconnaissait
manifestement coupable d'assassinat était
condamné au dernier supplice. Celui
qui n'en était que vi'Iu'mente/ncnt soup-
çonné était seulement envoyé aux galères
pour toute sa vie. Le même usage se pra-
tique encore dans plusieurs pays d'Italie.
En droit, il ne peut pas se justifier. En
fait, le jury, qui. abusant de son irres-
ponsabilité, doit pouvoir, (juand il n'est
pas pleinement convaincu d'un assassi-
nat, écarter la préméditation ou admet-
tre des circonstances attéiuiantcs, arrive
aux mêmes résultats qui" les tribunaux
criminclsd'ltalip. L'omnipotence du juge
produit les mêmes effets que les pres-
criptions étroit» s de la loi pénale fondée
sur la gradation des preuves. Les déceui-
virs s'étaient réservé la connaissance de
tous les crimes autres que les crimes ca
(l) Conccpti cl oblali furli pœna ex loge xii la-
bularum inpli t'sl. — Prircipil lex qui qua;rorc ve-
lil , luidus <|ua'ral , linloo cinclus , lancein habons ;
qui si qiiiil invoneril , jubol el lex furlum manifos-
lum esse. Gaïus , Inslitut. , lilt. iil , p. Il><). Voir
M. Miibelel, His(. romaine: Hujo , Histoire du
Droit romain.
34
COURS DE DROIT CRIMINEL
pilaux. Cliacuii doux reiulail ù son tour
la jiislice tous les tli\ jours (1), et avail
alors les lioimeuis des licteuis portant
les faisceaux. Ou sait l'abus que lit A|)-
piusde ce pouvoir judiciaire dans la nial-
lieureus»' alïaire de \ ir^iuie. Les plé-
béiens eurent Ifur Lucrèce , et le couteau
fumant de Virginius dévoua à l'exécra-
tion populaire la tyrannie des déceutvirs.
Dans notre siècle, où la philosophie de
I histoire a j;énéralisé la manie de voir
des symboles parlonl où nous étions ac-
coutumes à adint ttre des faits inléressans
et des événemens dramatiques, on n'a
pas manqué de contester U vérité du bel
épisode où Tite-Live raconte le meurtre
de Virginie. H est possible que la tradi-
tion et le chroniqueur aient embelli de
quelques ornemens le fait primitif^ mais
vouloir le nier d'uno manière absolue ,
c'est tomber dans cet esprit de système
au moyen duquel on pourrait bien, au
bout de deux mille ans. présenter Napo-
léon comme un type fabuleux et un sym-
bole historique, en contestant que ce nom
ait jamais été celui d'un personnage
réel. Une philosophie vraiment chré-
tienne doit se garder avec soin de cette
dangereuse tendance de la critique mo-
derne.
L n autre fait relatif à l'origine de la loi
des douze Tables a été également mis en
doute par les historiens et les juriscon-
sultes du dix-neuvième siècle, tant Alle-
mands que Français. Je veux parler de
l'ambassade solennelle (2) qui aurait été
envoyée de r»ome à Athènes r<in452 avant
J.-C. pour étudier les lois de cette con-
trée. On donne, il faut l'avouer, des rai-
sons assez solides à l'appui de ce doute.
II e>.t assez extraordinaire, ainsi qu'on le
remarque, que les historiens grecs du
temps n'aient fait aucune mention d'un
événement qui devait 11 itler à un si haut
degré la vanité nationale (3). D'ailleurs,
(1) Voir Tite-Livp.
(2) Elle aurait ou pour chcti principaux Spurius
Poithuiiiiu» , SerTMis Sulpirius et A. Manlius , per-
sonnages coiisulaireâ , ({ui seiaienl parlis mut truis
galères décorées avec loul le Une ((uc Rome pouvait
déployer h ceMe époque. Vo-r Tito-Liie.
(.") M. l'onreU't fi dirers auteurs de droit soa-
liennenl re systéiup. .M. .Michelti lappule sar des
raisons assex nrurcs : les premiers liisloriens de
Rome furonl leg Grecs el remonieoi ù la sccyndc
, PAR M. ALBERT DU ROYS,
trouve-ton dans la loi des douze Tables
(|uel(|ue imitation des loisde Solon?]Nous
avons déjà vu l'anlagonisme i\\\\ existait
entre la constitution de la famille ro-
maine et celle de la famille athénienne.
La pénalité n'offre pas non plus do rap-
ports bien intimes. Cependant, il y a une
disposition de la loi qui est la même
dans la législation desdécemvirs et dans
celle de Solon, c'est celle qui donne droit
de tuer le voleur de jour, qui se défend
avec une arme, et le voleur de nuit même
sans armes. Mais cette loi est fondée sur
un principe de défense personnelle qui
doit être commun ù tous les peuples.
Elle existait chez les Hébreux. Peut-être
y aurait-il de plus grands rapprochemens
à faire entre les procédures criminelles
des Romains et des Athéniens. Ainsi
quand les deux parties s'accordaient
avant le jugement, le préteur ratifiait
leurs accords, comme le juge était obligé
de le faire à Athènes. Le coucher du so-
leil terminait le jugement et fermait les
tribunaux, solis occasus suprema tcm-
pestas esLo. Petit fait observer que, sui-
vant la loi de Solon, les arbitres sié-
gtaient aussi jusqu'au soleil couchant.
INIais la similitude de lois et d'usages nés
de la loi naturelle et d'habitudes com-
munes à tous les peuples de l'antiquité
païenne n'a rien que de simple et de na-
turel. On pourrait tirer peut-être des in-
ductions plus puissantes de l'établisse-
ment des ^/iuci^iore^ parricidii. Cette in-
stitution semble se rapporter à celle de
l'archonte introducteur des causes de-
vant les cour.s de justice. L'idée de la
création des décemvirs eux-mêmes pour-
rail être rattachée à l'archontat d'Athè-
nes, qui comptait aussi dix magistrats
chargés de l'administration piincipale
des affaires de la répub ique.
Enfin. Cicéron cite cotnme étant pres-
que textuellement tirée des lois de Solon
la disposition de la loi des douze Tables
{guerre punique. Ils devaient accueillir avec partia-
lité cl ciiibeilir d\)rni-iii('nl toute tradition à laquelle
leur or(;ueil national était intéressé. Lis liisloiiens
que nous avons conservés ne s'accordent pas sur lo
lieu où celle ambassade aurait été envoyée. Titc-
Live ne la fait aller <|irà Athènes; Denis d'ilalicar-
nasse dans toutes les villes de la Grèce , excepté
Sparte ; Trébonien à Sparte seulement ; Tacite dans
toute» les villes connues, accHii quœ utquç cgrtgxa.
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
^
qui défendait le luxe des funérailles, | poindre pour les plébéiens. Cette légis-
et les lamentations qui les accompa- lation est toute pleine de cette dualité
gnaient (1). puissante qui ne s'éteignit qu'avec la ré-
Mais quand même on reconnaîtrait i publique; elle respire la lutte et le com-
dans plusieurs portions du droit public | bat entre le principe aristocratique et le
et privé adopté alors à Rome quelques i principe populaire. Placée comme un
emprunts faits au droit attique . et il i antique monument sur le seuil d'un nou-
faut avouer qu'il n'y a à cet égard que de ^ veau moiide , elle fut révérée par la caste
patricienne comme un témoignage de sa
splendeur des anciens jours; par le plehs,
comme la première garantie obtenue
contre une intolérable oppression. Les
jurisconsultes romains étaient élevés
dans le respect de ce code vénérable que
les àiècles entouraient de leur pres-
tige : leur patriotisme partial le mettait
bien au-dessus des lois de Lycurgue , de
Dracon et de Solon ; la loi des douze Ta-
bles était pour eux ce que la grande
charte d'x\ngleterre fut pour les Black-
stone , les Burke et les Erskine. Fi-
dèle aux vieilles religions légales de
sa patrie. Cicéron. au milieu du scepti-
cisme des derniers temps de la républi-
que , ne craignait pas de s'écrier : < Dus-
i sé-je révolter tout le monde, je dirai
c hardiment mon opinion. Le petit livre
< des douze Tables, source et principe
« de nos lois, me paraît bien préférable
« à tous les livres de philosophie, et par
< son autorité imposante et par sa haute
c utilité (1). >
Albert du Boys.
légères présomptions , on ne devrait pas
en conclure que l'ambassade dont parle
Tite-Live ait réellement eu lieu. Suivant
plusieurs autres auteurs, les décemvirs
eurent recours, pour la confection et la
rédaction de leurs lois, à un Grec banni
d'Éphèse, appelé Herraodore (2). Cette
espèce de secrétaire du décemvirat au-
rait bien pu mêler à l'ouvrage auquel il
concourut quelques élémens de la légis-
lation empruntée à la Grèce.
Disons pourtant que ces élémens y sont
tellement épars qu'ils peuvent à peine y
être aperçus. La dure et sévère physio-
nomie de la vieille Rome est fortement
empreinte dans ces tables d'airain. La
loi décemvirale , comme Janus , est à la
fois tournée vers le passé qu'elle résume,
et vers l'avenir, dont elle contient les
germes. La puissance paternelle et patri-
cienne y rayonne encore avec éclat,
mais un nouveau jour commence à y
(1) De Legib., lib. ii.
(2) Pline dit que l'on éleva une statue à Hermo-
dore sur la place des Comices ; Strabon aflirme
qu'Uermodore scripsil quasdam leges romanas ; et
Pomponius dit : fuisse decemciris leguin ferendarum
auctorem.
(!) Cicero, De Oralore , îib. iii.
REVUE.
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE ,
HISTOIRE DE LA NAISSANCE DE L'ÉGLISE, DE SON OHGAMSVTION ET DE SES
PROGRÈS PENDANT LE PREMIER SIÈCLE, |)ar F. SALVADOR, H vol. in-S\
Paris, 1830.
M. J. Salvador est juif: il a publié de-
puis (|uelques années une Histoire des
institutions de Moïse et du peuple hébreu ,
destinée, comme il nous l'apprend lui-
mOme, <> présenter les principe^: rpnsii-
tutifs de l<r sagesse infellectuelle et de
rorg;anisiition sociale des Juif\ sous un
aspect tout différent de ce ffu'on at^ait
coutume d'admettre , c'est-à-dire, à effa-
cer tout caractère merveilleux , lontf*
3()
JÉSUS-CIIRTST ET SA DOCTRTNK.
trace d'inspiralion rcli^'ieuse des livres
de l'ARcien Teslninenl, et à réduire Tliis-
\o\vc vl \.\ Irgislalioii mosaïques aux pro-
portions tlii pur iKiLuralisinc. Ce n'est
pas chose nouvelle assuréiiienl ({trune
sfinblablt* terilativ»'; nous avons assez
de livres ilans lesquels Abraham cesse
d'<Mre le pcre des croyaiis , pour devenir
un sage, un philosophe, fondateur de
la cite jiii\-c : où Ion voit I\loiî.e chanj^é
en un j;(^nie éiiiinemmeut constituant,
qui tient fort bien sa place entre Ly-
curgue et l'abbt^ Syeyès ; les prophètes,
les tins de Dieu , correspondre, dans leur
genre , aux êtres favorisés , (/u'on appel-
lerait de nos jours les en fans de l'intelli-
gence _, des arts, ou du génie, etc. Aujour-
d hui , le même auteur lente de pratiquer
absolument la mOme opération sur le
christianisme. C'est l'affaire de deux vo-
lumis//z-8", ni plus, ni moins, après
lesquels M. Salvadoi s'applaudira , sans
doute, d'avoir dit son dernier mot sur
les religions présentes et passées , en at-
tendant qu'il veuille bien s'exercer sur
les religions futures.
Plusieurs de nos lecteurs, ceux-là sur-
tout qui s'occupent de l'étude sérieuse
de la religion, ont peut-être remarqué
plus d'une fois que la lecture de certains
apologistes, môme renommés , du chris-
tianisme, vous laissait froids, mécon-
tens , faisait naître des diflicultés aux-
quelles on n'avait pas songé d'abord ;
tandis que, par un singulier contraste,
il arrive souvent que les objections diri-
gées contre la pureté du dogme catho-
lique ne font (lue rendre l'ûme plus ras-
surée , plus calme, plus forte dans ses
convictions, et plus disposée à bénir
Dieu de l'inestimable bienfait de la foi.
Ceci ne tient pas seulement aux défauts
particuliers des controverses, mais à une
cause plus générale et plus profonde, cpii
louche à la nature même des croyances
religieuses.
La foi ne s'établit pas, ne doit pas
s'établir, en général, par voie de raison-
nement, parce qu'elle n'est pas un pro-
duit (le la raisou huuiaine. De là vient
que toute religion (|ui ne dépasserait pas
la sphère de la raison . (jui pourrait
être démontrée matUénialn/uement , se-
rait fausse , par cela seul. La foi calho-
par voie d'enseignement et d'autorité ;
elle se révèle à l'inlelligence ainsi qu'une
luniicre surnaturel teéclairant tout ho f/i me
venant en ce monde. Telle est l'idée que
tous les peuples ont toujours eue de la
reli;,'i()n : ils ont vu en elle un fait d'un
ordre supérieur, une doclriiui enseignée
d'en haut, une loi, un véritable joug
imposé à l'esprit et au cœur, et jamais
un simple élément de l'activité humaine.
Aussi peut-on dire (jue toutes les objec-
tions qui attaquent l'autorité religieuse
tendent à détruire la notion mêuie et
l'essence d(^ la religion.
Quand nous disons que le raisonne-
ment n'est pas la voie naturelle pour
établir la vérité dogmatique , nous ne
prétendons pas que les hommes qui ont
été assez malheureux pour arrivera leur
complet développement intellectuel sans
connaître cette vérité , ou qui ont eu le
malheur plus grand encore de la repous-
ser, ne puissent être ramenés à la religion
par le bon usage de leur raison. Tel est,
au contraire, le moyen dont se sert sou-
vent la grûce divine , dans des cas qui ,
comparésà la loi commune, ne sont pour-
tant qu'exceptionnels. INous sommesd'ail-
leurs pleinement convaincus que toute
raison saine et droite, conduite d'après
les règles propres de sa nature, doit né-
cessairement arriver tôt ou tard à l'al-
ternative de se nier elle-même, d'expirer
dans le vide ou de se jeter dans les bras
de la foi ; mais il faut pour cela une
force de pensée , une constance de tra-
vail et un désintéressement des circon-
stances extérieures dont peu d'ûmes sont
susceptibles. La plupart des non-croyans
mal dirigés ou préoccupés de tout autre
intérêt demeurent en chemin ; les seuls
esprits d'élite ont le courage de pousser
jusqu'au bout, et l'on ne peut nier que
les exemples et aveux de ces derniers
n'aient beaucoup servi de nos jours à
faciliter la solution de la question reli-
gieuse.
Au fond, il n'appartient ni aux croyans
ni aux incroyans de changer cette ques-
tion. Le christianisme repose sur des
laits. Ces faits sont attestés non seule-
ment par des témoignages écrits, revêtus
de tous les caractères de crédibilité ,
mais par une tradition perpétuelle non
li(iuc est transmise au sein de l'Eglise, i interrompue , toujours vivante , ei par-
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
37
lant au sein d'une société instituée par
Celui-là même qui a fondé la religion
chrétienne, avec laquelle cette société
est identiliée. Cette société n"a cessé d'a-
Toir son organisation, son chef suprême,
ses ministres se succédant les uns aux
autres, se transmettant les vérités en-
seignées, et les communiquant aux mem-
bres répandus sur toute la face de la
terre. Elle a fait cela au milieu des per-
sécutions, des schismes, des discussions
et des critiques les plus envenimées, en
face des efforts réunis de la puissance ,
de la sagesse et de la science humaines,
sans jamais être arrêtée , ni hésiter un
seul moment dans sa marche. Chaque
fois qu'on a tenté d'altérer la pureté de
ses traditions ou de changer l'ordre de
sa succession pastorale, un cri unanime
s'est élevé pour arrêter les novateurs ou
pour les repousser au dehors. Sa foi est
la même qu'elle professait au sortir du
cénacle; ce qu'elle enseigne, c'est ce
qu'ont enseigné ses pontifes , ses con-
ciles et ses docteurs, sans altération,
sans variation, depuis dix-huit cents ans.
De plus , cette société se présente
comme rhériti^"re naturelle et néces-
saire , ou plutôt comme la continuation
d'une autre société divinement instituée
comme elle , qui a reçu le dépôt de la
vérité dès l'origine destemps, aveccharge
de le conserver jusqu'à l'époque déter-
minée long - temps d'avance . époque à
laquelle les ligures devaient faire place
à la réalité , l'attente et le désir à la pos-
session , la loi de rigueur à la loi de
grâce.
C'est ainsi que, présente dans tous les
temps, présente aux lieux les plus recu-
lés, remplissant le monde et les Ages,
elle apparaît non seulement comme l'au-
torité la plus imposante qui soit dehout
sous le ciel , mais comme la seule auto-
rité religieuse qu'il soit possible d'ima-
giner.
Son symbole ne repose point sur des
idées purement spéculatives , mais sur
des faits, des faits extraordinaires sans
doute , mais palpables et païens , pu-
blics , vus par une multitude de témoins
dont la plupart se sont fait égorger plu-
tôt que de les révoquer en doute ; des
faits acceptés par tout ce qu'il y a eu de
plus grand, de plus éclairé au monde;
TOMB VIII. — n» 43. t8.'l).
attestés par le témoignage des pontifes,
des docteurs et des martyrs , trois classes
de témoins qui ne cessent de se répondre
d'âge en âge, et qui marquent chaque
siècle du Christianisme d'un triple sceau
d'autorité , de génie et de sang.
Des faits de cet ordre sont désormais
hors de toute discussion. .Yoaz bis inidem;
dit la jurisprudence humaine. Or, ici la
cause a été jugée d'une manière assez
solennelle. Pour y revenir, il faut se ré-
soudre à renverser le fondement de toute
certitude traditionnelle, à professer le
plus entier scepticisme en histoire , et
c'est là que nous voyons aboutir chaque
jour les attaques dirigées contre la vérité
des faits évangéliques.
La philosophie du dix-huitième siècle
y est arrivée il y a long-temps. Ce fut
Dupuis qui , venu le dernier , se chargea
de formuler une explication de l'Évan-
gile, qui implique de la manière la plus
formelle la négation de l'histoire. De son
côté, le protestantisme allemand arrive
sur le môme terrain . poussé par ses
propres théologiens, tels que Eichorn,
Bauer. Daub, Herder, IN'éander, Ifegel,
et y parait déhnitivement installé par
îSchleiermacher et par Strauss. Eniîn, il
n'est pas sans intérêt de voir le judaisme
venir à son tour jusqu'à la même limite.
Son allure, il est vrai, n'est pas aussi
libre et déterminée que celle de ses de-
vanciers; il hésite encore, il tâtonne, il
a recours aux expédiens. Mais, quoi qu'il
en soit, le livre de M. Salvador, malgré
toutes les précautions oratoires dont il
s'entoure , ne peut être considéré . tout
au plus, que comme un temps d'arrêt mo-
mentané sur la pente à laquelle Strauss
et Dupuis se sont abandonnés , et qui ne
saurait manquer d'entraîner irrésistible-
ment tous ceux qui y posent le pied.
ISous verrons en effet que, quoiqu'^
M. Salvador se soit proposé ^ nous dit-il ,
de rctablir les faits , et qu'il affirme au
fond la rcalitc de l'Iustoire privée du
Fils de Marie (1; , son opinion ne diffère
pas beaucoup au fond de celle des au-
teurs qui ne voient dans l'Evangile qu'un
tableau lO/nposc ent il rement d'ima^in,:-
tion pour donner aux crojances de ses
(I) Pourquoi Phiétoire privée du fiU de Mari* >c~
rjil-€lle plus réelle que son histoire publique.^
38
.lÉSrS-CîîRIST ET SA DOCTRINE.
iin'cntcurx la forme et l' intérêt d'une lc~
f^endc , qu'elle y revient en dernier ré-
sultat , qu'elle est sujette aux uK'^mes in-
convénieus et aux uiômes objections. Ce
n'est donc pas sans raison que INI. Salva-
tlor proIVsse pour ces auteurs, et en par-
ticulier pour Strauss, une certaine sym-
pathie.
Mais avant d'aborder l'exposition de
son système , nous croyons important
d'arrêter un moment l'attention du lec-
teur sur les opinions philosophiques de
IM. Salvador, qu'il exprime du reste assez
clairement i\ l'ouverture de son livre. —
Les premières lignes de son premier cha-
pitre nous indiquent une loi générale de
l'espèce humaine , qui n'est autre chose
querapplicationdusystèmedelag^rfli'/7rt-
tion physique à l'histoire de l'humanité.
Cette loi est déterminée par deux ten-
dances, deux nécessites , dit l'auteur;
l'une qu'on peut appeler de répulsion ,
< qui , ayant exigé des hommes de se
disputer sur la terre pour la posséder et
pour la remplir, a opposé aussitôt des
obstacles multipliés à toute concentra-
lion, et explique en partie l'inquiétude
intérieure et les accidens qui ont excité
les races et les populations à rompre
leurs liens primitifs, à se diviser entre
elles; l'autre tendance, au contraire 7'^^-
traction) , en ne permettant aux hommes
de ne tirer ai^'antage de la plus faible
étendue de leur sol qu'avec beaucoup d'ef-
forts r(uni:> ^ à la charge de l'arroser de
leur sang et de leurs sueurs, a resserré
de plus en plus les liens capables de les
laire agir de concert , et a donné la ific
au principe moral d'association, d'unité
humaine et de convergence, t
D'après ces derniers mots , on voit que
le principe moral d'association et d'unité
humaines a son origine dans le besoin de
tirer avantat^e du \ol , en d'autres ter-
mes que l'intérêt purement matériel a
donné la yie à la société, au principe
moral (V//s.\ociafii>ti , aveu qui équivaut
l)ien , croyons- nous, à une profession
expresse de matérialisme.
D'antre part . il suit du passage qu'on
vient de lire, el (lesapi)lications de l'au-
teur, que l humanité est soumise, abso-
lument commn le système des corps pla-
nétaires, à deur nécessités constituant
un mouvement lalal de va et vient . une
oscillation perpétuelle qui régit el ex-
plique tous les mouvemens sociaux. Cela
posé, plus d'énigme, plus d'obscurité
dans la vie des peuples. Lne société se
forme-t-elle, devient-elle forte et puis-
sante, c'est /(• mouvement de convergence
qui prévaut; languit-elle, au contraire,
et la voit-on se traîner comme un grand
corps malade, tombant presque en dis-
solution, la tendance répulsive explique
le mal intérieur qui la consume... Appli-
quez le principe h l'établissement de la
religion chrétienne ; il est clair que la
naissance du fils de Marie a coïncidé avec
un moment cosmique , qui déterminait
lui-même le point de contact entre deux
périodes, deux cycles historiques; mo-
ment auquel le polythéisme , avec son
cortège d'idées et de mœurs sensuelles ,
ayant accompli sa révolution, laissait le
champ libre aux doctrines spirituelles,
à l'esprit d'amour, de paix, de sacrifice ,
en un mot, à toutes les évolutions de
l'élément chrétien. Pvien de plus simple,
comme on voit, que cette théorie, qui a
toute la simplicité et toute la naïveté du
fatalisme.
Maintenant qu'on est prévenu que le
matérialisme et le fatalisme sont les deux
prémisses de M. Salvador, on ne sera plus
étonné d'en voir découler le scepticisme
pour dernière conclusion, ainsi que nous
croyons l'établir plus tard.
Le plan adopté par M. Salvador lui
traçait la marche à suivre; exposer d'a-
bord l'état deschoses antérieures au Chris-
tianisme, afin d'en déduire toutes les cir-
constances favorables à sa formation. Car
c il n'existe pas , nous dit-il , de révolu-
tion dans le monde , qui ait réuni avec
autant d'énergie et de promptitude , au-
tour d'un centre commun, un nombre
plus considérable de vœux , d'idées, d'in-
térêts divers, où les circonstances aient
amené de plus loin ce concours extraor-
dinaire et si long-temps soutenu de né-
cessités physiijues et morales. »
L'ouvrage débute donc par trois cha-
pitres destinés à servir d'introduction,
dont le premier offre un résumé de l'his-
toire des peuples, depuis les plus nn-
ciensempires connus jusqu'à l'avénemenl
du Messie; le second reproduit l'état des
esprits et des croyances de l'antiquité;
le troisième s'attache plus particulière-
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
ment au développement historique et in-
tellectuel du peuple juif. Ces trois cha-
pitres mériteraient sans doute examen et
discussion, le dernier surtout qui n'est
autre chose qu'un résumé du système
philosophique de M. Salvador sur les
institutions hébraïques. Mais ceci nous
conduirait trop loin. Nous sommes d'ail-
leurs fort éloignés de contester que la
suite de l'histoire humaine ait été dispo-
sée de manière à préparer, dès l'origine
des temps l'établissement de la religion
chrétienne, afin de nous faire admirer,
comme dit Bossuet , la suite des conseils
de Dieu dans les affaires d'ici-bas, et de
nous montrer, comme s'exprime F. Schle-
gel, dans /e Chris Lianismey le pôle dwin^
placé au milieu des temps , d'oie part la
délivrance et le salut de la nature hu-
maine. C'est au contraire cet ordre de
considérations qui constitue la philoso-
phie de l'histoire ^ science éminemment
chrétienne par son origine et par son
but , qui ne perd son caractère scienti-
fique pour devenir une théorie fataliste
et incompréhensible , que lorsque , ces-
sant de s'appuyer sur les faits divins de
l'Évangile , elle tente de substituer à ces
faits extraordinaires , mais certains , un
concours extraordinaire aussi de néces-
sités physiques et morales ; lorsque de ce
concours extraordinaire de nécessités y
elle prétend Aéàu'weles principales (ou
plutôt les seules ) causes qui imposèrent
au. Christianisme de naître et de se consti-
tuer... _, sans qu'il soit nécessaire d'en
chercher d'autres en dehors des lois natu-
relles de l'espcce humaine; lois dont nous
venons d'apprendre à connaître claire-
ment la nature et la tendance.
M. Salvador passe immédiatement à la
discussion directe de la divinité du Chri-
stianisme, qu'il fonde uniquement sur
une critique plus ou moins hostile des
textes du JNouveau Testament. Nous lui
faisons observer qu'il résulterait de cette
manière d'envisager la question, que la
religion chrétienne n'a d'autre fonde-
ment, ni d'autre preuve que le texle sa-
cré de VKcriture. Celte position ne peut
ôtre acceptée par un catholique. Le Chri-
stianisme n'est pas seulement un système,
mais une société, une église; celte église
repose d'abord sur le fait public, social,
universel, et par-dessus loiit miraculeux
de son existence, qui remonte sans inter-
ruption jusqu'au Christ, et du Christ,
sous une forme symbolique , mais non
moins réelle, jusqu'à la création. Voilà
sa possession d'état , l'Evangile est le ti-
tre. Quand ces deux choses sont réunies,
il n'y a plus d'attaque recevable ; il n'y a
plus à .s'enquérir si le titre prouve la
possession^, ou la possession le titre. Nous
ajouterons toutefois que l'Eglise, en tant
que vivante , enseignante , en rapport
immédiat avec chacun des fidèles, em-
porte l'idée d'autorité logique sur le
texte sacré de l'Evangile , comme elle
possède par le fait l'antériorité de date.
L'Eglise, cette grande famille, a ses tra-
ditions orales et écrites, sa succession
continue, son histoire, son unité, sa
perpétuité, ses miracles , ses martyrs, ses
doctrines, ses pontifes, ses conciles, qui
la rattachent au titre primitif, qui le
consacrent, l'interprètent, et y suppléent
au besoin. On pourrait donc en dernière
analyse concevoir l'Eglise sans Evangile,
mais non point l'Evangile sans Eglise.
Telle est la doctrine qui découle de l'en-
seignement des pères. Saint Augustin dé-
clarait hautement qu'il ne croirait pas à
l'Evangile, s'il n'était ébranlé par l'auto-
rité de l'Eglise (1) ; et saint Irénée, l'un
des plus vénérables et des premiers or-
ganes de l'antiquité chrétienne, disait en
termes plus énergiques encore ; n Quoi
c donc! si les apôtres ne nous avaient
« laissé les Ecritures, ne faudrait-il pas
« toujours suivre l'ordre de la tradition ,
« qu'ils ont transmise à ceux auxquels
« ils conhaicnt les églises? Telle est la
« règle à laquelle se conforment beau-
« coup de nations barbares, parmi les-
*< quelles ceux (jui croient au Christ, .yr7;/.v
« papier ni encre {sine rharta et aira-
<( mento) , ont la loi de salut écrite dans
'( leurs cœurs par le Saint-Esprit, ^^ar-
(( dant religieusement l'antique Iradi-
( tion, croyant en un seul Dieu..., en Jé-
( sus-Clirist, l'ilsde Dieu... Ces hommes
( qui croient stnis lettres , sont barbares
. par le langage: mais par leur manière
«( de penser et d'agir par leur foi, ils sont
« très sages et agréables à Dieu (2). j>
(1) F.go Toro ETanjv'Ho non crodereui nisi nie ca-
IholiciB licclesiaî commoYcrel aucloriUi.... Conl.
Kpiil. fundam.jC. iî.
(2) Quid aulera si ncque aposloli quidera âcriptu-
40
JÉSUS-CHRIST KT SA DOCTRINE.
Celle doclriiie au rt*sle est lelleinenl
iiirhranlablr , elle rfssorl telleiiKMit des
lois de la naliUT liuniaine , que ceux qui
la repoussent en théorie, comme les pro-
testans , ne peuvent s'en écarter dans la
jualique.
>ous (levions opposer à M. Salvador
cette première fin de non-recevoir , alin
de bien préciser la question el d'établir
que si nous consentons à le suivre (juel-
(juefois dans sa critiiiuc des livres saints,
ce n'est pas que nous y soyons forcés, ce
n'est pas surtout pour faire dépendre
leur interprétation d'une discussion pri-
vée, mais seulement pour montrer, lors-
que l'occasion s'en présentera, à quels
excès aboutit celte interprétation libre
et individuelle j excès dont M. Salvador
peut encore servir d'exemple, après tout
ce qu'on a vu en cette matière.
D'abord , M. Salvador croit trouver une
objection insoluble contre l'inspiration
divineduISouveau Testament, dans l'exis-
tence de 7îz//frcn'er.s/o/Kv(c'estquatre tex-
tes originaux qu'il veut dire), qui offrent
une grande variété de rédaction, quel-
quefois même de véritables contradic-
tions. Quant aux contradictions, comme
elles n'existent que dans Tesprit de
M. Salvador, nous le renverrons aux
commentateurs qui ont traité assez pro-
fondément ces matières ^1). Mais n'est-il
pas sensible que l'objection dont il s'agit
revient plus forte et plus insoluble lors-
qu'on transforme l'homme-Dieu en per-
sonnage purement humain, en un philo-
sophe élaborant avec soin le corps de
ras reliquisgcnl nobis , nonne oporlcbal ordincra
seqai iradilionis , quam Iradiderant iis quibus com-
raillebanl Ecclesias :' Cui ordinalioni asscnliunt
mulu-c {jenlcs barbarorum , quorum qui in Christo
creduut , sine charta el atrameuto . scriptam lia-
bentes per spirilum in cordibus suis salulcm , et ve-
lercm Iradiiioncm diligonler cuslodicnlcs , in unum
Deum credentcs Cbrislum Jesum Dci tilium....
Hanr fidt'ra qui sine litleris credidcrunl , quantum
ad sennonom bar'jari sunt, quantum aulem ad ^»'n-
icnliam cl consueludinera, et conTersationem, prop-
ler (idem , sapienlissimi sunl et placent Dco
S. Iren., Adi. hœres,, lib. m, c. 4.
(I) L'nc lie ces contrailirtions el la principale que
relève M. Salvador consiste en ce que les trois pre-
miers éTangélistes ont surtout reproduit ce que le
Sauveur a opérr dan» le nord de la Galilée, tandi^
que saint Jean concentre parlirulieremcnt son récit
sur Jérusalem et les alentours.
doctrine religieuse qu'il voulait établir
au prix de ce qti'il avait de plus cher au
mou(!e, de son repos et de sa vie? Com-
nuMit expliquer alors qu'il ne se soit pas
allaché à formuler une seule rédaction
hirn j)r('cise ^ bien coniplcie, bien (i\'oncc
par .SCS douze disciples intimes P Tous
les hommes qui ont voulu donner une
impulsion morale ou intellectuelle i\ leur
siècle , ont du moins pris celte précau-
tion. Lycurgue et Solon rédigèrent leurs
lois; l'ythagore , Platon, Aristote, Con-
fucius avant eux , se sont donné la
peine d'écrire leurs systèmes; Mahomet
lui-même, qui tirait ses meilleurs argu-
mens du lil de son glaive, ne dédaigna
pas de tracer en lettres d'or, sur des
peaux éclatantes , le livre sacré de l'Isla-
misme. Jésus seul n'écrit rien, ne fait
rien écrire de son vivant, se contente de
prêcher des dogmes difficiles à croire ,
une loi plus difficile à observer, et se re-
pose du succès sur douze hommes ignares
el grossiers auxquels il reproche sans
cesse leur défaut d'intelligence. 11 peut
se faire que M. Salvador trouve cela tout
naturel , ce qui n'empêche pas qu'un
grand nombre d'apologistes n'aient trou-
vé dans ce seul fait et dans les dévelop-
pemens dont il est susceptible, une des
plus belles démonstrations de la divinité
du Christianisme.
Avant d'aller plus loin , nous déclarons
encore une fois que nous ne nous arrête-
rons pas aux objections renouvelées du
dix-huitième siècle , ou plutôt des héré-
tiquesetdesincrédulesdetouslcs siècles,
qui forment le fond de la critique de
M.Salvador sur le texte sacré. Assez d'é-
crivains, el qui occupent une assez belle
place comme représenlans de la science
cl du génie, ont consacré leurs veilles à
réfuter ces objections, pour que les Ames
droites el sincères puissent résoudre tou-
tes les difficultés que présente ce sujet.
Mieux vaut , croyons-nous, s'attachera
signaler les conséquences générales qui
dérivent nécessairement des principes
|)rofessés par M. Salvador.
ISous avons dit que, tout en reconnais-
sant à la viede Jésus-Christun cerlainca-
raclère de réalité, le système de M. Salva-
dor n'avait pas moins pour résultat de l'en
dépouiller complètement. Tour en con-
vaincre nos lecteurs, nous n'avons qu'à
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE,
41
considérer la manière dont il traite deux
circonstances assurément trèsessentielles
de la vie du Sauveur, comme de toute vie
réelle et imaginable : ces deux circon-
stances sont la naissance et la mort.
Relativementà la naissance de notre Sei-
gneur, non seulement il efface d'un trait
de plume tout le merveilleux des premiers
chapitres de saint Luc 3 non seulement il
conteste à Marie ses qualités de vierge ,
d'épouse et de mère (1) , mais il dénie les
circonstances qui ne présentent rien de
miraculeux, ni d'extraordinaire; le re-
censement opéré par le président Cyrinus
est attaqué par un passage de Josèphe ,
qui ne contredit point le texte, et qui,
fût-il aussi concluant qu'on le suppose ,
n'aurait, ce semble, aucun droit de pré-
valoir contre l'auteur sacré. L'adoration
des mages est un mythe destiné à figurer
à l'cgard de Jésus les hommages <^oloii-
taires des peuples j des rois, des sages
étrangers qui^dans la croyance des pro-
phcteSj devaient honorer un jour le peuple
d'Israël en la personne de son chef^ lors-
que ce peuple... serait pari^enu à sa pé-
riode éloignée d'inLelligencCy de majesté
et de justice; l'étoile correspond à l'étoile
allégorique mentionnée dans les livres de
Moïse ou aux météores nombreux que la
naissance et la mort des personnages cé-
lèbres de l'antiquité ne manquaient ja-
mais de produire; l'or et les parfums
déposés par ces visiteurs augustes ^ aux
pieds de l'enfant j expriment ^ sous un
emblème j que la royauté et le sacerdoce
auraient à se confondre cnlui, et que l'i-
magination orientale était prête à dé-
ployer toutes ses richesses au service de
la forme nouvelle sortie de la loi des Ilé-
(1) On pense bien que M. Salvador ne laisse point
passer les objeclions tirées des deux généaIo{;ies de
sainl Mathieu et de saint Luc. Nous u'eu aurions
point parlé , s'il no commettait une erreur assez
grave eu attribuant i saint Aujjustin une opinion
qui n'est nullement la sienne. D'aprôs M. Salvador,
saint Augustin aurait cru que la sainte Vierge itaii
de la race de Léci , t. 1 , p. 177, note ; c'est dans sa
dispute contre le manichéen Faustus qu'il aurait
fait cette concession. — Nous croirions que M. Sal-
vador prend ici l'opinion de Faustus pour celle de
saint Augustin , s'il n'avait soin do bien préciser
le passage où le saint docteur dit précisément le
contraire. On n'a qu'à lo cousuUvr {conira Fauslum
Duinirhinim. Lib. xxiii, D, l. ym, col. 060; cdil.
(jaume).
breux. Le massacre des Innocens n'a au-
cune réalité , toujours parce que Josèphe
n'en a rien dit ; son but est de Térilier
une image des prophètes et démotiver le
voyage en Egypte (1) ; enfin , le lieu même
de la naissance du Sauveur est une inven-
tion , une figure poétique trouvée pour
avoir l'occasion de rappeler un texte du
prophète Michée , cité en effet par saint
Mathieu ; Et toi, Bethléem ^ terre de
Juda, etc
Ces citations suffisant pour notre objet,
nous passons sans intermédiaire aux con-
sidérations que suggère à M. Salvador la
mort de N.-S.-J.-C. Elles sont bien autre-
ment expressives que ce qu'on a vu jus-
qu'ici ; car si la controverse ne portait
que sur les circonstances de la nativité,
dont nulle , il est vrai, n'a pu résister à
la critique de l'auteur, c'est la réalité
même de la mort qui va être mise en
discussion et présentée tout au moins
comme fort douteuse et contestable.
Le passage est assez curieux pour être
cité en entier :
I Aux yeux des adversaires du miracle
(et par conséquent aux yeux de M. Sal-
vador), ou bien la mort de J.-C. sur
l'instrument du supplice romain n'aurait
été qu'apparente et n'entraînerait d'autre
idée que celle d'un long évanouissement ,
suite matérielle de douleurs profondes ,
oubienquelquesdisciplessecretsseraient
descendus dans sa tombe; ils auraient
réussi à enlever son corps privé de vie ,
et cela sans en avoir même prévenu les
apôtres, à qui leur respect natif pour l'au-
torité nationale et l'effroi de leur Ame
avaient d'abord inspiré de se cacher avec
grand soin. Toujours est-ce indubitable
qu'on chercherait vainement à combiner
par la pensée /àvi d'aussi spécieux en
faveur de la première etdc laplus étrange
de CCS deux opinions, que le concours
suivant des données évangéliques.
(I) Après tant de né-alions, on est ngréabloment
surpris de voir M. Salvador reconnaître enfin comme
certain le voyage en Egypte. On se demande sur
(juol motif historique est fondée celte exception ;
mais rctoniuMionl s'accroît bien davantage , lors-
qu'on voit M. Salvador sur le point de reconnaiiro
deu.v vojajes au lieu d'u» et ne reculer que devant
les obstarlcs insurnutnlablrs que rencontrerait cette
opinion en prisse ne r de Iradilions nnsii exprets\re$
'[uc les Évangiles , t. i , p. 20o et suiv.
12
.lÉSU.S-CHRISr ET î)A DOCTIUJSE.
c La perle de la \io n'accompagne pas
do toute nccessité des blessures graves
aux exln^milcs des membres. ( Kt le coup
de lance ? direz-^'ous pcut-clre... ]\" anti-
cipons pas , /(• ioup de lance viendra à
point... J 1/autiquilé romaine offre des
exemples nombreux d'individus qui du
baul de la croix où le poids de leur corps
était soutenu par des liens (circonstance
à noter dans l'espèce j où le corps du cru-
cifié était soutenu par des clous ; mais
M. Salvador n'est pas homme à s'embar-
rasser des clous J , auraient exprimé l'in-
dignation de leur âme aux spectateurs,
auraient pu y respirer plus d'un jour ou
en être détacbés assez à temps pour
écbapper à la rigueur de leur destinée.
La femme toute-puissante du procurateur
et le centurion appelé à présider au sup-
plice, étaient dans les dispositions les
meilleures à l'égard de Jésus-Cbrist. {On
ne s'étonnera donc pas de trouver au
nombre des premières causes de la fon-
dation du Christianisme, l'influence des
femmes.) L'usage ordinaire et affreux du
brisement des jambes sous le fer, qu'on
n'épargne point aux deux patiens livrés
à ses côtés au même sort, fut loin d'at-
teindre sa personne. Le coup ou lapigiire
de lance , selon les expressions textuelles,
qu'un des soldats lui aurait porté dans
le flanc et qui n entraînait rien de déci-
sif, n'avait nullement pour but de donner
la mort ; il annonçait à la foule que la fa-
culté de sentir avait disparu et qu'on
pouvait se retirer sans incertitude.
i Iiien plus, le procurateur lui-môme,
homme degrandeexpérience sur ce point,
manifesta l'élonnement le plus vif dès
qu on l'eutaverti.que l'exposition du con-
damné , comprise entre l'heure de midi
et le coucher du soleil, vers Téquinoxe du
printemps , avait déjà amené son dernier
souflle. Eulin, et c'est ici l'un des rensei-
gnemens les plus essentiels , les textes
établissent qu'en dehors de tous les apô-
tres il existait des disciples secrets de
Jésus. Un de ces disciples secrets, un
membre du sénat juif qui avait prononcé
dans le jugement un vote de délivrance ,
obtirtt aussitôt <lu procurateur l'autori-
.sation de délier le corps. Il alla en per-
sonne le confier h une tombe récemment
construite dans son propre jardin , tout
près du lieu d'exéculion. cl un autre dis-
ciple du même rang y accourut chargé
d'une grande quantité d'aromates.
< Celte première supposition d'une
mort apparente , si on la dégage de tou-
tes les formes merveilleuses que l'enthou-
siasme et la bonne foi des croyances ac-
ceptaient alors avec tant de facilité ,
ramènerait donc jusqu'àun certain point
aux conditions d'un fait naturel l'appa-
rition ultérieure du maître parmi ses
sectateurs et les adieux qu'il leur aurait
adressés, à l'exemple de ^loïse et de Ly-
curgue. Mais quelle que soit la part qu'on
lui accorde, son intérêt véritable est de
faire arriver sous nos yeux l'opinion d'une
des sectes les plus anciennes de l'Eglise,
celle des dohetes. Suivant cette opinion,
Jésus n'avait eu à subir, durant sa pas-
sion, aucun mal réel ; loin de s'identifier
avec la nature méprisable de la matière
ou de la chair, il ne s'était offert au monde
que dans un état tout fantastique, tout
aérien, dans l'état familier aux dieux des
Grecs, qui prenaient des formes sans sub-
stance et se dissipaient en fumée (1). »
On ne saurait disconvenir que cette
opinion des dokètes, pour laquelle M. Sal-
vador n'a pas un mot de rr^probation, ne
vienne très à propos corroborer l'objec-
tion si complaisaniment développée con-
tre la réalité de la mort de notre Sei-
gneur. Rappelons maintenant ce qui a
été dit plus haut au sujet de sa naissance,
et d'après la manière de considérer ces
deux circonstances fondamentales , lâ-
chons d'apprécier la valeur laissée au
reste de l'histoire évangélique. La voici
réduite à sa nouvelle forme : deux ou trois
versets serviront à la mettre tout entière
sous les yeux du lecteur :
1. En ce temps-là, il est ne un enfant
dont le nom symbolique n'a rien de per-
sonnel. Cet enfant est né on ne sait trop
quand, on ne sait trop où , d'un pcre et
d^une mcre fort incertains. Sa naissance
est environnée de toutes les fables et de
tous les emblèmes dont s'est plu à Vem-
bellir l'imagination orientale.
2. Sa vie a été retracée en une suite de
tableaux qui tiennent beaucoup moins
du caractère de ihistoire que de la poésie
et du drame, qui néglige, selon ses con-
veuances, les conditions des temps et des
1 1) T. II, p. 101 el suiv.
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRIISE.
43
lieux j et qui sacrifie tous ses personnages
secondaires^ qu'ils soient réels ou inven-
tés, à Vidée dominante du sujet et à son
plus haut personnage.
3. Ce personnage est mort sur une
croix j selon toute apparence. Telle est
au moins la supposition la plus répan-
due:^ quoique tous les accessoires de cette
mort soient pareillement inventés dans
un but d'intérêt personnel, et qu^il soit
impossible de combiner rien d'aussi spé-
cieux qu^une certaine opinion qui regarde
cette mort même comme une chimère.
Telleesten dernier résultat la version du
nouvel Évangile, selon M. Salvador. ]\'a-
vions-nous pas raison de dire que, malgré
toutes ses précautions et ses efforts pour
s'attacher encore à quelque chose de réel,
il glisse rapidement sur la pente de Du-
puis, de Schleiermacher et de Strauss, et
que son système est sujet aux mêmes in-
convéniens que les leurs? Remarquez, en
effet, que quelque aflirmatif que soit le
ton de ces derniers, quelque assurance
qu'ils affectent en exposant leurs idées ,
ces affirmations et cette assurance ne sont
que leur fait personnel dont il est libre à
chacun d'accepter l'autorité , et que le
seul résultat qu'ils puissent obtenir, au-
quel ils tendent même, c'est d'élever plus
ou moins de doutes sur les faits évangé-
liques. Cela leur suffit ; ils n'en veulent
pas davantage et n'exigent pas de leurs
disciples une négation franche, absolue,
irrévocable. Or, en fait de doutes , d'in-
certitudes, de probabilités, d'hésitations,
ceux qui connaissent l'ouvrage de M. Sal-
vador n'hésiteront pas à lui donner la
palme entre tous ses concurrens.
Après s'être ainsi mis à l'aise avec les
événemens fondamentaux du Christia-
nisme, il reste un autre grand fait dont
il n'est pas aussi facile de se débarrasser :
c'est le Christianisme lui-même, ou, si
l'on veut, le Christ vivant et agissant au
sein de son Église, gouvernant les siècles,
secouant le monde pour le transformer
et le pousser à des destinées d'une gran-
deur inconcevable, créant une civilisa-
tion, des relations, des vertus nouvelles,
faisant jaillir d'un pôle à l'autre des Ilots
de lumière et d'amour. Comment tout
cela s'est-il fait? Comment le (Christ est-il
parvenu à fonder sa religion .'
La foi cluélicnnc rapporte principalc-
lement la fondation du Christianisme à
l'accomplissementdes prophéties de l'An-
cien Testament et aux miracles opérés
par ]N.-S. Jésus-Christ. Ces deux séries
défaits appartenant à l'ordre surnaturel,
la position de M. Salvador lui impose de
les rejeter. Voyons jusqu'à quel point
sont acceptables les hypothèses qu'il y
substitue.
Relativement aux prédictions qui con-
cernent le Messie, deux questions se pré-
sentent : l'une qui touche à la composi-
tion des prophéties , à l'inspiration et aux
intentions des prophètes , et l'autre à leur
accomplissement. Selon M. Salvador, les
prédictions annonçant un libérateur, un
sauveur, une ère de salut et de gloire ,
n'ont d'autre but que de spécifier et d'ex-
pliquer l'avenir du peuple juif. Ce 3Iessie,
cet envoyé qui doit sauver le peuple, qui
doit tantôt souffrir, tantôt être glorifié ,
c'est le peuple juif lui-même châtié ou
récompensé selon ses mérites ou ses
crimes. Ici, comme on voit, s'ouvre à
l'exégèse le champ des explications les
plus variées. Tantôt i la Judée ou Jéru-
salem , dépeinte sous la forme d'une
vierge, et fécondée par l'intelligence ou
par l'esprit, promet d'enfanter après de
longues amertumes, de violentes dou-
leurs, un peuple juste, un Fils puissant
et glorieux, destiné un jour à servir d'é-
tendard et de moyen d'alliance à toutes
les nations de la terre ; i tantôt » la môme
personnification nationale, l'homme de
droiture livré en victime aux plus amèrcs
douleurs, et déchiré par ses propres en-
fans , aurait ses membres dispersés ea
tous lieux , deviendrait la risée du monde
entier ; sa robe toute sanglante serait mise
en lambeaux, sa couronne de gloire se
changerait en déshonneur, et on le ver-
rait jeté , comme un mort , dans la pous-
sière et dans la fosse, mais pour revenir
de nouveau à la lumière, pour ressusciter
plus jeune et plus brillant, parce qu'il
ne convient ni à la penstîe qui a présidô
ù sa création, ni à l'intérêt des races hu-
maines de le laisser mourir. > L'auteur
cite à l'appui un certain nombre de textes
qjii peuvent se plier ù celte supposiiiou,
sans se mettre en peine s'il en est d'autres
et ass(V. nombreux qui deviennent abso-
luiueul inintelligibles, rsousnoushornous
à rappeler ccu.\ qui reprcscntcnt le Messie
11
.lÉSUS-CHRlST ET SA DOCTRINE.
comme souffrant sans l'avoir mérité ,
souffrant non pour lui qui est juste, Fils
de Dieu, mais pour les pécheurs; mis h
mort pour son peuple et par son peuple;
ceux encore où il est dit que le Messie
s'offre en sacrifice de lui-mrme, libre-
ment, jHircc ijuUL ia k'duIu. — ODicu!
les holocaustes et les ^'ic tint es ne vous ont
j)(2s t'it' (/gn'tiblcs , (dois j\n dit : Je viens.
Ksl-ce là le type d'un peuple cliAlié pour
:>es crimes?... Mais pour ne point s'arr^;-
ter à des citations qu'il serait facile de
multiplier, que devient cette attente uni-
verselle d'un libérateur, d'un 3Iessie, que
M. Salvador reconnaît lui-môme, et qui
entre dans la plus intime constitution de
riiébraisme ? ISulle discussion là-dessus.
Youlez-vous savoir ce que devient le
Messie dans Topinion de M. Silvador? —
i Le Messie, en hébreu Mochiarch , g\\
grec Christos , signifie l'homme frotté,
oint, parfum.é, ou, comme on dirait au-
jourd'hui , riiomme habillé, équipé pour
marcher à la tête des assemblées reli-
gieuses ou guerrières. > Quoi qu'il en
puisse ùtre , il n'en est pas moins vrai que
le îMessie frotic _, oint ou cqiiipc , comme
vous l'entendrez , était l'objet de l'attente
universelle des juifs, qu'ils étaient d'ac-
cord à fixer sa venue vers l'époque de la
naissance de Jésus-Christ, qu'aujourd'hui
môme une portion assez considérable de
juifs, ne pouvant autrement expliquer
leurs livres sacrés, sont contraints d'ad-
mettre que le iNIessieest déjà venu, quoi-
qu'il ne se soit pas encore manifesté;
tandis que tous les autres, tous, sans ex-
ception (sauf M. Salvador), l'attendent
encore; enfin, qu'en aucun temps, aucun
juil d'aucune secte, ni pharisien, ni sad-
ducéen, ni essénien , ni hérodien, n'a ja-
mais cru voir dans le Messie la person-
nihcation du peuple juif ( toujours à
l'exception de M. Salvador ).
Chose singulière ! nous allons voir cette
interpr«'lali(>n attaquée et fort ébranlé»;
par l'auteur lui-même, en traitant la se-
conde question relative à l'accomplisse-
ment des prophéties dans la personne du
Sauveur. Pourcjuoi cl comment en effet
l'Évangile ofire-l-il tant do traits de con-
formité avec les anciens oracles; confor-
mité tellement littérale, qu'on pourrait
«louter (juel(|uefois , selon l'expression
d'un l'crc , bi tcrUius d ciili e les prophC
tes ne sont pas plutôt des évangélistes ?
M. Salvador ne trouve rien de mieux que
de répéter ce qu'ont été forcés de dire tous
les adversaires du Christianisme , et de se
rejeter dans le système d'un parti pris
d'avance, d'une détermination arrêtée
entre Jésus et ses disciples, i On juge
soudain, dit-il, toute la portée de cette
détermination des historiens de Jésus,
qui s'étend sur les questions de doctrine
comme sur les points de fait , et qui les
excitait à réaliser matériellement en sa
personne toutes les images et toutes les
expressions de la poésie sacrée hébraï-
que. On assiste, en quelque sorte, avec
eux au développement du principe pro-
clamé en ces temps par le maître : //
faut que toutes les cJioses écrites dans la
loi de Moïse, écrites dans les prophètes ,
écrites dans les chants de David, se trou-
vent accomplies en jnoi. » Mais pour con-
cevoir ce principe proclamé h priori et
cette résolution d'exprimer dans toute sa
vie, dans les plus cruelles souffrances et
dans la mort, tout cequi estécrit^ il faut
bien admettre, de la part des apôtres et
de leur maître, et encore de la part de
toute la nation juive, la conviction que;
l'accomplissement des prophéties par le
Christ était une condition de première
nécessité; que le signe auquel on devait
reconnaître 1'^ IMessie consistait en cette
ressemblance parfaite avec le divin exem-
plaire tracé depuis plusieurs siècles, que
par conséquent son premier caractère
était d'être, d'avoir sa personnalité pro-
pre bien réelle, et nullement de se con-
fondre avec je ne sais quelle personnifi-
cation vague du peuple juif.
La discussion des miracles n'offrant
rien de neuf, étant au contraire loin de
reproduire dans toute leur force les ob-
jections faites et résolues depuis long-
temps, nous ne croyons pas devoir nous
y arrêter.
Les prophéties et les miracles ainsi
éliminés, nous arrivons à l'examen des
causes naturelles qui ont favorisé la fon-
dation du Christianisme. >ous ne pré-
tendons point passer en revue toutes les
raisons apportées par M. Salvador, qui
ne pèche pas assurément par le nombre
et la complication de ses moyens oratoi-
res. M)ns (leinariderons donr, la periuis-
nc mentionner que celles qui
1 res. i\oi
- I :3ion (le
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
nous sembleront plus remarquables, ou
par quelque apparence de fondement ,
ou par le mérite de la nouveauté.
Première cause. — Uétat du monde a
l'époque de la naissance de J.-C. Nous
avons dit un mot de ce système familier
aux adversaires, et le plus fort argument
qu'ils puissent employer parce qu'il a un
côté vrai. Il consiste à dire que les peu-
ples attendaient ; que tout dans le monde,
hommes et choses, événemens et doc-
trine, tout avait été préparé pour un
grand changement religieux et social.
]Vousreconnaissonscesprémisses,etnous
en donnons la raison. Vous, vous ne pou-
vez les expliquer, vous ne faites que les
admettre... Je me trompe ; vous concluez
hardiment de cq concours extraordinaire
de circonstances (expressions de M. Sal-
vador) qu'il n'y arien d'extraordinaire
dans l'établissement du Christianisme.
C'est là le plus grand effort de votre lo-
gique. Il est inutile d'observer que cette
preuve tout extérieure n'effleure même
pas et laisse subsister en leur entier les
caractères de divinité que la religion du
Cbrist tire de son propre sein. Qu'on
veuille bien le remarquer, car l'objection
tirée de Télat du monde est fort en vogue
aujourd'hui. C'est là un larcin de plus
que commettent nos adversaires ; c'est
une arme qu'ils voudraient nous dérober
pour la tourner contre nous, et qui s'é-
brèche entre leurs mains chaque lois
qu'ils tentent de s'en servir.
Deuxième cause. — L'adresse du jeune
niailrc de Nazareth (nous demandons
pardon d'employer le style de M. Salva-
dor), et surtout sa conduite à l'égard de
saint Jean-Baptiste, qu'il parvint à sup-
planter. Les rapports entre notre Sei-
gneur et saint Jean deviennent sous la
plume de IM. Salvador le canevas d'un
vrai roman; c'est une suite d'accords, de
refrodisseniens , de conditions , de scis-
sions qu'il a trouvés quelque part sans
doute ailleurs que dans rÉvangiie, et
dont nous n'avons pas à nous occuper.
Troisième cause. — Les stipulations
intervenues entre le maître et les apôtres ,
que M. Salvador trouve curieuses, et qui
le sont fort, entendues en son sens. Ces
stipulations existent , en elïet , cl nous les
trouvons clairement expiiuiécs à la lin du
xi\' chapitre de saint Mathieu , lorsque
saint Pierre disant au Sauveur: Foilà que
nous a^ojis tout quitté et que nous vous
avons suivi; quoi donc nous en reviendra-
^^7.'' Il entendit celte sublime promesse
qu'il n'est pas besoin de rappeler. Écou-
tons le curieux commentaire de M. Sal-
vador : i Quelque pauvres qu'eussent été
jusque-là les apôtres, et malgré leur
amour envers leur maître, Pierre fut sou-
vent l'organe de ses collègues pour faire
expliquer Jésus en termes précis sur la
part qui reviendrait à chacun d'eux delà
grandeur que sa propre personne se ré-
servait. Ils voulurent être assurés des
biens réels qui, indépendamment de l'é-
ternité promise à leur avenir, serviraient
à les dédommager de l'abandon complet
de leur famille et de leur profession ,
auxquels ils s'étaient résignés à sa voix ,
et de tous les dangers qui devaient en
être la suite. La réponse de Jésus... con-
siste à leur déclarer et à leur promettre
toutes ces choses :
i Ils recevraient le centuple, en maisons y
enchanips et en parenté^ de ce qui avait
été en leur possession ;
« Dans le royaume de la résurrection
prochaine et de choix... ils obtiendraient
douze trônes pour présider aux douze
tribus du nouvel Israël, qui verrait Jésus
assis sur un trône particulier comme sou-
verain prince;
« Enfin, ils auraient un droit absolu ,
dans riniervalle, aiouic sorte de secours,
à l'exemple du l'ils de Marie lui-même ,
qui vivait des libéralités dues à plusieurs
femmes guéries par sa puissance de leurs
vices ou de leurs maux. »
Nous croyons pouvoir, sans compro-
mettre notre cause, laisser subsister ce
chef dans toute sa puissance et loule sa
séduction. Le second n'est peul-ôlre pas
bien compris de nos lecteurs, et nous
aurons occasion d'y revenir en traitant
un système de M. Salvador, ou plutôt
une tentative de réhabilitation en faveur
d'une des plus aiUMcnnes hérésies con-
nues. Reste donc le premier motif, qui
n'est pas le moins curieux, puisqu'il con-
siste, selon notre auteur, à promettre
aux apôtres, dès celle vie (/// tcmpore
//0(% (l'cjprès le texte de saint Marc \ cent
pour un de tout ce qu'ils avaient quitté ,
maisons, champs, etc. , sans oublier pro-
bablement barques cl iilcli:. Si les apo-
46
Ji:SLS-CIIRIST ET SA DOCTRINE.
1res certes rnb^ricUrcnt celle slipulalion
(l'une maiiiùre aussi lilU-rale el aussi
nialériolk" (jue ^1. Salvador, ils (lurent
iMrebien délromin's par la suite et d'au-
tant moins eui|)iess(5s à verser leur san^'
poui un nKTÎIrc (jui les avait si cruelle-
nient abusc^s.
(^^uatrit'ine cause. — J^spril de prosély-
tisme cl de coïKfiu'le. iSousne suivons pas
toujours le intime ordre que M. Salvador,
cc! (jui ne peut nuire à la force de sesar-
gumens. — 11 a un ciiapitre exprès , con-
sacr(^ au prosiM) iisme de la religion chré-
tienne, ('et esprit existe effet au sein de
l'Église calliolique , et plus fort , plus ac-
IK que partout .lilieurs; il est jusqu'à un
certain point le j>rincipe de sa force ,
mais bien plus encore le résultat de son
institution divine. Tout cela est viai ;
mais vouloir matérialiser encore ce prin-
cipe, le changer eniin esprit de conquête
cupide et cruel, le comparer à l'esprit
de mahomélisme, ce serait sans doule
dépasser les bornes ; c'est pourtant ce
qu'entreprend M. Salvador, et en termes
assez énergi(|ues (I): < Quelle que soit,
dit-il, la renommée justement acquise
au Fils de Marie , il y a plusieurs distinc-
tions importantes à émettre sur ce sujet.
Ceux-là cèdent en par tic à une illusion qui,
pour lui donner encore plus d'éclat , se
plaisent à l'opposeravecune ferveur trop
exclusive à la sc^H-rité (va-), non moins fa-
meuse du prophète de l'Arabie, ou de leur
prédécesseur commun (.)/oi'.ît',ro//////Ci'Of/.v
devinez)... Moïse ordonna tropsouventà
l'épée de se montrer impitoyable! {fJt Ma-
homet aussi, n'est-ce pas^'') Mais dans l'at-
tente absolue (lu royaume deseconde vie,
qui occupait to»ite la pensée de Jésus, des
conséquences aussi terribles se manifestè-
rent clairement à %e^yQnx,desronséquen-
I es plus terribles peut-être, hcdwsti de leur
caractère moral et de la direction fatale
(ju'ellesonl si long-lemps imprimée à son
É/^lisp. Pourtant, loin d'hésiler à leur as-
pect, il se liAta do les accueillir, de les
développer et de leur donner une e^xpres-
.\ion qui n'a rien a rencontrer de plus fort
dans l'éloquence de Mahomel tN l'IJl-
SO>>E. > Est-ce assez clair?... Mais grand
Dieu ! de quoi s'a.;it-il donc?... U s'agit
d'un texte de saint Mathieu. « INe croyez
(l)T. I,p.liUU.
pas que je sois venu apporter la paix sur
la terre, s'écrie le nouveau maître; j'ai
apporté l'épée; je suis venu mettre le feu
sur la terre, el tout mon désir est qu'il
s'allume, etc.. > Ajoutez cette parabole
d'un roi qui, avant de livrer bataille, a
besoin de compter sur ses guerriers /
< Ce sont des guerriers véritables qu'il se
propose de former! s'écrie M. Salvador,
des guerriers qui , étant appelés à con-
quérir le royaume prochain (Quel
royaume , encore une fois?) le royaume
prochain de la résurrection des morts ,
doiventregarder d'un œil indifférent tou-
tes les conditions favorablesou contraires
de l'existence actuelle ; ce sont des guer-
riers enfin, réduits à l'état des athlètes,
qui se présentaient nus pour le combat... »
Tout s'explique enlin, et nous respirons.
Vous voyez que M. Salvador n'est pas
aussi méchant qu'il le paraît. Il parle
bien quelque part des exemples célèbres
d'inclémence et de barbarie que le Chris-
tianisme a eu si souvent l'occasion d'of-
frir à V univers ; mais il faut savoir passer
quelque chose, et ce n'est pas trop pour
un juif.
Cinquième cause. — Le dogme nou-
veau . — En général , M. Salvador entend
nos dogmes de la plus étrange facjon ; il
croit que celui de la sainte Trinité atta-
que l'unité de Dieu • l'incarnation pareil-
lement lui semble être Vassociation d'un
Dieu nouveau au Dieu ancien; la créa-
tion (qui le croirait), selon le sens des
Pères, revient au système du dualisme
absolu, t Si Dieu a tiré la matière du
néant, il fallait que le néant existât de
concert avec Dieu , ce qui donne tou-
jours deux j)rincipes (1). i
En effet, le principe être et le principe
non-étre.
^lais il est un nouveau dogme que
M. Salvador s'attache surtout à mettre en
lumière, comme renfermant le principe
de la puissance du lils de Marie et l'expli-
cation complète de ses succès. Ce nou-
veau dogme est celui de la résurrection
des morts, qui d'abord n'est pas si ;^oa-
ixv/zi^ puisque, d'après le litre d'un cha-
pitre de notre auteur, il constitue le
dernier terme du mariage des croyances
orientales avec les telles sacrés des Juifs.
(1)1. ll,p. liMi
JÉSUS-CHRTST ET SA DOCTRINE.
47
Quoi qu'il en soit, tout le secret des
triomphes de Jésus est dans ce dogme et
dans l'usage qu'il en fit.
Ce n'est pas sans répugnance que nous
nous voyons réduit à travestir et à pro-
faner en quelque manière nos plus sain-
tes vérités; mais il faut bien qu'on sache
ce que sont et où tendent ces systèmes
élevés à si grands frais et dont on fait
tant de bruit. Que le lecteur veuille donc
poursuivre jusqu'au bout l'examen d'un
de ces systèmes, qu'il est impossible de
mieux réfuter qu'en les exposant.
Le fils de Marie {pur homme) com-
mence donc par se convaincre et par
convaincre ses disciples, sans arrière-
pensée , de l'existence d'un royaume de
gloire et de délices, existant au-delà de
celte vie, qui devait être la récompense
de leur fidélité et de leur dévouement.
Cela fait, nul doute * que sous l'empire
absolu d'une croyance si féconde en mo-
tifs d'excitation, le premier besoin moral
était d'acquérir pour soi-même et de
faire acquérir aux autres par l'entraîne-
ment le plus généreux une place éter-
nelle dans le monde ainsi reconstitué , et
que la première manifestation de ce be-
soin emportait une puissance jusqu'a-
lors inconnue de gloire , de ferveur et
de zèle. Cette puissance se personnifiait
en Jésus-Christ. > La seule difficulté était
d'établir la doctrine ; mais remarquez
qu' i elle devait rencontrer les causes les
plus immédiates de succès dans les con-
victions religieuses répandues de toutes
parts et dans l'état de malaise des esprits
disposés par avance en faveur de toute
inspiration qui, loin de délier pénible-
ment le nœud des principaux ennuis de
la vie et ses principales diflicultés, se
proposerait de le trancher tout-à-coup
comme sous le fil d'une épce. > L'auteur
exprime ailleurs sa nième pensée en un
seul mot plus clair et plus piquant, le
charme des contrastes ; c'est tout dire. Le
monde, fatigué de voluptés sensuelles,
soupirait après les plaisirs de l'Ame ; les
intelligences abruties exigeaient une doc-
trine pure et élevée ; régoïsmc avait soif
de sacrifices; enfin, et pour dernier
contraste, cette doctrine «formait une
opposition absolue à l'école contempo-
raine et dominante des autres interprè-
tes de la loi, qui, ulaut minutieusement
renfermés dans les intérêts nationaux et
humains, ne demandaient compte que
des actions extérieures. ÎSouvel appât
tendu à la nation juive, sur laquelle le
Christ avait préconçu de s'appuyer pour
conquérir le monde (I). >
Le principe de résurrection une fois
reconnu , il ne s'agissait que d'en tirer
tout le parti possible ; c'est ce qui fut
exécuté admirablement. L'ère ou royau-
me de la résurrection fut divisé en deux
périodes : l'une, qui devait suivre la con-
sommation des siècles et le jugement
universel (c'est là le dogme chrétien tel
que nous le professons encore) ; l'autre,
beaucoup plus rapprochée, qui se rap-
porte à l'erreur des millénaires, et dont
nous avons spécialement à nous occuper.
Cette première époque devait être mar-
quée, comme on sait, par une première
destruction du monde actuel, une res-
tauration complète des choses, une ré-
surrection partielle des morts, et un
avènement glorieux du Christ , qui ré-
gnerait avec ses fidèles sur la terre ainsi
reconstituée. «Quant au jour précis, à
l'heure exacte de ces événemens (circon-
stance fort importante , comme on voit),
Jésus ne les déclara point, mais il les
renferma dans des limites sensibles (2) , »
des limites très rapprochées ^ qui ne dé-
passeraient point rcxistence de la géné-
ration alors vii>antc (3). La destruction
de Jérusalem et du temple devaient, en
un mol, « précéder de très près la con-
sommation des jours d'ici-bas : ils de-
vaient servir de signal à la première pé-
riode de la création du royaume cé-
leste (4). s
La position était nettement tracée; en-
core soixante-dix à quatre-vingts ans, nu
siècle au plus, et le Christ venait en per-
sonne, au milieu de sa gloire, escorté
de ses anges et de ses disciples, fonder
son royaume visible. Si les promesses
s'accomplissaient , tout était dit ; dans le
cas contraire, pas de diffictiltt* noti plus.
Le fils de Marie n'était qu'un vil subor-
neur, un faux jirophète justement chAtié,
qui n'avait plus de titre même apparent
à la croyance d'un seul disciple, qui ne
(1) T. I . p. 4iOei9uiv.
(2) T. Il, p. 50.
(,->) Ib.
(1) Ib., p. 5o.
18
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRIINE.
méritait pas surtout que, pour se sou-
mettre h toutes les riji^ueurs de sa loi . on
affronlAt la haine, les mépris du monde,
les dOcrels de .\t ron et de ses succes-
seurs. Qu'advint-il cependant^ i Après
une longue suite d'années et de généra-
tions (pas lout-i'i-fait , M. Salvador, mais
avant la lin d'une seule génération , de
ta gcncration alors vU'anle , comme vous
venez de le dire) Lorsque Tl^^lise eut
épiouvé sous ce rapport les déceptions
intérieures et les agitations qui sont une
i\Qs clefs historiques du poème révéla-
teur de l'apôlre .lean (notez en passant
(|ue le système donne une des clefs de
l'Apocalypse), lorsqu'il ne fut plus per-
mis de compter sur le retour visible et
prochain du fils de Marie (pourquoi donc
nous parler à'une Longue suite de généra-
tions), et qu'une foule de disciples des
écoles platoniciennes eurent introduit
un spiritualisQie spécial (petite nébulo-
sité à laquelle les lecteurs de 31. Salvador
sont habitués , mais qui ne fait rien à
l'affaire), qu'arriva-t-il enlia .^ Il fallut
attacher par adresse ou par <^oie d'auto-
rité un autre sens aux convictions du
maître et de ses disciples (I). > Voici l'in-
stant précis auquel les convictions font
place à Vadrcsse et à V autorité ; et il fal-
lut beaucoup, certes, d'adresse et d'au"
torité pour convaincre tout une société
d'hommes doués de raison, que le maître
avait été mal compris, qu'il y avait er-
reur de date , pour qu'on s'habituât à
dire (expression de 31. Salvador) que
cetle résurrection et ce royaume si pro-
chains devaient è!re retardés jusqu'à la
consommation des siècles, et qu'on slia-
biiuàt en même temps à monter sur les
échafauds, sur les chevalets, sur les bû-
chers , à se faire déchirer par les lions
trois siècles durant, pour rendre le té-
moignage du sang au plus hardi et au
plus slupide menteur qui se fût joué de
l'humanité.
( )n ne saurait s'imaginer toute la peine
que prend 31. Salvador pour é;lablir ce
système ; il y revient sans cesse, le déve-
loppe, ou plutôt reiiveloi)pe sous tous
les nuages qiie peuvent lui fournir son
érudition, sa pcns«'e, son style, et ceux-
là seuls qui ont lu rouvra;^e peuvent dire
(I) T. Il, p. il.
juscproù vont les ressources de l'auteur
en ce genre. Il y a emprunt manifeste
aux millénaires, que 31. Salvador nous
donne pour les vrais orthodoxes, les
seuls qui aient bien compris la doctrine
de Jésus. 3Iais c'est encore ici peine per-
due : car si M. Salvador se rattache aux
millénaires, les millénaires ne veulent
pas de 31. Salvador; deux abîmes les sé-
parent. Premièreoient, les millénaires
plaçaient dans un avenir fort éloigné , et
au moins illimité, cette première résur-
rection à laquelle 31. Salvador fixe un
terme tn's prochain avec tant d'insistance
et de bonhomie ; en second lieu, beau-
coup de millénaires reconnaissaient la
divinité de ISotre Seigneur j ceux qui la
niaient, comme Cérinthe, admettaient
cependant cnlui une véritable inspiration
divine , quelque chose de surhumain. Or,
cela suffisait pour donner à leur opinion
une couleur de vraisemblance qui man-
que à l'opinion de 31. Salvador, d'après
laquelle le fi!s de 3larie et ses disciples
ne sont plus disons le mot, que de
vrais fous, et toute l'Eglise chrétienne
qu'un vaste Bedlam. Ôr, soyons juste,
31. Salvador se respecte assez pour ne
pas dire cela.
Avant d'aller plus loin, nous signale-
rons une tactique de nos adversaires. On
a son système; pour l'étayer, il faut des
preuves ; pour en trouver, on se lance en
des dissertations à perte de vue. Or. de
même qu'il est extrêmement difficile,
impossible de trouver une seule bonne
raison, une preuve péremptoire en fa-
veur d'un système faux et absurde ; de
même aussi rien n'est plus facile que de
ramasser un bon nombre de ces demi-
raisons, de ces quasi-preuves qui ne prou-
vent rien, sans doute, mais qui ne lais-
sent pas que d'embrouiller la question et
d'embarrasser les esprits peu défians ou
peu éclairés. C'est à (pioi l'on s'arrête, et
c'est faire preuve d'habileté, puisque
c'est là le seul moyen de prolonger la
discussion; on prend donc ses positions,
on pousse un argument, et au moment
où le côté faible se laisse apercevoir on
passe à un autre, et ainsi indéfiniment.
La première hypothèse ne vous va-t-elle
pas? prenez la seconde ; en cas de refus,
voici la troisième, plus insoutenable que
les autres. Ou accumule ainsi preuve sur
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
49
preuve, on parcourt tous les domaines
de la pensée, physique, métaphysique,
histoire. Puis vient la récapitulation ; on
compte au lieu de peser, et l'on triom-
phe d'avoir accablé l'adversaire sous une
multitude de démonstrations qui, pour
dire vrai, valent autant l'une que l'autre.
Nous allons voir cette tactique mise en
œuvre par M. Salvador dans la disserta-
lion consacrée à la Passion du Sauveur,
dissertation que nous ne pouvons laisser
décote, malgré la longueur de cet ar-
ticle.
D'abord il est impossible de bien ex-
pliquer la Passion et la mort du Christ si
Ton ne les considère comme le résultai
d'un plan conçu long-temps à l'avance,
et suivi par Jésus avec une persévérance
qui ne se démentit jamais. « Telle eit la
première des causes qui ont présidé à sa
mort ; c'est sa volonté de mourir prove-
nant d'un ordre de convictions et d'en-
thousiasme conforme aux idées de l'épo-
que où il vivait , et conforme à l'interpré-
tation orientale des livres sacrés des
Juifs poussée à ses dernières limites. Si
ce n'était celte volonté absolue, toute sa
doctrine serait revendiquée, etc. (1) >
Si l'on veut bien y faire attention, ce
n'est là que le dogme chrétien de la ré-
demption, métamorphosé en une théorie
tout humaine et philosophique; mais.
loin de gagner au
change, nous avons
une absurdité à la place d'un mystère;
car (pour abréger), d'après M. Salvador
lui-même , la mort du Christ ne servait
de rien si elle n'était suivie de son se-
cond avènement visible, glorieux et très
prochain, sans lequel l'établissement
chrétien croulait par la base.
Telle est donc La j)/-emicre des causes
de la Passion. Passons aux causes secon-
des : la Passion avait pour but de repré-
senter plusieurs choses , deux au moins.
Premièrement, elle représentait //^/ ^/oc-
trine nouvelle qui trouve en elle < sa for-
me la plus extérieure, la plus sensible,
la plus historique en apparence Tou-
tes les croyances du Christianisme pri-
mitif y sont représentées en caractères
ineffaçables, de sorte que si le temps et
la ncccssitc ont concouru à changer ou
àmodider sa vraie wixiWYG ^ jamais lliis-
(I) T. II, i>. 9«.
toire ne s'est vue exposée à son égard à
perdre les traces de son origine. Le ta-
bleau vivant qu'il a laissé de lui-même
offrait un moyen imprescriptible pour
en revenir à l'exactitude précise des
faits (1). » Acceptons cel hommage rendu
à la véracité de Phistoire, mais ne lui
donnons pas plus de valeur qu'il n'en a
réellement; n'attendons pas surtout
qu'un seul fait soit précisé un seul,
et nous en aurions grand besoin; car
nous apprenons plus bas qu' < on s'abu-
serait étrangement si l'on allait croire
que les tableaux évangéliques relatifs à
la Passion du fils de Marie soient l'ex-
pression naïve des faits accomplis, la
description spontanée d'une catastrophe
actuelle; ils ont pour objet arrêté (et
c'est ici le deuxième symbolisme de la
Passion de Jésus-Christ) de réaliser sur
un nouveau plan les tableaux d'une autre
Passion qui frappe avec évidence tous
les yeux de la Passion longue, féconde
en avertissemens et terrible du peuple
hébreu personnifié , de la Judée, de Jéru-
salem, dont les malheurs présens et à
venir avaient excité tant de fois la verve
et les lamentations des prophètes (2). »
Je pense qu'on chercherait vainement
parmi les êtres corporels ou intellec-
tuels quelque chose de plus pliant, de
plus ductile, de plus fusible, de plus
élastique, de plus souple et par consé-
quent de plus commode que le symbo-
lisme j, quand on sait le manipuler avec
celte dextérité et cette assurance qui ca-
ractérisent un assez bon nombre de phi-
losophes contemporains. ^ otis voyez en
ce lieu : La Passion d« Notre Seigneur Jé-
sus-Christ représente à la fois le Chris-
tianisme et le judaïsme, qui pourraient
bien avoir quelque sujet (rélonnenient
de se retrouver tous deux dans la uu'^me
image. Nous ne tenterons pas en ce mo-
ment de les accorder entre eux, mais
bien de voir comment la dernière opi-
nion que nous venons d'exposer s'ac-
corde avec elle-uuMue.
En thèse : La Passion de Jésus réalise
la. Passion dit peuple héhrcu ; le Juif est
personnifié dans le (.lirist. Suivez l'.ip-
plication historique : Le peuple juif, en
(1) T. II , p. an.
(2) Ib., p. î)«.
jesus-curtst et sa doctrine.
la personne de Jésus, est reçu par le
j)euple juif dans les murs de Jc^rusalem;
le peuple juif s'empare du peuple juif
au jardin des Oliviers ; le peuple juif fait
comparaître le peuple juif par devant le
peuple juif: le peuple juif se crache au
visage . crie Toile f Vrencz le jicitplcjuif.'
Crucifiez le pcnjtle juif/ On peut al-
lei- i)lus loin encore ; nous nous bornons
a mettre sur la voie de cette étrange con-
fusion des juges, des témoins, des bour-
reaux et de la yiclime.
< Mais ce n'est pas tout, poursuit notre
auteur; il faut suivre de plus près la vi-
vacité du débat (1). i Le débat s'élance en
effet dans une critique longue et embar-
rassée de toutes les circonstances de la
Passion , où nous ne le suivrons pas.
L'Évangile y est convaincu d'avoir trop
flatté le portrait de P>late aux dépens du
peuple juif, et surtout aux dépens de
Harabbas. qui devient, sous la plume de
son compatriote, d'abord un homme es-
time, puis un personnage d'une influence
considérable , un prisonnier dislint^ur ,
considérable, remarquable, dit L'évangile
de IMatthieu {vinclum insignem) (2) ; en-
fin un homme de lete et d'action qui
aurait excité un soulèvement pour déli-
vrer son pays du joug des Romains, un
(iuillaurae 'J'ell malheureux, i On a jugé
à propos de dépouiller ce Darahbas de
son véritable nom , car il s'appelait Jé-
sus, fils d'Abbas, ou Bar-Abbas (3),
comme le fils de Marie s'appelait Jésus,
fils de Joseph ; ou liar-Joseph , comme
Pierre s'appelait Simon . fils de Jonas , ou
Har-Jone (îj. i> INous ne savons ce que
peut faire à la question que liar-Abbas
ait ou non porté le nom de Jésus. Ce
nom était fort répandu parmi les Juifs,
surtout vers les derniers temps, comme
le prouve l'histoire de Josèphe , et il sem-
blerait même qu'ils ne l'ont pas entière-
ment répudié depuis leur dispersion
(1) P. 101.
(2) w m;» cl n<».
J(X) En parlant des maniiscrils de» Efancilos dans
lesquels un enlevait déjii au lii.s d'Abbas son nom
nropro de JéiUs , Origéoe s exprime aioâi : In mul-
Itt exemplaribui non coHliuclur quod Barnbliat
clinmJetus direbatur , rt fursilun rertè ut ne lu/mni
Jetu contentât alicuiiniquorum.Or\^Qu.,inMalth.,
xxtii; note de }I,5a(i.
(4) P. 107.
parmi les divers peuples dont ils ont été
ol)Iif;és d'adopter la langue, comme le
prouverait au besoin le noui même de
I\L Siileddor Ce n'est pas notre faute
si le débat tombe sur ce terrain et devient
une (juestion de noms. Arrêtons lu tou-
tefois.
Un peu plus loin , M. Salvador se de-
mande ï pourquoi le fils de Marie, qui ,
au dir(' de ses annalistes, possédait le
don illimité des miracles, et qui ne dé-
daignait pas d'y recourir chaque jour, se
serait refusé de sa pleine volonté à im-
primer à sa parole le degré de force assez
efficace pour attirer aux interprétations
nouvelles l'esprit et l'Ame de ses conci-
toyens? > Ce n'est au fond qu'un miracle
de plus qu'on demande. Le Christ, dit-
on, n'avait d'autre moyen d'échapper
aux mains des Juifs que de les frapper
par IW'idence d'un miracle; et voilà
pourquoi ils lui en demandaient un,
< non pas de ceux qui entraînaient facile-
ment les classes populaires et dont on
citait les exemples en tout lieu, mais....
un signe grand , évident , en plein jour,
dans l'air, dans le ciel, un signe qui ne
leur laissât aucune arrière-pensée. » Un
miracle qui convertisse nécessairement
est une impossibilité , un non-sens, parce
que les spectateurs conservent toujours
l'usage de leur libre arbitre. Quelqu'un
n'a-l-il pas dit : Si je voyais ressusciter
un mort, je deviendrais , non pas croyant,
mais fou? IMais tout cela était-il bien sin-
cère? De bonne foi, comment ce miracle
eût-il pu nous être transmis autrement
que par l'Évangile ou la tradition? Que
si l'on veut s'en tenir là , on aura lieu
d'être satisfait; sans chercher plus loin,
les signes qui environnèrent la mort du
Sauveur sur la croix répondent , ce sem-
ble, à fontes les exigences des Juifs et de
M. Salvador. Les Juifs, du reste, n'ont
rien à faire ici, car ils n'ont guère con-
testé la réalité des miracles, qu'ils se
sont au contraire toujours ingéniés à ex-
j)liquer par l'intervention de causes sur-
humaines. I\este donc M. Salvador, que
les miracles touchent peu, puisqu'il les
considère comme un accessoire indis-
pensable et commun à toutes les reli-
gions (1).
(1) T. I, p. 214elsuiY.
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
61
Nous touchons enfin au dernier mot
de la Passion. Si Ton nous trouve long,
nous pouvons affirmer que nous omet-
tons une foule de détails très intéressans;
mais ce qu'on va lire est d'une nature
tellement extraordinaire, tellement pro-
pre à faire apprécier la portée philoso-
phique de l'auteur et en général des ad-
versaires du Christianisme, qu'il est in-
dispensable d'y consacrer un développe-
ment convenable. C'est un bel hommage
rendu à la religion catholique que de di-
vulguer les aberrations d'esprit de ceux
qui la combattent, et de faire voir que
les derniers venus d'entre eux ne peu-
vent guère prétendre sur leurs devan-
ciers d'autre avantage réel que celui des
incohérences et des contradictions.
Après avoir très bien défini la nature
du sacrifice qui consiste à renoncer, < au
physique ou au moral , à quelque posses-
sion très avantageuse ou très douce pour
soi, dans le seul dessein d'en faire passer
tous les avantages sur les autres,» l'au-
teur examine si la Passion et la mort de
Jésus emportent l'idée d'un véritable sa-
crifice. Non, répond-il, et voici la rai-
son : « En ne payant que d'un jour, d'un
seul jour de souffrances, trois années
d'une lutte morale, suivie de tant de suc-
cès et de gloire; en ne renonçant à la vie
qu'avec la conviction intérieure , très ar-
rêtée et très complète de la reprendre
mille fois plus brillante peu d'instans
{ffnès y pour devenir en corps et en unie le
dominateur d'un royaume nouveau , et
pour occuper en personne un trône sans
fin (figurez-vous un homme, un simple
mortel avec cette conviction très arrê-
tée, et dites le nom qui lui convient
Toutefois, M. Salvador regarde le Christ
comme un des plus grands personnages
de l'humanité, plus grand que Moïse à
certains égards) , avec celte conviction ,
disions-nous, t le fils de Marie cntraîne-
t-il l'idée d'un sacrifice trop inconceva-
ble?! Que si ce mot inconcevable vous
arrête un moment comme en suspens, h
quoi l'appliquer? Daignez écouter en-
core î ibien plus de quelque majesté
que soit toujours entouré le fait de se
dévouer pour une noble cause , de s(/cri-
fier sa vie jwur les hotnmcs ^ de so préci-
piter au-devant des angoisses d'une der-
nière henrc Une chose plus majes-
tueuse et plus difficile encore existe au
monde : c'est de vivre , de lutter avec la
vie elle-même , de la soumettre à des lois
imposantes qui la transforment en un
bienfait véritable, de défricher son
champ immense , si effrayant parfois
pour l'œil qui le mesure , mais tout rem-
pli des plus riches trésors (1). > D'où il
résulte que le Christ n'a eu aucune diffi-
culté à se dévouer à la mort; bien plus,
qu'il eût été plus difficile pour lui de
Vivre tranquille à Nazareth que de se
faire attacher à une croix.
Cette explication fondamentale de la
Passion est suivie de quelques considéra-
tions sur les sacrifices humains ^ par les-
quelles nous clorons nos citations.
« Sous le rapport physique, les sacri-
fices humains étaient en partie destinés à
servir d'expression extérieure et sauvage
à la loi suprême, en vertu de laiiuelle
toute sorte de principes d'activité et de
renaissance s'échappent du sein de la
destruction. Cette loi mêle la vie à la
mort d'une manière si inextricable qu'il
est impossible de déterminer les limites
de l'une et de l'autre ; en embrassant la
généralité de leurs actes, loin de les re-
connaître exclusivement pour des riva-
les, elles se montrent soumises à une
pensée unique , h une harmonie digne de
deux sœurs. » Il est bien pour un philo-
sophe qui veut et doit rendre raison tle
tout, de poser la loi ; mais c'est peu tant
qu'il ne donne point la raison de celte
loi. iM. Salvador croit pouvoir s'en dis-
penser ici, comme ailleurs, ainsi que la
suite va le prouver : < Dès qu'on se re-
met en mémoire rincroyable quantité de
sang humain qui a coulé sur la terre et
qui a pénétré tout brûlant jusqu'en ses
entrailles, // n'y a plus ni métaphy.ufjue
ni morale capables d\\rpli<]ucr pour<juoi
les choses se sont passées ainsi ; c'est à
des faits d'un autre ordre qu'il faut de-
mander du secours. C'est dans l'organi-
sation intime de notre petit monde quii
faut cherclier quelque cause: et puisijue
les débris des plantes renversées par les
orages ou par la main des hommes ont
été pour la terre elle-même l'une des
sources premières de son activité puis-
sante de végétation, qui suit si une reJa-
(I) r. Ha cl suiY.
JÉSUS-CîmiST KT SA DOCTRINR.
lion caclu-oirn pns existt^ dus l'origine,
et i)Oiir une jxrioilo indt^llfiie de. temps ,
enlre ce sanj; précieux et le développe-
ment tie sa puissance de création ani-
male'.' Du moins, kohu luir ionl/t/dic/ioit
iipiuiniuc qni mérite bien d'attirer un
instant nos rep;ards. C'est précisément
parce qu'elles sont devennes pins nom-
breuses et plus serrées sur la terre que
les populations ont perdu cl perdent
chatjue jour de leur goût el de leur en-
thousiasme primitifs à s'entre-détruire.
« Mais sous le rapport moral , la force
fccondiinte du sang est bien aittienicnl
vertu inc ipte dans ses effets j)hjsïques. Il
n'existe pas une seule vérité sociale de
<|uel(jiie importance qui n'ait obtenu du
sanj,' versé en sa faveur ou contre elle ^ nn
surcroît extraordinaire d'intérôt ou d'é-
nergie , et qui , tantôt sous le couteau
du prêtre des siècles les plus barbares,
lanlùt sous le glaive non moins rigou-
reux de la guerre et de la justice, n'ait
exigé des sacrilices humains (1). « Repre-
nons : que le lecleur suive le raisonne-
ment de M. Salvador; il trouvera qu'il
n'y a ni jnétaphjsique , ni morale capa-
ble d\\xpli(]ucr l'effroyable effusion du
sang humain dont le monde est inondé,
cl qu'il faut s'adresser à la physique. La
preuve de cette proposition est un (pii
sdii . Et le <]ui sait se prouve à son tour
par une contradiction apparente... IN'ous
avons encore deux questions à adresser
sur le second paragraphe. Comment se
fait-il qu'/7 n'y ait ni métaphysique ^ ni
morale ca])able d'expliquer l'effusion du
sang ; tandis (jue , sous le rapport morid,
1(1 force fécundante du sang est bien au-
trement certaine que dans les effets phy-
siques ? Comment encore p<nil-il cire
que le sang versé en faveur d'une idée
produise le même effet et lui donne la
même énergie que le sang versé contre
elle.' Le sang versé par les martyrs en
faveur de la pensée chrétienne , a-t-il
donné un surcroît d'énergie à la pensée
paK'unc ( antre la(/uellc et par kujucllc il
était rj'pandu ?
M. Salvador dit quelque part (lu'il
n'aime pas les généraliti'.s vagues. l'sl-ce
une lactique d'aller ainsi au-devant des
reproches qu'on serait tenté de lui adres-
(1) P. liîO, liil.
serV IS'accuse-t- il pas ailleurs l'école
chrétienne d'avoir fait de la passion du
Christ une affaire de tribunal.^ \ rai-
menl . M. Salvador?... 'Mais si quelqu'un
a oui)lié, comme il est possible, votre
chapitre de 1828 et la réponse de M. Du-
])in , vous avez soin de nous les rappeler
par une note (jui vaut une brochure. Que
ceux qui l'ignorent sachent donc que
M. Dupin publia , en 182S , une brochure
dont le titre au moins lit du bruit dans
le monde. Ce titre était, sauf erreur :
Procès de Jésus-Christ y ou Jésus devant
Cd'iphe et Pilate , réfutation d'un cha-
])ilre de AI. Salvador. Le chapitre en
question ne tendait à rien moins qu'à
prétendre que toutes les formalités judi-
ciaires requises par la législation juive
avaient été appliquées dans la passion de
Notre Seigneur, et que tout s'était passé
selon les règles de la plus stricte légalité.
M. Dupin, fort bon chrétien, et aussi
grand partisan de la légalité , crut devoir
prendre fait et cause ; il plaida vigoureu-
sement que tout, au contraire, était illé-
gal. D'abord, pas de jugement de mise
en accusation , incompétence du tribu-
nal , jugps récusables , témoins à charge
insuflisans , appréhension au corps, opé-
rée par le fait d'une espèce de brigade
grise, qui n'avait aucun caractère pu-
blic, etc., etc. M. Salvador, qui semblait
avoir passé condamnation , n'avait fait
qu'ajourner s;» réplique; il vient aujour
d'hui reprendre en sous -œuvre et dé-
truire une à une les fins de non-recevoir
opposées par l'adversaire. Pour nous,
nous demandons encore pardon au lec-
teur d'arrêter un moment ses i égards sur
cet affligeant spectacle. La mort et pas-
sion du Fils de Dieu réduite à une affaire
de procédure ! Oh ! nous comprenons
qu'un enfant d'Israël ait pu s'applaudir
(l'avoir attiré un chrétien sur ce terrain ;
mais il est diflicile que chez un baptisé
les susceptibilités de l'avocat aient pu
absorber jusqu'à ce point le sentiment
chrétien!
M. Salvador, en terminant ce qu'il
avait à dire de la passion, veut bien se
conformera un usage qu'il appelle, je ne
sais trop pourrjuoi , antique et solennel ,
en comparant la mort de Socrate à celle
de Jésus. Jean-Jacques a fait le même
parallèle, et il a conclu. Croyez-vous
que M. Salvador conclue? Nullement.
Tout ce qu'il nous apprend est que si,
d'un côté, la mort de Socrale est fort
belle j de l'autre , on n'en saurait faire un
crime à ses juges. Il cite à l'appui l'opi-
nion de M. Cousin (1); et nous avons le
plaisir de voir deux hommes , tous deux
grands admirateurs de la liberté de pen-
ser, qui lèvent le chapeau au nom de
Luther, qui surtout ne peuvent pardon-
ner à l'Eglise catholique d'avoir voulu et
de vouloir encore défendre sa foi et sa
liberté, trouver tout naturel qu'Athènes
ou Jérusalem se soient débarrassées d'un
novateur par la voie de la ciguë ou de
la croix.
Si nous voulons rappeler brièvement
les raisons que donne M. Salvador de
rétablissement du Christianisme, nous
trouverons les suivantes :
Elaguez d'abord les miracles , les pro-
phéties et les martyrs , il restera :
La folie évidente du fondateur, qui se
jette en fanatique au-devant de la mort,
bien convaincu qu'il va ressusciter peu
d'instans après.
L'imposture la plus grossière et la plus
mal b.^tie qui fût jamais , qui consiste
dans la promesse d'un second avénemenL
glorieux très rapproché. Promesse si
bien imaginée que son accomplissement
même emportait la destruction du Chri-
stianisme et le non-accomplissement à
plus forte raison.
Les disputes, les scissions, les schis-
mes sans lin de la primitive église. Ceci
constitue tout une dernière partie de
l'ouvrage de M. Salvador, sur laquelle
nous aurions du nous arrêter encore,
(l'est là qu'on retrouve les Lrois faces
qu'offre le premier développement de
l'Eglise , faces représentées par les trois
apôtres saint Pierre, saint Paul et saint
Jean ; les merveilles de Simon et d'Apol-
lonius opposées aux miracles de Jésus-
Christ et des apôtres ; les ruptures entre
(t) « L'esprit do son temps et non pas Anytus ni
l'arropago avait mis Socrale en cause et l'avait con-
damnt'. Anytus était cvidemniont un citoyen re-
coinniandablc , raréopago un tribunal é(iuilablc et
modéré, ci si Ton devait éprouver quelque étonne-
ment, ce serait que Socrate eût été accusé si lard et
qu'il n'eût pas été condamné à uuo majorité plus
forte. » Argum. do Wipohg. de SocraUj par M. Cou-
sin, 1«22.
TOMB VIII. — H» 13. 183».
JÉSUS-CimiST ET SA DOCTRINE.
saint Pierre et saint Paul
53
leurs voyages
et leur mort à Rome contestés • les er-
reurs et les déréglemens des premiers
hérétiques mis sur le compte des pre-
miers chrétiens , etc.
Le charme des contrastes. Il faut citer
encore de toute nécessité : ( Le besoin
général de chercher un refuge assuré
contre les calamités présentes dans les
béatitudes divines d'un monde futur. Le
charme perpétuel qui naît pour les po-
pulations des contrastes les plus tran-
chés les disposait à passer soudain
comme le début même du Christianisme
en a donné la preuve ^ d'une licence ex-
cessive de mœurs à toutes les exaltations
de la chasteté, des divagations de l'esprit
à la foi , du désir universel de comman-
der à Puniversalité de l'obéissance (1). »
Nous avons souligné ces mots ; comme le
début du Christianisme en a donné la
preuve; parce qu'il en résulte que le dé-
but du Christianisme prouve le charm&
des contrastes , de même que le charme
des contrastes prouve le début du Chri-
stianisme.
Enfin , une foule d'autres considéra-
tions de même nature qui , prises isolé-
ment, prouvent peu de chose, et qui
dans leur ensemble , prouveraient tout
au plus que le Christianisme n'a jamais
dû s'établir.
Le dernier terme auquel on puisse
conduire un adversaire par le raisonne-
ment, c'est d'avouer qu'il n'existe pas de
vérité absolue pour la raison humaine.
Au-delà, il n'y a plus qu'incertitude,
scepticisme , sous quelque forme (juil se
déguise, et peine perdue. Or, ainsi que
nous l'avons dit en commençant , l'ou-
vrage de M. Salvador aboutit directe-
ment à ce terme.
iNous n'en voulons d'autre preuve que
ce dernier passage, (pii peut être consi-
déré comme la conclusion du livre ;
«( S'il est vrai que, pendant dix huit siè-
cles, l'Eglise chrétienne tout entière ait
prêché aux populations sur ce point (il
s'agit de la passion du Clirist, et nous
pouvons généraliser la proposition sans
rien changer au sens) les erreurs de fait
et les injustices les plus certaines, alors
quel homme , quelle religion , (jucllo
(I) Page 519.
54
JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
école oserait prt^leiidre à la f>osses.uon
absolue de la Write (1)? » Ne nous lais-
sons pas preniire h Tamphibolo^'ie de ces
(UMMiiers mots. Si par la possession dbso-
liic (le 1(1 \critc, on enleiul la connais-
sance entière, illimitée, inlinie de la vé-
rité, qui jamais y a prétendu, hormis
Die" seul ?
Ce qu'on a donc voulu dire , c'est la
possession d'une ^'critc absolue, d'une vé-
rité fixe , immuable, qui ne soit pas seu-
lement relative, d'une vérité, en un mot ;
car la vérité est ce qui est, ce qui dure et
ne chanf^c pas (2).
TNlais tout le livre de ÎM. Salvador ne
tend à autre chose qu'à contester à l'E-
Hise chrétienne la possession de cette
vérité.
Tirez la conclusion, et dites à quoi
servent tous les raisonnemens de M. Sal-
vador, qui neprélend plus à la connais-
sance de la vérité.
Un mot à la louange de M. Salvador. Il
(1) Page 90.
(2) S'il y avait quelque difficulté sur le vrai sens
de ces paroles , nous pourrions les expliquer par
d'autres passages de l'auteur. Nous n'aurions qu'à
citer répigrapbe même de son livre, qu'il a empran-
lée à VEccléniaste , mais en lui attribuant une signi-
fication entièrement sceptique : — Â chaque chose
ta saison^ à chaque pensée, sous les deux, son
temps. Lor5qu''on accepte cette devise en son sens ab-
solu et qu'on la déploie comme une bannière à la
tête d'un ouvraj^e , n'est-ce pas dire formellement
qu'on ne reconnaît aucune lérid- absolue, éternelle ?
Mais lorsqu'on a pris celte position , il faut en subir
les conséquences. Il y a donc lieu de sVtonner d'en-
Icndrc M. Salvador revendiquer en faveur de Dieu ,
de VCtre éternel, je ne sais quelle infaillibilité qu^i\
lui interdit do communiquer bor» de lui. T. U, p.î)l.
Vainement encore voudrait-on se rallacber à quel-
que cbose de solide et tenter de produire un seul
acte de foi en la vérité , en s'écriant : — Avant tout
In vérité, In ri'alilé elle-même! le règne particulier
de chaque idrr, de chaque chose pnssti' ; elle seule est
ttnhle , elle seule est éternelle! P. 1548. On oublie
qu'on a perdu le droit d'Invoquer le nom de Dieu ,
dont on ne peut plus affirmer l'existence d'une ma-
nière absolue y car qui vous a dit que Tidèe de Dieu
ne fera pas son temps et ne passera pas comme les
autres? Nous ne saurions voir autre chose dans ces
élans éncr^iqui's , mais vains, que les convulsions
d'un»' raison effrajéc du >iile affreux qui s'e>l fait
autour d'elle et qui s'agite violemment entre le
panthéisme et le sceptiritmê j dans une égale im-
puissance de vivre cl de mourir.
y a au fond de son Ame un beau senti-
ment de patriotisme , un noble espoir de
délivrance et de progrt^s pour les Juifs.
Nous nous associons A ce sentiment ;
nous partageons cet espoir avec autant
d'énergie et plus d'assurance que lui. 11
n'a pour lui que son vœu , les données
plus ou moins contestables de son intel-
ligence et l'attente vague d'un peuple
qui a perdu la lumière; nous , nous
avons les prédictions formelles de notre
foi. Oui, non seulement nous l'espérons,
mais nous le savons de science certaine :
Israël reviendra ^ et ses restes seront sau-
vés. Nous saluons cette grande époque,
et comme un jour de salut pour une na-
tion bien criminelle, que nous plaignons
toutefois , et que nous respectons ainsi
qu'un aïeul coupable dont le châtiment
a presque égalé le crime, et comme une
ère de glorification et de triomphe pour
le Christ , telle qu'on n'en aura point
vu. Car , selon la parole du grand Apô-
tre , en qui juifs et chrétiens semblent
trouver un lien commun : Si la chute
d'Israël a fait la richesse du monde , et
sa diminution la richesse des Gentils,
combien plus son retour plein et en-
tier (1)! Mais qu'ils le sachent bien , s'il
est en leur puissance de hâter ce retour
au bercail, ce ne sera pas en passant par
le protestantisme et le rationalisme; ce
ne sera pas surtout en appelant de nou-
veau sur leur tète les anciens anathèmes,
en s'incrustant plus profondément au vi-
sage le stigmate du déicide.
A. COMBECUILLE.
(l) Quod si delictum illorum diviti» sunt mundi ,
et diminutio eorum divili% sunt gentium , quanto
magis plenitudo eorum. /?om,, xi , 12. Saint Jean
Chrysostoine parapbrase ainsi ce verset : « Si , dit
l'apôtre , leur chute a été cause du salut d'an si
grand nombre ; si , lorsqu'ils ont été rejetés , tant
d'autres ont été appelés , songez à ce qui arrivera
quand ils reviendront. Il ne dit pas en effet : Com-
bien plus leur rhangement , ou leur conversion , ou
leur redressement! mais combien plus leur pléni-
tude ! ce qui veut dire lorsque lovs seront sur le
point de rentrer. Il dit cela pour montrer qu'il y
aura alors effusion plus large de la grâce et do don
divin, effusion presque totale, — Tcjto ^t iitti ,
f^tavu; /.ai rcre ro ttXecv tt/Ç yapircç Edou-îvov, xat
TY,; ^«peaç TCJ «Eoj , KAl 2XFA0N TO IIAN. »
6. Joan. Cbrys.,^^ Epitt, ad Rom. Homil. xix.
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HtSTOIRE.
5S
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE,
ou L'HISTOIRE EXPLIQUÉE,
Introduction renfermant l'histoire de la création universelle , par le baron Alexandre
GuiRAUD , de l'Académie française.
L'on pourrait diviser en deux classes
les productions scientifiques et littérai-
res d'un siècle : les unes ne font que pré-
senter sous des formes nouvelles les no-
tions communes , les connaissances ac-
quises à tous, tandis que d'autres renfer-
ment des conceptions et des aperçus
nouveaux. Celles de notre siècle appar-
tiennent , en général , à la première
classe. Tout ce qui s'écrit de nos jours ,
qu'est-ce, si ce n'est une reproduction
de ce qui s'était déjà dit? et l'on ne se
donnerait pas une grande peine si l'on
voulait ramener à son origine véritable
et ancienne presque toute la science de
l'époque. Si l'on excepte les découvertes
qui se font dans les sciences naturelles ,
les ouvrages que l'on jette avec profusion
dans le public, ou ne méritent pas l'atten-
tion des esprits graves, ou n'intéressent
que par la couleur du temps que l'on
donne à ce que tout le monde sait, par le
point de vue attachant sous lequel on le
présente. Notre siècle se pique moins de
découvrir d'autres choses, qu'il ne s'étu-
die à voir autrement les choses. Toutefois
il peut revendiquer une qualité supé-
rieure qui semble lui appartenir exclusi-
vement, c'est celle de coordonner les no-
lions de l'esprit et les découvertes des
sciences, d'en étudier les rapports, et
d'élever sur une môme base tout l'édilice
des connaissances humaines. Cet esprit
de synthèse est un mérite, sans doute ;
mais outre qu'il annonce un point d'ar-
rêt dans la carrière de la science, il est
souvent pousse outre mesure , et les
aperçus philosophiques que l'on se per-
met en toute matière sont moins le ré-
sultat d'une appréciation antérieure des
faits que des notions à j)riorL auxquel-
les on s'efforce de les plier.
11 est cependant des ouvrages remar-
quables sous le point diî vue de l'inven-
tion, et qui peuvent appartenir à la se-
conde classe dont nous avons parlé. Nous
y comprenons celui de M. le baron (iui-
raud. En effet, il n'a pas puisé ailleurs
beaucoup de conceptions qui entrent
dans son système. Elles peuvent être
quelquefois plus ou moins défectueuses,
mais elles ajoutent au mérite d'être des
inspirations venues dans la méditation
du sujet celui d'avoir été prfondément ré-
fléchies. Nous y rencontrons, d'ailleurs,
des aperçus qui , réduits à de justes bor-
nes, peuvent servir utilement la science
et la religion. Nous nous proposons de
faire quelques observations sur ce nou-
veau système de la création universelle :
mais nous devons l'exposer d'abord sous
sa forme la plus simple , en empruntant
souvent, pour plus d'exactitude, les paro-
les de l'auteur, afin de faire mieux appré-
cier et le système lui-même et le jugement
que nous nous permettrons d'en porter.
Dieu, au commencement, créa l'esprit
et la matière, principes de toutes les
productions dans ces deux ordres d'êtres.
Car l'esprit actif de sa nature a besoin,
pour exercer au dehors sa puissance, du
secours de la matière, élément inerte et
passif. Or cette matière primitive, diffé-
rente de celle de ce monde, était éthérée
et lumineuse ; et l'esprit , émanation
abondante et magnifique de l'être infini,
c'était l'archange, Lucifer, destiné à fé-
conder et développer les germes des êtres
renfermés dans la première production
de la puissance créatrice. Celte f( conda-
lion ne pouvait toutefois avoir lieu, se-
lon les lois de la sagesse divine, qu'autant
qu'il resterait uni à Dieu et qu*il puise-
rait dans le sein qui l'avait enfanté l'é-
nergie et la règle de sa puissance.
L'archange ou l'esprit remplit d'a-
bord glorieusement sa destinée , et fit un
usage légitime des qualités supérieures
dont il était doué. S'unissant à la matière,
il anima et développa en elle et en lui-
r,G
PHILOSOPHIE CATHOLTQLi: DE L'HISTOIRE.
liic-me les f;ermes iW louL Pouvrage de la
création, cl h Piustant fureiil produits
des myriades d'aiif^es aux(juels corrcs-
])ondii'cnt cl fiirrnl unies des produc-
tions mati riolles analof^uos. Aîais ébloui
de la j,'loire (ju'il vient de iaire éclater,
il se Paltri!)ue à lui-nirme , se détache de
Dieu, se fait le principe et le centre de
sa puissance, et entreprend de produire
de lui-nu^uie hors de lui comme Dieu.
Au lieu donc de léconder la matière en
la perfectionnant par un développement
progressif, et Pélevant enlin jusqu'à la
région des esprits, il descendit jusqu'à
elle, la corporisa , la solidifia, et la pé-
nétrant de son énergie propre que ne fé-
condaient plus ni ne dirigeaient la puis-
sance et la sagesse divines, il produisit
en elle une œuvre informe dont nous re-
connaissons les traces dans ces ossemens
monstrueux cachés sous terre qui attes-
tent par leurs proportions démesurées
comme un essai et une ébauche de la
nature j et dès lors fut rompue l'harmo-
nie de la création primitive , et com-
mença cette lutte d'élémens qui a boule-
versé notre globe et porté le désordre et
la confusion jusque dans ses profondeurs.
Une partie des anges ne suivit pas Lu-
cifer dans cette déviation de son être , et
mérita d'être récompensée par un mou-
vement d'ascension vers Dieu , et l'ab-
sorption peut-être dans leur substance
spirituelle de la matière à laquelle ils
étaient unis: et cette perfection ajoutée
à l'état primitif des bons anges fut dans
la proportion des mérites et les distribua
en différentes classes qui forment la hié-
rarchie des esprits célestes reconnue par
l'Cglise. Les autres anges partagèrent
l'orgueil de Lucifer et furent enveloppés
dans sa disgrûce. Car, après qu'ils se fu-
rent détachés de Dieu, ils tombèrent
avec lui d'un élément dans un aulre et
toujours du plus subtil au plus condensé,
et produisirent dans les parties les plus
basses et les plus obscures cet épouvan-
table chaos, au sein duquel cessèrent
toute vie corporelle et tout mouvement;
compiiniésq\i'ils furent aussitôt par l'es-
prit de Dieu, (jui était porté sur les eau\
autour de celle masse immonde et dés-
ordonnée.
Cependant le \ «rbe de Dieu voulut
réparer le désordre causé par Satan et 1 laissé creuses et vides les parties du
féconder les élémens de la matière de-
venue captive. Il dit :Oue l<i iiunihrc soit;
et la lumière, que l'abîme avait étouffée
sans l'éteindre, brilla, non pas de son pre-
mier éclat tout spirituel, mais d'un éclat
(|ui put s'harmoniser avec les créatures
que le Verbe de Dieu allait vivifier ; et
alors s'accomplit pour Satan la division
de son essence lumineuse et de son es-
sence ignée, la séparation de la lumière
des ténèbres. Satan ne fut plus dès lors
lumière spirituelle et féconde, il devint
feu; carie feu n'est que la lumière con-
densée; et la main de Dieu le repoussant
sans cesse, il se renferma dans les en-
trailles de la terre, où il entretient parsa
présence et son activité un feu perpétuel,
La lumière (|ui avait brillé s'éleva dans
les régions supérieures, et ce fut le pre-
mier jour de la création mosaïque.
Le premier effet opéré par l'apparition
de la lumière fut la formation du iirma-
ment ; c'est-à-dire qu'elle attira à elle,
du sein du chaos , une partie de cette
matière non encore organisée, à laquelle
elle rendit , par l'épuration ascendante
qu'elle lui lit subir, sa première éthéréité
et cette faculté expansive qui lui lit sou-
lever la masse des eaux dont le chaos
était ceint et diviser ainsi celles que l'in-
lluence satanique retenait de celles que
l'influence divine avait assez épurées en
les touchant pour qu'elles pussent mon-
ter avec l'éther et même au-dessus de lui.
Notre atmosphère peut donc être consi-
dérée comme un espace neutre où les
deux influences satanique et divine se
combinent, se combattent quelquefois,
et où celle-ci intervient toujours avec
assez de puissance pour maintenir la
conservation de ce qu'elle a organisé,
(juelles que soient les luttes de l'influence
ennemie essentiellement destructrice. Et
ce fut le second jour.
Mais après que Dieu eut allégé le poids
des eaux sur la terre en les divisant par
l'étendue du firmament , et retiré au-
dessus même des eaux supérieures son
esprit qui comprimait cette masse chao-
tique, alors l'élément igné qui était de-
meuré en elle, reprenant son action ex-
pansive, enfla sur plusieurs points l'élé-
ment aride et l'exhaussa. Or ces exhaus-
semens partiels ayant nécessairement
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE.
57
globe qu'ils n'avaient point soulevées, il
en résulta que les eaux eurent leur bas-
sin creusé tout naturellement, qu'elles
s'y retirèrent et que les continens qui
avaient surgi au-dessus d'elles furent pro-
pres à recevoir une organisation végétale.
La création matérielle semble termi-
née à l'apparition de la terre , et chacun
des élémens dépositaires des germes at-
tend l'ordre du Yerbe pour les dévelop-
per. Or ce développement s'opère sous
une double influence : l'une suprême ,
celle de la lumière et de l'eau qui en est
l'agent • l'autre inférieure , celle du feu
ou de Satan , car le feu et l'eau sont re-
connus par la science pour être les deux
grands modificateurs de la matière. Par
eux s'établit l'antagonisme qui constitue
la loi des êtres. La lutte est entre le feu
et l'eau : l'eau qui féconde, le feu qui
brûle. Satan, qui avait formé le premier
monde, concourt donc avec le Yerbe à la
formation du monde nouveau, et ta terre
produisit l'herbe verte faisant sa semence
et des arbres à fruits portant leur se-
mence. Et ce fut le troisième jour.
Les eaux que la puissance du Verbe
avait pénétrées et séparées des eaux in-
férieures se répandirent dans l'espace; et
se combinant avec la substance éthérée,
formèrent vraisemblablement les corps
sidéraux actuels, soleil, étoiles, planètes,
etc Et ce fut le quatrième jour.
Ces mêmes eaux supérieures et infé-
rieures, au commandement du Verbe ,
produisirent : les premières, les oiseaux,
et les autres, les poissons. Et ce fut le
cinquième jour.
Le sixième jour, la terre, déjà parée
d'arbres et de plantes , se peupla d'ani-
maux. Or les productions animées com-
me celles du règne végétal ne doivent
pas être attribuées à la puissance divine.
Elles sont plutôt l'ouvrage de Satan, qui
est forcé d'obéir au commandement du
Yerbe. La nature bestiale n'est, en effet,
qu'une animation satanique modifiée par
les inlhiences divines ou supérieures qui
agissent dans Tatmosphèrc. La bête ainsi
animée par Satan a été faite à son image,
comme riiomnie à l'image de Dieu. L'Ame
des bêtes est donc l'esprit même de Sa-
tan répandu dans la nature ; c'est l'Ame
universelle des anciens. Si elle se mani-
feste d'une uiauièrc imparfaite dans l'a-
nimal , c'est à cause de l'imperfection
des organes; et si l'animal souffre , c'est
parce que Satan a péché. Au reste , les
bêtes étaient plus parfaites dans le para-
dis qu'elles ne le sont aujourd'hui. Elles
avaient l'intelligence et la parole.
La formation du corps de l'homme ne
fut pas une production satanique. Dieu ,
qui le façonna de ses mains , en purifia
d'abord la matière de toute émanation
du principe igné. Son âme fut une éma-
nation de l'esprit de Dieu. Il s'opéra un
changement dans la forme du corps de
l'homme avant sa chute. Il n'y avait d'a-
bord en lui aucune distinction de sexe, et
Dieu lui avait donné la puissance de se
multiplier par l'action seule qu'il exer-
cerait sur la matière à laquelle il était
uni. Mais il manqua de force pour exer-
cer cette puissance. Il se laissa aller à la
langueur, au sommeil, et Dieu, par con-
descendance pour cette faiblesse, dit ; Il
n'est pas bon que Vhomme soit seul j et lui
donna une femme. Et Dieu cessa de pro-
duire et rentra dans son repos.
La destinée que l'ange avait d'épurer
la matière et de l'élever progressivement
à L'état d'esprit fut déférée à l'homme,
^ïais, par sa désobéissance aux ordres de
Dieu, il se mit dans l'impuisssance de
la remplir. Il s'opéra alors un change-
ment plus considérable dans son corps
comme dans son âme. Son corps, en
particulier, fut pourvu d'organes néces-
saires à des besoins grossiers qui n'exis-
taient pas dans l'état d'innocence. 31ais
par Jésus-Christ il a recouvré cette des-
tinée. Son corps sera définitivement
transformé par la résurrection, et avec
lui toute la nature. Tout ce qui est rela-
tif à sa condition présente cessera. Les
sexes seront effacés. La femme retour-
nera à son principe; elle rentrera dans
riiomme pour ne former avec lui qu'une
seule chair.
Telles sont les idées qui dominent dans
l'Histoire de la Création universelle de
IM. le baron Guiraud. Elles pourront bien
surprendre dos esprits peu accoutumés
à sortir de la sphère des notions commu-
nes et positives. Nous comprenons, en
effet, que pour juger et apprécier un
travail île cette nature, il faut savoir
(lonntM* un libre essor à la pensée et ne
pas trop craiadie la nouveauté et la har-
68
J'IIILOSOPHIE CATHOLIQUI:: DE L'HISTOIRE.
tliesso des conceptions. INlais nons con-
fessons, en niOuie temps, que c« n'est
point là une conci'Sbion faite an nom vi
A rmlenlion droite de fauteur, mais une
position que l'on est forcé de prendre si
1 on ne veut pas s'c'^arer soi-même; que
ce n'est point bienveillance, maisjustice.
Les merveilles de la création et de la
restauration de toutes choses apparais-
sent à l'intelligence qui les découvre
comme des beautés nouvelles cachées au
commun des hommes, et dépassent tou-
jours par leur grandeur, malgré nos ef-
forts, les bornes de notre esprit. INous
sommes donc disposés à justifier et à
louer tout ce qui mérite des éloges ou se
trouve à l'abri de la censure. C'est déjà
beaucoup que de concevoir un système
vaste comme l'ouvrage de Dieu et d'en
accorder les parties. Cet effort tout seul
donne un titre bien mérité à la recon-
naissance et à l'admiration publique. La
fécondité de l'esprit est toujours une
qualité supérieure. Mais nous dirons
aussi avec liberté et franchise, notre
pensée sur ce qui nous a paru hasardé,
inexact, même un peu étrange. En rele-
vant les beautés du tableau, nous n'en
voilerons pas les défauts qui le déparent.
L'idée d'un monde primitif, son bou-
leversement progressif causé par un dés-
ordre volontaire et coupable survenu
dans le monde des intelligences , cette
destinée commune de perfection et de
décadence donnée h l'esprit et à la ma-
tière est une conception qui non seule-
ment échappe à la censure de la foi ,
mais donne encore à l'ouvrage de la
création un caractère de magnificence
et de sagesse. Il n'est pas indigne de
Dieu de se représenter le chaos non
comme un premier essai de sa puissance,
mais comme le débris d'un monde ruiné
par la révolte de la créature. La confu-
sion et le désordre où étaient alors les
élémens de l'univers peuvent très bien
être attribués à la faute d'une intelli-
gence créée plutôt qu'au dessein do l'in-
telligence suprême, en qui tout est ordre,
sagesse et beauté.
Portant plus haut nos regards, qui sait
même si l'œuvre de Dieu n'a pas par-
couru plusieurs périodes analogues ; si
sa justice et sa miséricorde, sans cesse
aux prises, pour ain^i dire, avec l'or
gneilde sa créature, n'ont pas tout détruit
sans cesse pour tout restaurer? Nous au-
rions peut-être là la notion originelle
de ces successions indélinii^s d'absorption
et de développement du panthéisme in-
dien. iMais tout en laissant un libre cours
à nos pensées , il faut se mettre en
garde contre la séduction de nos con-
ceptions propres ; et parce que nous au-
rons trouvé une explication des mystères
du monde qui nous paraîtra digne du
Créateur et de son ouvrage , il ne faut
pas croire qu'on ne puisse les compren-
dre autrement , ni donner à nos inven-
tions si incertaines, si souvent témérai-
res, l'autorité d'une révélation. L'auteur
s'est donc montré trop sévère, trop ex-
clusif, lorsqu'il a dit que Dieu n'avait
pas pu procéder par ébauches , pag. 269.
Car le système qui fait commencer tou-
tes choses par le chaos n'est pas dé-
pourvu de vraisemblance. La puissance
divine, si libre dans son exercice, serait-
elle forcée de se déployer d'abord dans
toute son étendue? Elle ne le pourrait
même pas : sa fécondité dépasse toujours
ses propres productions. Si donc elle doit
se restreindre, pourquoi ne pourrait-elle
pas se réduire jusqu'aux premières ébau-
ches de l'être? La différence de perfec-
tion qui sépare les créatures n'est rien
par rapport à sa plénitude. Elle aurait
d'ailleurs agi toujours selon son infinité
par l'acte même de la création. Que si
l'on dit que sa sagesse avait besoin de se
manifester d'abord comme sa puissance,
cette sagesse aurait eu son mode de ma-
nifestation dans le perfectionnement
progressif de ce premier jet de la puis-
sance créatrice. Depuis même que Dieu
a mis la dernière main à l'univers, tout
ne paraît-il pas commencer par un état
élém.entaire? Chaque classe d'êtres n'a-
t-elle pas son chaos, et ne faut-il pas le
travail de plusieurs périodes pour les
amener à leur perfection définitive? Dans
cet ordre de production, il y aurait eu,
à la vérité, moins d'éclat et de magnifi-
cence au commencement , mais aussi
plus de mesure et plus d'ordre dans la
suite. Or l'action de Dieu n'est-elle pas,
ce semble , plus ordonnée qu'étendue ?
Ne se monlre-t-elle pas , dans son com-
mencement , plus faible que forte, et
ncst-ce pas là celle douceur avec la-
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE.
sa
quelle la sagesse atteint ses fins? L'on ne
peut nier que le monde ne soit soumis à
la loi du progrès. Il faut donc qu'il ait
commencé par un état moins parfait.
Pourquoi pas par l'état informe du chaos?
Toutes les formes de l'être créé eussent
alors été le résultat de cette loi univer-
selle. Si cette loie st digne de Dieu, pour-
quoi n'y pas soumettre tout l'exercice
possible de sa puissance? Il a toute l'é-
ternité pour faire passer sa créature du
néant à sa perfection indéfinie.
L'intervention de Satan et de ses anges
dans la destruction du premier monde
et la formation du chaos ne répugne pas^
elle satisfait même à la croyance chré-
tienne qui mêle cet ange rebelle aux
désordres de l'univers et lie ensemble
deux faits incontestables et analogues , la
confusion du premier état du monde
matériel et le désordre survenu dans le
monde moral par la révolte de Lucifer.
On peut bien supposer primitivement un
ordre de choses semblable à celui du
monde mosaïque j car le premier homme
était le maître et le chef de la nature ,
non pas seulement en la faisant servir à
son usage, mais encore en la pénétrant
de son action puissante, et en l'associant
inévitablement à son sort. Centre d'une
force immense, il devait l'emporter dans
sa sphère d'activité et lui faire subir sa
loi. Elle l'a subie, cette loi. Nous la
voyons étrangement défigurée depuis que
l'homme a altéré en lui l'image de Dieu.
Mais elle a commencé à recevoirde J.-C,
le nouvel Adam , une influence régéné-
ratrice, et elle attend, dans les gémisse-
Hiens de la captivité, sa délivrance et sa
glorification définitive. L'archange avec
les esprits qui lui étaient soumis pouvait
donc avoir entre ses mains la destinée ds
la créature matérielle. Son obéissance à
la loi de son créateur dans l'exercice de
la puissance qu'il en avait reçue aurait
assuré à cette matière primitive un per-
fectionnement progressif, et les produc-
tions magnifiques qui en étaient sorties,
s'élevant sans cesse vers des régions su-
périeures, auraient subi des transforma-
tions successives qui les auraient rappro-
chées de la nature des esprits; comme
aussi sa révolte renversant ce bel ordre
aurait jeté la confusion dans les élcmens
de l'univers et amené sa ruine totale.
Il y a d'ailleurs dans celte explication
du chaos une conception bien conforme
aux principes d'une saine philosophie.
La matière n'aurait pas une existence
indépendante de l'esprit ; elle serait sou-
mise dans son développement et dans sa
forme à l'action d'une force placée au-
dessus d'elle^ rejetée au dernier rang de
la création, sa destinée serait de repré-
senter des phénomènes d'un ordre supé-
rieur , d'être l'image sensible des mer-
veilles invisibles. Ne convient-il pas, en
effet, qu'à la production la plus impar-
faite de la puissance créatrice réponde
la plus basse fonction, celle de servir
d'instrument pour figurer des manifes-
tions plus parfaites de cette même puis-
sance?
Au reste , en admettant un monde pri-
mitif, il faut nécessairement rattacher sa
destinée à celle du monde des intelli-
gences. Car il répugne de le voir, sous
l'action immédiate de Dieu , tomber par
des altérations successives dans la con-
fusion et l'immobilité du chaos. La main
du Créateur, lorsqu'elle n'est pas gênée
par l'action désordonnée de la créature,
soutient et perfectionne son ouvrage. La
même puissance qui l'a fait, doit au
moins le conserver; et Dieu ne peut pas
plus altérer ou détruire sa créature que
se repentir de lui avoir donné l'existence.
L'histoire qui nous est connue de ses
desseins nous montre, en effet , qu'il ne
trouble l'ordre établi et ne détruit que
pour punir et exercer sa vengeance. Le
chaos, considéré comme dernière pé-
riode de l'action créatrice, eût été un
véritable désordre qui eut du être attri-
bué à Dieu lui-même ; car le désordre
proprement dit est la destruction d'un
ordre antérieur. Les défenseurs du sys-
tème de l'origine chaotique de la créa-
tion savent écha})per ù ce défaut. La con-
fusion originaire de l'univers est moins,
dans leur opinion, un désordre, que le
premier état ék^mcntaire de l'ordre. La
loi du progrès ii laquelle Dieu voulait
soumettre l'exercice de sa puissance, de-
mandait qu'il conimençAt par les pre-
miers rudiuicnsde l'être. Or, la première
ébauche, quelque grossière qu'elle soit ,
d'un ouvrage magnifique, n'est pas indi-
gne (le la sagesse de l'ouvrier.
Cette intervention des an^^es dans le
m
PIIILOSOPIIIE CATHOLIQUE DE L'JTISTOIRE.
î^oiJvernemcnt du premier monde ne se-
rait, au reste, que le commencement
d'un dessein suivi dans des temps post<^-
rieurs. La croyance gt^nérale des peuples
et celle de l'Église, est que les esprits cé-
lestes priSident à l'ordre prt^senl de l'u-
nivers. De là il est bien permis d'inférer
que la loi générale veut que Dieu confie
aux créatures intell ij^entes supérieures
une partie de sa ])uissance pour la dis-
position du monde matériel. Que celte
puissance aille, comme le pense l'au-
teur , jusqu'à concourir activement au
développement des formes et à la pro-
duction des espèces résultant de l'asso-
ciation diverse des élémens primitifs,
c'est ce qui n'est pas aussi bien établi. 11
n'est pas toutefois impossible que la mu-
nificence divine ait enrichi la créature
faite à son ima^e de cette puissance pro-
ductrice, et ail voulu mettre en elle une
force qui retraçût, à un certain degré, la
puissance même de créer. Peut-ôtre se-
rail-il permis d'y voir un dessein réclamé
par sa bonté et sa sagesse. Mais il est
possible aussi que, jaloux de mettre dans
ce monde inférieur le caractère d'une
dépendance absolue de son Créateur, il
ait seulement confié aux espritsj, minis-
tres de ses volontés, le soin de le conser-
ver dans Pétai où il l'avait mis.
Le premier ange aurait-il encore pro-
duit des anges semblables à lui , et cette
puissance de développement exercée sur
les germes primitifs de la matière, au-
rait-il pu la porter sur lui-mrme , et par
une reproduction et une fécondation de
sa nature, donner l'existence à d'autres
esprits dont il aurait peuplé et embelli le
monde V C'est la une question (jui touche
à des mystères trop profonds pour être
pleinement éclaircie par la raison hu-
maine. Appliquée à l'Ame, elle avait été
agitée par les premiers docteurs de l'E-
glise , saint Jérôme et saint Augustin , et,
dans sa plus grande généralité, elle a été
résolue affirmativement par les héréti-
ques des premiers siècles, par les défen-
seurs du système philosophique des éma-
nations dont elle était la base. Sous le
point de vue plus restreint de saint Au-
gustin , les scholastiques l'ont examinée
avec plus de précision et de rigueur, et se
sont arrèlé's à l'impossibilité métaphysi-
que de la génération des ûmCû. Leur con-
clusion a été résumée dans ces paroles
de Pierre Lombard : Anima in cor porc
fornuito infitndiliir et infmidendo crca-
ttir. Ce serait traiter M. le baronGuiraud
avec trop de sévérité et peut-être d'in-
justice , si nous combattions son système
par l'autorité seule de l'école, si nous le
jugions faux et absurde par cela seul
qu'il est opposé à l'enseignement com-
mun des théologiens du moyen âge. ^ous
sommes forcés d'avouer que l'opinion de
la génération des esprits n'est point con-
traire à la foi, et que l'opinion qui lui
est opposée et qui a prévalu n'enlève pas
au philosophe la liberté de ses concep-
tions en celte matière, parce qu'elle ne
se rattache pas nécessairement à aucun
pointde la doctrine chrétienne, et qu'elle
n'a pas reçu la sanction de l'Eglise. JNous
irions même plus loin. Wous penserions
qu'on pourrait établir par des raisons qui
ne seraient pas méprisables la possibilité
de celte génération des esprits. Pourquoi
refuser à un être plus parfait et plus puis-
sant que l'homme le privilège de la re-
production de lui-même que l'homme a
reçu. IN'otre intelligence bornée et maté-
rialisée, pour ainsi dire, par la vue des
phénomènes de ce monde , se refuse sou-
vent à concevoir rien de supérieur au
delà, et nous poussons sur la question
présente l'ignorance, j'ose dire, la gros-
sièreté jusqu'à nous convaincre que les
esprits n'engendrent pas , parce qu'ils ne
sont pas composés de parties , comme si
la génération emportait nécessairement
la division, comme si la plus belle préro-
gative de l'être demandait la condition
de la matière. Dieu est-il matière pour
engendrer son fils? Est-il matière pour
faire sortir de son sein des esprits? Sans
doute ces productions divines diffèrent
essentiellement de celle des créatures;
mais, puisqu'il nous plaît de voir une
image de cette puissance productrice
dans l'homme qui est matière , pourquoi
la refuser aux purs esprits plus puissans
<'t par conséquent plus féconds que
l'homme? IS'ous descendons jusqu'à la
plante pour y découvrir une représenta-
lion, grossière sans doute, de la géné-
ration divine; et, en remontant l'échelle
d<'s êtres, nous répugnons à nous arrêter
a ces pures intelligences, toutes resplen-
dib.sanlcâ de la muuiiicence de leur Créa-
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE.
61
leur, pour y contempler l'image d'un at-
tribut qui fait le fond de l'être de Dieu ,
qui est la source même de sa puissance
créatrice.
Toutefois , nous accusons l'auteur de
V Histoire de la Création universelle d'a-
voir fait, d'une opinion philosophique
opposée au sentimentgénéralement reçu,
un des points fondamentaux de son sys-
tème. Il aurait pu insinuer sa pensée ,
montrer par le raisonnement et l'analo-
gie qu'elle n'est pas sans vraisemblance ,
et jeler quelque jour sur une question si
importante que l'on n'examine plus,
parce qu'on n'en sent pas assez la gra-
vité. C'eût été là une discussion à part
qu'il aurait bien pu appliquer à la géné-
ration de l'homme , mais nullement à la
production des anges. Car il n'est venu ,
ce nous semble, à la pensée d'aucun
écrivain ecclésiastique qu'il s'est opéré
dans le ciel une multiplication des es-
prits par voie de génération , et que tous
les anges sont les enfans de Lucifer.
ISous ne saurions non plus approuver
ce qu'il avance sur la nécessité pour
l'ange de s'unir à la matière pour exer-
cer sa fécondité. Le concours de deux
élémens actif et passif est bien, dans l'é-
tat présent de la nature , une condition
nécessaire de la production des êtres ;
mais il n'est pas du tout certain qu'il en
soit ainsi dans l'ordre des pures intelli-
gences. Nous sommes porté à croire que
le besoin pour l'homme de s'unir à un
autre principe pour se reproduire est
plutôt impuissance de sa part que le ré-
sultat de la loi universelle des êtres.
iNous concevrions plutôt qu'une créa-
ture portée à un haut degré de perfec-
tion dut engendrer comme Dieu par une
action exercée sur elle-niêmc.
Wous ne voudrions pas cependant qu'il
fut permis de conclure de \h que l'homme
dans son premier état d'innoceucc n'eut
pas eu besoin de la femme pour engen-
drer, et qu'elle lui fut accordée par con-
descendance pour sa faiblesse. L'auteur
reproduit sur cette question les idées de
l^aader. Quoi qu'il en soit de la probabi-
lité intriusè(iue du système du philoso-
phe allemand, nous pouvons bien avan-
cer qu'il ne repose sur aucune autorité
grave. Quelques Pères de l'église, entre
autres saint Augustin, ont bien pense
que les hommes, avant le péché , se fus-
sent multipliés selon un mode plus par-
fait, analogue à l'état d'innocence de la
nature humaine ; mais aucun n'a dit que
la formation de la femme fut une déro-
gation à l'ordre primitivement établi ,
causée par la faiblesse de l'homme. Plu-
sieurs ont regardé le sommeil d'Adam
non comme un affaiblissement volontaire
de ses forces, mais comme une extase.
N'est-il pas écrit que Dieu lui envoya ce
sommeil? Rien n'indique qu'il ne faille
prendre dans le sens propre ces paroles:
Il n'est pas bon que Phomnie soit seul.
L'union de l'homme et de la femme a été
considérée, d'ailleurs, comme la figure
de l'union plus haute de J.-C. et de son
Église. Dieu aurait-il été prendre dans la
dégradation de son ouvrage une image
des mystères futurs? Le système de Baa-
der diffère, sans doute, de l'opinion
d'Amauri- mais ceux qui voudraient le
défendre devraient se rappeler cette pro-
position du docteur scholastique , con-
damnée par le concile général 4' de La-
tran ; Si homo non peccasset, in dupliceni
scxurn partitus non fuissct, nec gcnera-
tus, sed co modo quo angeli sancti mul-
tiplicati fuissent homines.
Nous avons parlé jusqu'ici de la puis-
sance de Lucifer encore soumis à Dieu.
Nous devons dire notre sentiment sur le
pouvoir qui lui est resté après sa chute.
Que l'auteur se fiit contenté de reculer
jusqu'au monde primitif l'origine des
productions fossiles, personne n'eut ou
le droit d'ébranler sa conviction et de
lui contester, h cet é^'ard, l'indcptMidance
de sa pensée. Tout au plus aurait-on pu
lui observer que, nonobstant quelques
irrégularités dans la dispositicn descou-
ches terrestres, qui peuviMii être attri-
buées à des accidcns, l'on remarque un
ordre général qui répond exactement .ui\
productions des jours île la créatuni, et
que cette corrélation invite puissamment
l'observateur à prendre dans la création
mosaïque l'explication de faits géologi-
ques. JMais il a porté plus loin ses induc-
tions. Il a vu dans les débris des végétaux
et des animaux ensevi^lis dans la Icmmo
les restos d'une production satanique ;
production qui atteste, en effet, selon
Ini , par ses proportions gigantesques et
informes, l'aclion d'un pouvoir désor.
m
lILOSOPIIlb: CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE.
tlonné. C'est là . nous le pensons, une er-
nuir. l/aiialo^'i(^ fiappanle entre ces pro-
(iiiclions et celles des temps poslériours ,
leur similitude parfaite, surtout dans le
rè^ne vé^'tMnl , la ré;;ularitt^ souvent re-
nianpiaMc des formes sont, à notre avis,
des preuves irrt'cusables de l'ideulilé du
principe de la première et de la seconde
création. Lucifer, sépart^ de Dieu, ne de-
vait plus avoir de puissance pour l'ani-
mation de la malitl-re, pour ledcveloppe-
nient des germes. Car pourquoi, si celte
puissance lui était restée, n'aurait-il pas
pu piovoquei' un développement analo-
î;ue dans le principe spirituel et pro-
duire d'autres an^es ?
L'erreur devient plus grave lorsque
l'auteur fait intervenir Satan dans toute
la création des six jours, l'homme ex-
cepté; lorsqu'il nous représente l'uni-
vers sorti du chaos comme une œuvre
mixte résultant de la combinaison de
l'action de Dieu et de celle de Lucifer,
de la lumière et du principe igné. En
vérité, cette conception nous paraît
étrange et ne saurait être favorablement
accueillie par les esprits, je ne dis pas
religieux , mais éclairés seulement par
les lumières d'une saine philosopliie.Qui
a janiiis cru que Dieu se soit seivi de la
puissance qui restait au démon pour
produire les merveilles de la nature;
qu'en ce qui regarde les produits corpo-
rels des élémens , il se soit tenu, en ar-
rière? Qui a jamais pensé que la nature
bestiale n'est (ju'une animation satanique
moiliIi(''e par les inlluenct s supérieures
qui agissent dans l'atmosphère : que
l'Ame des bètes . c'est l'esprit de Satan;
qu'elles souffrent à cause diî son péché ;
que la guerre déclarée autrefois aux
bêtes était un combat contre Satan, etc.,
etc....? Ce pouvoir donné au démon
dépasse manifestement les bornes que
l'enseignement de la théologie, que
la croyance des chrétiens lui assignent.
Qu'il ai^isse en certaines rencontres sur
la nalurt; et occasionne quelquefois des
désordres notables , que sa puissance
sur les corps soit très étendue, le chré-
tien ne saurait le nier ; mais il sait en
même temps qu»i cette puissance est en-
chaînée , suitoul depuis I.-C. ; qu'elle ne
s'exerce que par une permission divine
€t pour le mal j ((uc son action est plutôt
une anomalie dans le monde que le
principe régulier du mouvement et de
la vie, et que Dieu a réservé aux bons
anges le gouvernement de l'univers. Cou-
,sY///, dit saint Thomas, toLam creaturam
( orjioralcni (idnnnislrari à Dco, minis'
(cno cin'f^elonim (I).
H ne nous est pas possible de donner
plus de développement à nos réilexions,
et de suivre dans tous ses détails le sys-
tème de M. le baron Guiraud. 11 faudrait
un volume. JNous comprenons qu'on ne
saurait entamer de discussion utile en
celte matière qu'en prenant les ques-
tions une à une, et les considérant sous
les points de vue qu'elles peuvent offrir.
Or, elles se rattachent à un ordre d'idées
trop élevé et trop étendu pour pouvoir
être traitées dans les limites d'un article.
Aussi nous contenterons-nous, en iinis-
sant, d'indiquer quelques propositions ,
ou fausses ou peu exactes, qui ont
échappé à l'auteur.
JL n'y a iV omnipotent , d'éternel ^ d'ir-
résistible pour Llionime que la grâce de
Dieu. Pag. 3.
JSos fautes sont suscitées en nous,
PRESQi E TOUJOURS , par cet esprit du
mal (le démon). Pag. 5.
L'esprit et la matière sont une émana-
tion de Dieu riédiate ou immédiate.
Pag. 21.
Ce sont les créatures qui ont donné
naissance à la forme. Pag. 23.
Le corps principe est obligé de con-
quérir.... un état qu'il eut possédé par
la simple obsen'ation de sa loi naturelle.
Pag. 28.
JVulle intervention secondaire ne vient
se placer entre i homme et lui (Dieu) ,
dans le buisson ardent où il révèle sa
mission à Moïse. Pag. 41. Voyez Act. des
Apôtres, chap. vu, vers. 30.
L'esprit j ai Hit du sein du Paraclet....
le f^crbe produisait cette sorte d'ovaire
universel (/u'on appelle matière. Pag. 104.
\ oy. Lvang. selon saint Jean, ch. 1,
vers. 3.
La création mosaïque tout entière,
moins V homme cependant, appartien-
drait au k'érbe. Pag. lOO.
J^es Pères, trop influencés peut-être par
/« V traditions de l'école philosophique
(1) Àd Ephes., c«p. 2.
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE L'HISTOIRE, ê5
païenne , cherchaient à s'éloigner le
moins qu'il était possible de cet enseigne-
ment (la destruction du monde par le
feu). Pag. 189. Voy. Ep. 2 de saint Pierre,
c. 3, V. 10.
Le premier jour mosaïque fut aussi le
jour du jugement pour le monde angéli-
que.... La miséricorde de Dieu rendit à
leur nature ceux des anges rebelles que
le repentir avait purifiés après leur chute.
Papf. 223.
Ne nous serait-il pas permis de dire
que les astres du firmament sont encore
animés par des anges y sans doute en état
d'épreuve? Ibid.
Les deux seuls corps sans péché qui
ont paru sur cette terre se sont élevés
d'eux-mêmes dans le ciel, ceux de la
Vierge-mère et de son divin fils. Pag. 264.
L'homme créature mixte, placée entre
Dieu et Satan comme pour servir à ce
dernier d'entremise. Pag. 273.
Nous ne concevons pas les motifs de
toutes ces distinctions entre la nature et
la grâce. Pag. 387.
Sans l'explication que nous donnons ,
Daius serait fondé dans ses propositions.
388.
Après avoir fait connaître le fond du sys-
tème de M. le baron Guiraud, nous nous
abstiendrions de parler de la forme dont
il l'a revêtu si, sous ce dernier rapport,
il ne méritait l'attention du lecteur. Le
style en est correct, élégant, clair, abon-
dant, rapide; l'on reconnaît une plume
exercée et dirigée par le sentiment du
bon goût. On désirerait cependant plus
de cette simplicité de discours qui con-
vient à une discussion de celte nature.
C'est quelquefois plutôt la parole imagi-
née et nombreuse de l'homme de lettres
que le langage bref et concis du philoso-
phe. Ce défaut, qui tient aux habitudes
de l'écrivain, n'erapèche pas qu'on ne
voie clair dans sa pensée , et que toutes
les parties de son système ne s'offrent
sous un point de vue distinct. 11 sert
même à donner à la lecture un nouvel
attrait.
Pag.
Mais ce que nous devons relever sur-
tout, c'est l'intention droite, le senti-
ment de foi et la conviction vraie et pro-
fonde qui ont dirigé M. le baron Guiraud
dans la conception de son système etdans
l'exposition qu'il en fait- Ce n'est point
là une de ces productions où le cœur et
l'esprit de l'auteur s'effacent pour ne
faire paraître que le fruit aride de ses
recherches j où le style , destin^^ à pro-
duire au dehors le fond de l'Ame, ne sert
qu'à le masquer et à substituer un lan-
gage appris et étudié au produit spon-
tané de la nature. M. Guiraud dit ce qu'il
sent, ce qu'il a éprouvé , nous oserions
dire ce qu'il a vu ; et il le dit avec le sen-
timent d'une foi vive et sincère, dans le
dessein et l'espérance de faire une œuvre
utile à la religion. L'on découvre, sous
le voile de sa parole, le cœur du chré-
tien qui brûle du besoin de venger sa foi
des dédains et des vaines attaques de la
science , et de forcer cette science, si in-
dépendante et si fière, à rendre hom-
mage à la croyance de l'humble fidèle.
C'est déjà un service éminent rendu à la
religion que de dévouer à la défendre
un talent que le public a plus d'une fois
reconnu et admiré, que de refuser ses
travaux et ses veilles à des productions
auxquelles les éloges et les applaudisse-
mens serdient acquis d'avance, et de les
consacrer 5 des recherches et des con-
ceptions religieuses dont la destinée est
incertaine, mais qui doivent avoir tou-
jours pour résultat d'apprendre aux es-
prits légers et ignorans à respecter une
religion qui entraîne vers elle les hom-
mes remarquables du siècle. Les catho-
liques trouveront aussi dans cet hom-
m.ige de la scienro un motif puissant de
s'attacher à leurs convictions religieuses.
Ils remercieront ces écrivains de science
et de foi du bien (ju'ils en reçoivent, leur
exprimant toutefois le regret qiu^ leurs
conceptions ne soient pas toujours sans
reproche comme le sentiment qui les
inspire.
Un professeur de théologie.
■»t»0'tg5»
64
LES MUTURS CAI flOLlQUES.
[.ES MOI l lis CATIIOLIOLKS, OU LES AGES DE EOI.
Aiu.iiKouK.iE, i,iTTi:i;\rriiE et imulosoimiie catholique.
DF.rxiiMf: vrticlf: ((). — (siite f.t fin.)
( Le I'. INIahilIon dil, dans son tiaih'
sur les hludcs f/iorN/sfii/ui's , que l'un des
plus f^rands j^i'iiies de cet A^e qui Liait
ik' dans riu'M"('si(* fui converti à l'K^iisc
par l'clude de 1 histoire ecclésiastique.
JNéccssaire à tous, nous devons remar-
quer que cette étude importe surtout à
ceux qui sont eni,'a;^és dans ce que lord
J)acon appelle les murs étroits et bornés
de la science naturelle ; car, en retra<jant
riiisloire de la philosophie naturelle, de
telles personnes prennent l'habitude de
rélléchir sur les erreurs des hommes
dans les ii^es successifs , sur les absurdes
fantaisies mises au rebut de l'opinion par
les A^es suivans , c'est ainsi que , gra-
duellement et sans le savoir, ces person-
nes deviennent incapables de croire à la
transmission constante des mêmes vé-
rités religieuses à travers un long laps de
temps, fait certain cependant, et dont
une accointance avec la science et les
coutumes des âges chrétiens les eût con-
vaincus.
Ouant à l'utilité de l'étude de l'histoire
pour les théologiens, dans le but de leur
fournir des argumens, des exemples et
des moyens d'éviter l'erreur sous le rap-
port populaire ou vulgaire, Melchior
Canus en parle au long dans ses Lieux
f/u'ologi(/ucs (2),
IMais pour ne point paraître offrir des
instructions à ceux dont il serait au con-
traire convenable que j'en reçusse, je
passe à la remarcjuc qu'en dernier lieu ,
le but et le sujet de cet ouvrage peuvent
paraitrc d'un intérêt et d'une utilité par-
ticulière pour les personnes qui habitent
«les pays séparés de la couiniunion ca-
tholicjue, et loin des coutumes et des
UH/urs traditionnelles de la vie chré-
tienne. C'est dans de telles contrées que
l'on peut dire que c'est principalement
avec les esprits des anciens temps, avec
leurs saints et héroïques ancêtres, qui
ont existé dans des siècles de loi, que les
siècles vivent et conversent. 11 n'e^l
(1) Voir le 1^' an. Uao» k n" 42, l. yii, p, iJl.
(2) Lib. XI.
point d'hommes d'un esprit cultivé et
d'une susceptibilitédélicate qui souffrent
des privations telles que les catholiques
dans les pays dont nous parlons; car le
sentiment du beau et du juste est conti-
nuellement entretenu dans leurs esprits,
et même ra'fhné et exalté, tandis que la
matière sur laquelle il pourrait s'exercer
au dehors lui est soustraite; exclus des
temples augustes, qui s'élèvent comme
des monumens de leur ancienne foi, ils
n'ont aucune de ces ressources locales
que la sagesse des Ages religieux avait eu
soin de fournir à des âmes comme les
leurs ; ils ne peuvent pas contempler con-
tinuellement des objets qui, par leur
grAce et leur grandeur, servent aux sain-
tes pensées de rempart contre les impres-
sions de la vanité : pour les appeler aux
saints of/ices, aucune tour solennelle
n'envoie dans les airs les volées imposan-
tes de ses cloches; la forme extérieure
des choses cesse d'être divine, car ils ne
voient aucun lieu public de réunion et
de solennité sanctifié par les emblèmes
de leur religion; bornés, enchaînés et
traversés, leurs rites ne sont que des rites
tronqués ; pour eux, il n'est plus de nuit
sanctifiée par le chant des hymnes et des
cantiques ; les beautés même de la na-
ture leur sont enlevées, et appropriées à
des desseins tout contraires à ceux aux-
quels on les avait originairement des-
tinées ; tout beau site, toute plaine et
tout charmant rivage, est réclamé pour
les usages du luxe ou de l'utilité sécu-
lière; car les sectes nouvelles semblent
avoir la conscience qu'il n'y a nulle con-
nexion entre elles et les divines harmo-
nies du monde naturel et matériel. IMais
ceux qui sont du troupeau éternel ne
possèdent, dans les recoins les plus pau-
vres et les plus obscurs d'un faubourg
éloigné, que quehpie édifice frêle et
nouveau pour être le sanctuaire du Dieu
de gloire.
C'est donc pour eux que les livres, et
particulièr(înienl les annales des Ages
chrétiens , oont un élément de vie tout-à-
LES MOEUBS CATHOLTOUES.
65
fait essentiel; c'est pour eux qu'un Bède
et qu'un Alcuin sont chers et précieux,
et qu'il n'y a point de jouissances plus
Tives que de se promener le long des ri-
vages de rindisfarne que bat la mer, et
au milieu des temples d'Iona, où le maî-
tre des îles se repose de ses travaux mor-
tels.
On dit que le cas le plus fâcheux est
celui où l'on connaît des choses admira-
bles dont la nécessité nous force de nous
tenir éloignés. Cette pensée de Pindare
peut bien être appliquée à ces rares
chrétiens qui se trouvent dans de tels
pays, et qui poursuivent leur route soli-
taire à travers des régions qui semblent
abandonnées de Dieu, de la lumière et
de Ja joie; comme le héros de Virgile et
sa compagne, sans rien voir, et dans la
nuit, ils vont par les ombres , par les pa-
lais déserts et les empires vides de Plu-
ton : à chaque pas , ils rencontrent des
spectres de douleur et d'ennui. C'est la
triste vieillesse, c'est la crainte, c'est la
faim aux sinistres inspirations, c'est la
honteuse indigence, ce sont des formes
terribles à voir, c'est la mort et la souf-
france; c'est ensuite le frère consanguin
de la mort , le sommeil , ce sont les joies
mauvaises de l'ûme, c'est la guerre meur-
trière qui se tient debout sur le seuil , ce
sont les lits de fer des Euménides et la
discorde insensée (1).
Voilà le spectacle que les catholiques
ont sous les yeux , et encore faut-il qu'ils
paraissent insensibles aux actions impies
qui se font autour d'eux; autrement, ils
entendraient des menaces terribles, ex-
primées en termes semblables à ces ter-
mes de Caron : ; C'est ici le lieu des om-
bres , du sommeil et de la nuit. ^lais il
n'est pas permis de charger sur la barque
du Styx ce qui est encore vivant. »
Ces nations inlidéles avaient coutume
de crier : Qu'il n'y ait point de catholi-
ques parmi nous; il ne leur est pas per-
mis de se montrer ici! Ce qui était comme
s'ils eussent dit : Il n'est pas permis d'ad-
mettre des vivans parmi des morts. Pen-
dant ce temps-là, chaque chose sert à
leur rappeler le souvenir de leurs saints
et puissansancCtres; encore debout leurs
tours et leurs dômes magniiiques portent
(I) /Eneid. ti, 208.
dans chacune de leurs arches une voix
pour vous parler de la sagesse catholique,
et chaque fenêtre nous montre quelque
saint canonisé. «Le lieu qu'ont embelli
les anges est béni . bien que les voleurs
y viennent ensuite. >
Et quoique les tombeaux des catholi-
ques et de leurs saints aient été depuis
long-temps violés, et que les pierres sé-
pulcrales qui contenaient leurs vénéra-
bles cendres aient été renversées et ré-
pandues sur la voie publique, leur vertu
vit encore par une sorte de tradition va-
gue dans la mémoire du peuple; cils
sont loués même par le méchant, tandis
que cependant ils laissent sa route sans
l'y suivre. »
Les villes elles-mêmes ne portent pas
d'autre nom que celui du saint ou du
martyr qui leur a donné de la renom-
mée, comme un saint Alban. un saint
ISestor, un saint Ives , ou un saint Ed-
mond. Les flancs de nos monts solitaires
ont encore des croix dont la forme gros-
sière atteste leur origine saxonne, et
parmi le simple peuple de ces montagnes
il y a encore de pieuses mains pour les
défendre de la profanation. La douce con-
tenance des saints rois et des saints ab-
bés, gravés sur la pierre, plane encore
au-dessus des portes solennelles des tem-
ples vénérables ; à côté d'une inscription
pompeuse et d'une vanité presque païen-
ne, on distingue souvent l'antique in-
scription qui demande humblement des
prières pour le repos d'une Ame. Là aussi
coulent les mêmes eaux noires sur les
vagues desquelles a si souvent pleuré à
minuit le son des cloches du couvent,
ou retenti la faible voix de l'homme des
saints ordres, se hâtant d'accomplir sa
tâche de charité. Voyez-vous là-bas les
arches en ruines de celte abbaye, sur les
bords d'une rivière plus solitaire que les
routes qui traversent les vastes déserts :
c'est CroNvland : et à cette heure calme et
solennelle, .où le jour va poindre, et
où l'hirondelle, se souvenant peut-être
de ses anciennes douleurs, recommence
son chant plaintif; où nos esprits, plus
libres des liens de la chair et moins re-
tenus par la pensée, sont en quelque
sorte remplis d'une sainte divination ^l),»
(I) Danle, Purgat., ix.
b6
LES M()i:URS CATHOLIQUES.
vous vous approchez et vous niellez à
genoux sur le lieu sacrt'î, el les murs, de-
puis loi <;-leuips ih'serlstlu sancluaire en
luiues, s'clouueiit à la vue du pieux
t'iranfjer qui semble porler seul le ilani-
bcau de In foi il travers un monde que la
nuit a surpris. Où esl maintenant cette
foule dévole assemblée pour le dernier
sacrifice ? Où esl cotte pompe riche el va-
riée, cesvélenuns magnifiques, ces bril-
lantes pierreries el lous ces beaux orne-
mens des aulels pour un jour de fùte ?
^os vieux historiens s'arrêtent avec dé-
lices sur la f;loire de ce lieu. Ils décri-
venlen détail les autels d'or, les fenêtres
richement peintes, les orj^ues solennels
placés eu haut au-dessus de l'entrée, les
candélabres d'argent massif et les croix
de procession , les présens splendides des
rois Merciens . des empereurs d'AUema-
<^ne et des princes de France , les beaux
biUimens . le i,'rand hospice pour les pau-
vres , et les salles pour les nobles hô-
tes (l) ; voilà ce que disent les historiens,
nous laissant le soin de nous représenter
à nous-mêmes la pieuse altitude de l'âge
qui médite la grûce riante de la jeunesse
angélique. les joies innocentes de l'é-
tude, les délices de la vérité et de la
paix , la psalmodie , la douce intonation
de la prière sublime, le silence, la cha-
rité, la foi si souvent attestée au tom-
beau de saint Gulhlace, la vie des saints
et la mort des justes.
Hélas! tout cela est passé ; il n'en reste
plus que ia désolation, dont le seul as-
pect glace le cœur ; quelques arches qui
s'écroulent et que chaque hiver menace
de coucher sur le sol ; une rangée de mi-
sérables cabanes qui abritent quelques
vieilles "ens (jui semblent ignorer Dieu
aussi bien que sou Chrisl : gens grossiers
et sensuels, à tel point qu'ils ne savent
pas s'il y avait là quelque chose de tel
qtie le Saint -Ksprit, el qui sont prêts à
assurer au voyageur que ces murs étaient
aulrefois un»* prison . un lieu de fortifica-
tion romaine; tandis qu'autour de vous
» étend un marais tomhre et sinistre , où
le .;ibet peut frapper votre vue plutôt que
la croix, et le signe de mort plutôt que
le signe de la rédemption.
(l) Vide Ingulphus, Hist. p. D. — Uitl. Croylan-
dcruù't rtrum anglic. Hcriploreiy i. i.
La terre elle - môme semble être en
deuil ; « c'est là la terre ténébreuse et
couverte du brouillard de la mort ; c'est
là la terre des misères el des ténèbres,
où nul ordre ne règne, mais où habite
une horreur éternelle. Hélas! que reste-
t-il donc au pauvre voyageur, si ce n'est
de se frapper la poitrine et de continuer
sa plainte accoutumée? Malheureux, que
ferai-je ? où fuir^. !\lon âme se trouble
profondément; mais toi, Seigneur, viens à
son aide! Où est ma force maintenant,
et qui a égard à ma patience? C'est toi,
Seigneur, qui es mon Dieu,
i Cependant , celui qui a rendu les na-
tions gucrissablcs (1) ne laisse personne
sans lui donner ce qui lui est nécessaire
pour les besoins particuliers de son âme,
el sans les moyens de lui donner un exer-
cice salutaire. Dans les temps les plus
fâcheux, il y a des traits qui les excu-
sent, el des objets d'imitation tels que
ceux que l'historien romain spécifie en
disant que < c'est la nécessité même su-
bie avec courage et des morts sembla-
bles à celles qu'a louées l'antiquité (2). >
Quoique notre pompe ait besoin d'ad-
mettre cette pâle compagne; quoique,
dans noire désir du retour du règne de
la vérité , nous n'ayons que des vœux et
des larmes, pauvres acolytes de l'ima-
gination , cependant il survit encore
quelques uns de ceux qui ont saint Tho-
mas pour gardien pour nous encourager
et nous diriger dans notre voie, ^lous ne
pouvons pas jouir de l'avantage de Sa-
muel, qui ne sortit point du temple,-
mais il est des chapellps sur les collines
éloignées, et en partant du pied de leurs
brillans autels pendant l'obscurité de la
nuit, el ayant pour compagne du che-
min les étoiles, et pour soulagement le
chant répété de quehjues douces mélo-
dies qui semblent encore errer autour de
nous, nous pouvons marcher vers notre
demeure, el espérer (]ue chacun de nos
pas aura été compté par un ange.
H ne nous esl point donné de fréquen-
ter les assemblées du peuple saint qui ,
dans les vastes cathédrales , adore el ré-
pète avec d'innombrables voix l'hymne
(1) Snnabil($ fecit nationei orbit tcrrûrum, 6ap.,
cap. I, V. 11.
(2) Tacil.,^ù^, lib. i,û.
LES MOEtmS CATHOLIQUES.
solennel qui marque le retour de quel-
que saint temps ; mais nous pouvons nous
promener seuls dans les bois et chanter
le Stahat Mater ^ tandis que le rossi-
gnol prêtera les notes lentes et plainti-
ves de sa voix pour prolonger encore et
rendre plus profondes les notes de ce
chant mélancolique : alors nos larmes
tomberont sur les fleurs sauvages , et
nous nous sentirons en communion avec
les saints morts, avec ceux qu'ils ont
chantés si souvent, tristes et soupirans
comme la Béatrix du Dante (1), et soupi-
rant sur un tel mode , que Marie , pros-
ternée rfu pied de la Croix, était à peine
plus changée qu'eux.
Oui , terre bien-aimée , terre qui sou-
riais si bien aux esprits humbles et doux ,
terre deux fois convertie (2) , et trop
belle pour être à jamais perdue, tu es
toujours chère à tous tes enfans, mais
doublement chère à ceux qui déplorent
ainsi ta destinée ; car tes douces prairies
se couvriraient de l'émail des fleurs pour
orner les triomphes de Jésus-Christ dans
la victime de l'autel; tes bois solennels
offriraient un abri à l'ermite solitaire , et
tes clairs ruisseaux fourniraient des ra-
fraîchissemens aux tabernacles des jus-
67
tes; tes jardins donneraient des roses
pour répandre devant le Saint- Sacre-
ment, et tes villes et tes hameaux enver-
raient leur joyeuse jeunesse, leurs en-
fans beaux comme la race des créatures
primitives pour commencer leurs lancées
de fleurs : quoique maintenant discor-
dant ou muet , tu es encore un noble in-
strument; des mains ignorantes et sans
art ont voulu en jouer jusqu'à ce qu'elles
t'aient brisé en mille pièces; mais tout
démonté ou brisé que tu sois, vienne
à s'élever un maître qui sache ranimer
la corde catholique, et tu pourras ren-
dre encore les accens les ])lus doux.
C'est une remarque de Frédéric Schle-
gel , qu'un amour constant du monde
(1) Paradit , ch. xvii.
(2) L^une par Ips missionnaires du papo EIpu-
Ihère, et Taulro par lo moine Aui;uslin. Les prèlrcs
(l'An{;lelerrc portaionl sur leur aube et sur leur
épaule {jauche le si^jnc de Tunilé de lu loi de ceUe
double conversion. Ce signe était , selon Marlenuc
et la cbronique de saint Bertin , quasi tocipes $uper
assutas , fermé par lo haut ; il était ouTcrl par le
bas pour indiquer le symbolo qu'il rcprcseotait.
romantique, des âges moyens et de leur
chevalerie n'a pas cessé de caractériser
la poésie anglaise alors même que la phi-
losophie négative de ses sophistes l'est
venue remplacer (1).
Et quoique, en même temps, et pour
des raisons dont l'explication n'exige
point un sphynx , quoique la plainte des
étrangers soit très juste quand elle dit
qu'il n'est point de pays dans le monde
civilisé où la littérature et les antiquités
des ancêtres soient plus négligées qu'en
Angleterre; il est également vrai aussi
et encore plus remarquable que dans ce
pays plusieurs vieilles coutumes catholi-
que? du moyen âge nous ont été trans-
mises comme si elles avaient été conser-
vées dans la glace pour être l'étonne-
ment des autres nations. Il est vrai
qu'elles ont perdu toutes leurs qualités
vitales; qu'il n'y a plus d'esprit qui les
vivifie, ni d'âme oui les dirige; mais la
forme, quoique morie et sans mouve-
ment . conserve encore quelque chose
d'imposant et de majestueux , et . qui plus
est, de gracieux et d'aimable.
En vérité, on pourrait composer un
livre sur le catholicisme latent de plu-
sieurs habitons de ce p:îys. où tout ce
qui a du poids et du prix est , après tout ,
ou une résurrection, ou un reste de la
pensée ou de l'établissement catholique.
11 me semble que ce ne serait pas aller
trop loin que de faire entendre , d'après
des principes généraux , que la jeunesse,
au moins dans un tel pays, ue pout ja-
mais être essenliellt'uient opposée au ca-
tholicisme. Les froides, les sèches néga-
tions, et ce ton dédaigneux, qiif^lque
bien adaplés qu'ils soient aux poitrines
d'où ils sortent , ne sont pas compatibh's
avec le naturel chaleureux et si généra-
Icnienl confiant du jeune Ai;e.
^'il a entendu les paroles du saint Évan-
gile . compris des enfans aussi bien que
des écoliers bonlTis de vanité; s'il a été
familiarisé avec les peintures des artistes
catholiques qu'un goùl pour les beaux-
arts aura laissé paraître par hasard de-
vant lui; s'il a vu de toutes parts les
images et les souvenirs des martyrs et
des saints : s'il a été élevé dans un pays
où abondent , en dépit du vandalisme fa-
(1) Philosophie der GeschichU, ii , 260.
LES MOEURS CATTÎOLÎQUES.
G8
nalique et coniiiiercial , des ruines d't'ili- 1
lices sacrrs et i\vs nionuiiuMis de l'an-
ciciinc loi; s'il a vibitt' le cloilre cU'soU' ,
vu la haute eatht^drale et entendu la clo-
olie solennelle ; si parfois il a appris à
rt^péler cjiielque récit louchant sur la
^rautlour et la sainteté des temps qui ne
sont plus, quelque beau passage des li-
vres ctonnans des doux honnues de Dieu ;
s'il a appris à nourrir son imagination
des leçons mystérieuses de la douce piété
chrétienne , eu vain les pédafiogues et les
docteurs mondains lui demanderont d'a-
dopter les protestations des hommes qui
doutent , qui s'abstiennent et refusent
d'écouter l'Kglisej il est catholique dans
son cœur , dans son genre , dans sa ma-
nière de penser, môme dans plusieurs
liabitudes de sa vie, et il doit continuer
d'être tel jusqu'à ce que l'ûgc et le monde
aient terni l'or de sa belle nature.
Ces considérations serviront encore à
justifier ma première assertion que l'é-
lude vers laquelle je me propose de diri-
ger l'attention dans ces pages aura un
intérêt domestique tout spécial. Il en est
qui , la conscionce troublée par la honte
de leur injustice ou par celle des autres,
trouveront sévères quelques parties de
ce livre; et néanmoins, comme Caccia-
Guida a dit au Dante : i Toute la vision
sera manifestée; et que ceux-là me lan-
cent des ruades qui auront le dos blessé ;
mais bien qu'au premier mot ma voix
puisse paraître rude et mal venue parmi
eux . s'ils la méditent et la digèrent, elle
se changera pour eux en une nourriture
vivihante. > Avec un peu d'indulgence
pour le style profane, nous trouverons
que Pindare a raison quand il chante;
t (jue les anciennes vertus retrouvent une
nouvelle force qui s'est changée dans les
ûges: car la terre ne produit point ses
fruits dans une succession de temps non
interrompue, et les arbres ne donnent
pas leurs llcurs odoriférantes dans toutes
les saisons de l'année, mais seulement
à de certains intervalles; de même aussi
la force de la >erlu chez les mortels est
soumise au gouvernement du destin {{.. -
Cependant, l'exposition des vertus ap-
partenant aux Ages de foi, et une recher-
che diligente des coutumes et des mœurs
(1) Nçm. u<J. XI.
de l'antiquité chrétienne, doivent avoir
du prix, particulièrement pour ceux sur
lesipiels l'iniquité de l'orgueil est mul-
tipliée; car ce n'esl que par le souvenir
des esprits bienheureux qui furent jadis
sur la terre et qui sont arrivés au ciel
si grands en renommée (jue toute muse
doit en orner son triomphe (1), alin
qu'elle apprenne à sentir la misère de
ceux qui sont encore dans ce monde,
et qu'à la suite du mauvais exemple tout
s'égare.
J'ai trouvé moi-même, tandis que je
vivais dans un pays catholique, que ces
exemples pris du moyen Age , ces exem-
ples des mœ*urs et des coutumes de la vie
chrétienne, de la charité et du zèle, de
la sainte pénitence et de l'innocence an-
gélique, de la richesse et du temps, de
la beauté du service de Dieu et des pau-
vres , perdaient la moitié de leur intérêt,
parce qu'ils ne différaient en rien de ce
qui se passait tous les jours sous les yeux
de chacun , et de ce qui était familier,
comme toutes les circonstances de la vie
domestique.
Mais dans les pays infidèles, à moins
que ce ne soit dans les murs d'un collège
ou de quelque famille singulièrement fa-
vorisée, ces mêmes choses semblent être
tout-à-fait de l'histoire, sinon de la poé-
sie, et appartenir à un autre monde, ou à
un autre temps à jamais passé. C'est par
l'étude qui rappelle les images de l'an-
cienne sainteté et l'ancien règne de la
vérité, que les hommes sont rendus ca-
pables de tirer des leçons même des
pierres de leurs abbayes ruinées, qui
sembleront leur dicter cette prière so-
lennelle : < Sauvez-moi, Seigneur, puis-
que le saint même a failli et que les
vérités ont diminué chez les enfans des
hommes (2). >
Ce n'est pas un avantage indigne d'at-
tention que celui qui résultera de l'étude
historique des Ages de foi , puisqu'à notre
dernière heure il peut devenir pour nous
un appui et une source de consolation :
car combien sera douce alors la pensée
que peut-être par la grâce du Très-Haut
nous serons admis à voir l'assemblée des
grands et saints hommes avec lesquels
(1) Dante j Paradis ^ cli. xtui.
(2)Ps. 11.
LES MOEURS CATHOLIQUES.
de telles études nous auront rendus de-
puis long-temps familiers ; d'entrer dans
ce pays pour lequel sont déjà partis tous
ceux qui ont été l'objet de notre amour
et de notre respect! Là seront des prin-
ces sous le règne heureux desquels l'É-
69
glise eut la paix et la liberté ; les doux
confesseurs et les humbles qui auront
couru pour suivre le Christ.
Mais en vain tout-à-fait aurons-nous fait
ces études, si nous n'en pouvons tirer
cette consolation : < De quoi te sert le bien
d'autrui, si le tien tu le négliges (1)? >
Mabillon, dans la Préface de son h^ Siè-
cle bénédictin , parle de ceux qui Tout
aidé dans le travail de cette vaste en-
treprise , et mentionne en particulier
un jeune homme, Jean Jessentus, delà
plus grande espérance , qui avait com-
mencé à fournir quelques notes , et qui
fut enlevé par une mort soudaine pen-
dant un voyage en Lorraine d'où il reve-
nait avec lui. Mabillon ajoute ces paro-
les touchantes : i Je souhaite que ses mé-
ditations sur la gloire des saints lui aient
profité pour une vie meilleure 3 je désire
surtout qu'il ne tourne point à ma propre
confusion qu'après m'étre occupé tant
d'années durant des actes des saints, je
sois encore si éloigné de leurs exemples. »
Mais je reviens à parler en général du
plan et de l'objet suivis dans les recher-
ches suivantes. C'a été souvent un sujet
d'étonnement et de plainte que la direc-
tion exclusivement classique donnée dans
les temps modernes aux études de la jeu-
nesse ; et bien qu'il fût facile de découvrir
la cause qui a produit ce fait de partia-
lité qu'il ne faut certes pas, comme on
l'a dit , chercher dans l'aridité et la bar-
barie de l'ancienne littérature chré-
tienne , il nous suffit de porter ici témoi-
gnage à la justice de cette plainte. Car
en fait, quoi de moins raisonnable que
de soutenir que la connaissance de l'his-
toire et des mœurs des anciens Grecs et
des anciens llomains était plus essen-
tielle au complément de l'instruction des
chrétiens que la connaissance des usages
et des institutions de leurs propres an-
cêtres et de leurs pères en la foi : qu'un
étudiant anglais, par exemple, doit rire
familier avec Tile-Live sans jamais avoir
(l) Dante, Purj., cli. x.
TOMB YIll. — NO 43. 1831).
entendu parler d'Ingulfe ou de Guil-
laume de Malmesbury • qu'il doit connaî-
tre toutes les sentences de Démosthènes,
sans savoir que saint Chrysostome était
peut-être son égal en éloquence et en
grandeur; qu'il doit trembler de corrom-
pre son latin en jetant les yeux dans
saint Jérôme, dont Érasme disait que
s'il avait eu un prix à donner à Cicéron
ou à lui, il serait tenté de le donner à ce
père de l'Église plutôt qu'au grand ora-
teur romain ?
Ah! puissent ces esprits de l'ancien
monde faire connaître la conviction qui
maintenant les possède , en réponse à la
multitude de voix qui s'élèvent conti-
nuellement de la terre pour célébrer
leur louange ! Ils conseilleraient à leurs
ardens admirateurs de placer leur affec-
tion sur des modèles plus divins; ils
parleraient en termes semblables à ceux
de Yirgile, quand, pour la première fois,
il rencontre le Dante : 1 rsous avons vécu
dans un temps de biens faux et menteurs ;
nous avons chanté des conquêtes terres-
tres ', mais pourquoi retournes-tu dans
cette fatale région"^ pourquoi ne gravis-
tu pas cette délicieuse montagne qui est
le commencement et la cause de toute
joie? A Rome coula ma vie sous le doux
Auguste , au temps des divinités fausses
et fabuleuses : barde j'étais, et pris pour
objet de mes chants le fils pieux d'An-
chise, qui fuit de Troie lorsque la flamme
dévora les hautes tours d'Iliou ,• mais toi
pourquoi retournes-tu à des temps pas-
sés? pourquoi ne montes-tu pas cette belle
montagne, la cause et la source de toute
joie (1)? I
Je sais bien que des livres ont été faits
récemment, et je n'en saurais dire le
nombre, dans le but déclaré d'instruire
les hommes de l'esprit et des mœurs du
moyen Age; mais sans désirer m'arréter
à faire sonner mes louanges et à con-
damner les ouvraj^es de ceux qui ont
écrit avant moi sur ce sujet, qu'on uie
permette de porter contre quelques uns
de nos historiens contemporains cette
même plainte que fit Deuys d'Halicar-
nasse contre ces hommes qui avaient osé.
dit-il, composer des histoires dans le seul
but de les rendre agréables aux rois bar-
(I)I)anlo , rEvffr, cli. i.
7<^ LKS MOEURS CATÎIOLIQURS
hnres qui linissaicnl Romo; rt qi)i poi r
n.ilter ûc lois piiiict's t'criviicntdes li-
vres où la j\!s!ire manquait lotit aussi
bien que la vt riti* (().
Ces farauds de la terre, ces barbares,
qui haïssaient si cordialement Rotr.e ,
n'ont pas cessé d'avoir des correspoii-
dans nonibreux parmi les écrivains que
n'arrête poinl le respect pour les clefs
de saint i^erre.
Les anciens nous ont laissé un excel-
lent exemple en portant le plus vif
intérêt à tout ce qui avait rapport aux
anti(|uités de leur pays et aux coutumes
de leurs ancêtres. Cicéron nous dit qu'il
avait écrit avec soin un ouvraj^e sur les
mœurs , les inslilutioiis des anciens, sur
la discipline et le gouvernement de la
ri'pnblif/iic {2\ Denys d'IIalicarnassc dit
aussi dans le premier volume de son his-
toire : Je commencerai par les récits les
plus antiques , que les anciens historiens
ont omis et que l'on ne j)cut jdus retrou-
ver sans peines et difficultcs ^ quoique
ailleurs cependant il parle d'un écrivain
qui en avait l'ait une collection (3). Plante
renchérit encore sur le conseil de Pin-
dare, et dit c qu'ils sont sages ceux-là
qui se plaisent aux vieilles fables (4). >
IM.iutenanl, ce ne serait certes pas trop
«l'adirmer que les coutumes et les mœurs
du moyen Aj^e sont dignes de tout autant
d'attention de notre part que cette vie
que l'on appelle homrrique^ et que ces
mœurs des pythagoriciens dont parle
Socrate 5»; que sa littérature offrira la
plus inléressanle variété à ceux qui
croient avoir asssez entendu parler du
dur EuristhOe et des autels de l'in-
(Anie liusiris . et des autres vers qui
continuent d'arrêter tant d'esprits
vides et oisifs, l^nfm , ces anti(|uilés
du moyen Age, qui sont nos antiquités
domestiques , pourraient lournir une
ample matière pour exercer avec le plus
grand avantage notre diligfiuct; et nos
reclicrrhes, eussions - nous l'industiie
d'un Chiysippe, rpii était assez curieux,
comme le dit Cicéron (6), pour recueillir
(1) Anli<i. nom., lib. i , î.
(ij Tusculan. , i;b. iv , i.
(.-.) Lib. I, G8.
{:.) Plal. de Hep., lib. x.
(0) IiMCu/on., 1 , 1J.
des exemples dans toutes les histoires.
Saint Ambroise nous apprend qu'il
avait lui-même éciit un livre sur les
îna'urs des j)cres ({).
îMais il ne serait pas difficile de trouver
uti ouvrage qui enlrAt en plein dans les
détails de la société rhrétientie chez nos
ancêtres. Dans la composition de ces vo-
lumes, je m'aiderai des intéressans écrits
qui nous restent du moyen Age ; écrits
dont nous pouvons dire avec bien plus
de justice que ne le disait Ouintilicn des
vieux auteurs latins : « C'est là certaine-
ment qu'il faut aller chercher la sainteté
et pour ainsi parler la virilité aujour-
d'hui que nous nous somuKîs laissé éner-
ver par des délices jusque dans notre
manière de parler (2). > C'était un prin-
cipe admis chez les anciens de professer
un graîid respect et une grande admira-
lion pour les vieux auteurs. Cicéron et
Virgile tirèrent de l'or d'Ennius; Ho-
race pensait que la lecture des livres des
anciens était la meilleure consolation de
la misère du présent ; « O campagne ! s'é-
crie-t-il, quand le verrai-je , et quand me
sera-t-il permis de lire tantôt les livres
des anciens, et tantôt de goûter le doux
oubli d'une vie inquiète (3)? » Les Ro-
mains pari aient avec enthousiasme de leur
Atlius , de leur Pacuvius, de leur ISé-
vius, pour lesquels ils avaient le respect
le plus religieux. Ainsi, Quintilien di-
sait , en parlant d'eux : < Révérons ces
vieux arbres de nos bois sacrés, dont les
troncs à demi tombés ont en eux quel-
que chose de très vénérable que le leujps
même semble respecter tout eu les dé-
truisant. »
Sans parler des ouvrages d'un saint
Thomas ou d'un Anselme et d'autres
dont les noms vivront moins pour l'hon-
neur des hommes que pour celui de la
sagesse et de l'éloquence, il y a une foule
d'ouvrages qui datent de celle période
ojibliée du moyen Age dont la renommée
n'a aucun éclat. Dans ces ouvr.iges,
comme dans un ancien temple, il n'y a
pas autant de grAce et d'élégance que de
piété; mais ils contiennent cependant
maintes sentences brillantes , cl maintes
(l) Fpixt., liî). vi, 37,
l'I) Intlitut., lib. 1 ,».
(3) Lib. Il , J>alir. U , v.
CG.
LES MŒURS CATHOLIQUES.
71
choses bonnes à lire pour le bien des
mœurs. On voit que ce n'est point une
eau de pluie que leurs auteurs y ont re-
cueillie ; mais que c'est une source vive
qui jaillit de leur sein.
Ce sera de ces ouvrages c comme d'une
fontaine sainte et auguste , que coulera
notre discours (1). » Je les citerai , mais
sans tenir aucun compte des disputes et
des controverses que les écrivains mo-
dernes ont élevées entre eux. Mabillon ,
en s'occupant d'éclairer les actes de
l'ordre des Bénédictins, jugea nécessaire
tout d'abord de n'approcher de ces choses
si anciennes qu'avec l'esprit d'un ancien,
un esprit libre des disputes des temps
plus modernes , et préoccupé seulement
de servir la cause commune de la reli-
gion chrétienne (2). Ce sera aux yeux de
quelques uns une recommandation qu'ici
la vérité ne se produise point comme
dans un ouvrage de raisonnement, où,
comme dit M. de Donald, elle ressemble
à un roi dans un jour de bataille; mais
plutôt comme dans un jour consacré au
sentiment, où le même la compare à une
reine au jour de son couronnement, et
au milieu de la pompe d'une fêle, de la
splendeur d'une cour , des acclamations
de tout un peuple , des décorations et
des parfums , enfin , de tout ce qui est
gracieux et magnifique.
Et comme Alexandre Borgia avait
coutume de dire de l'expédition des
Français contre Naples, qu'ils étaient ve-
nus avec de la chaux dans les mains pour
marquer leurs logemens , plutôt qu'avec
des armes pour combattre, ainsi plusieurs
diront peut-être avec lord Bacon qu'ils
aiment mieux celle entrée de la vérité
qui vient paisiblement avec de la chaux
dans les mains pour marquer les esprits
capables de lui fournir un logement et
un asile, que celle qui vient avec une
humeur querelleuse et conlentieuse (3);
j'irai donc <,^ù et \U sans crainte de sortir
de mon sujet , dussé-je ressembler à Iso-
crate composant l'éloge d'Hélène. Car je
croirai que mon lecteur fera comme le
jeune homme qui dispute avec Cicéron
dans le premier livre de ses TuscuLancs^
(1) Cicer., Tmculan., lib. t, 13.
(2) Prœfat. in iv. sœcul, Itencd.
(3) On thc niivmcment of Icarhng , ^ 4.
quand il répond qu'il se souvient du su-
jet de leur conversation dont ils s'étaient
éloignés, et ajoute : i Mais je souffrais
facilement qu'en parlant de l'éternité tu
t'éloignasses de ton plan. > Les auteurs
de nos jours ont dû être plus sages dans
le style de leurs discours que la Minerve
même d'Homère. Cependant , Euripide ,
soit comme philosophe , soit comme
poète , n'obtient pas dans l'estime des
hommes sensibles une place plus haute,
parce que dans son débat avec Eschyle ,
il avait prouvé que dans les Ombres il
n'avait jamais dit la même chose deux
fois (1) ; et c'est Platon lui-même qui est
si amoureux de cette maxime : Çua?it au
beau et au juste, répétez-le deux ou trois
fois (2).
Et nous , nous sommes sur le sol du
catholicisme , c'est-à-dire sur le terrain
de l'infini en grandes pensées et en gra-
cieuses harmonies ; un terrain qui est vi-
vifié par cette chaleur dont la douce
énergie donne naissance aux fleurs et
aux fruits de la sainteté ; fruits qui ja-
mais , qu'on s'en souvienne , ne furent
cueillis sur un autre sol.
Dans quelque direction que nous tour-
nions nos pas sur ce saint rivage , nous
trouverons d'inépuisables richesses de
vertu, de sagesse, de beauté, de gran-
deur , pour charmer le sage qui pourra
découvrir alors la vérité des choses claire
et profonde dans un abime de lumière,
pour ravir cette imagination de la jeu-
nesse et pour satisfaire dans tous , cette
soif perpétuelle et incréée qui nous
pousse vers le lieu où règne la forme
même de Dieu. Une telle course, envisa-
gée sous le rapport du nombre des ima-
gos matérielles que l'amour et la vérilé
ont revêtues sur cette terre , n'offre pas
l'espoir d'une prompte terminaison: r!lc
nous préparerait plutôt à un ouvrn^'o di-
gne du titre de celui que Christine de V\-
san écrivit et appela le Chemin de lon-
gue cstude.
Mais si la description de l'armure d'un
héros peut justement occuper autant de
vers qu'Jlomèri' et Virgile en ont consa-
crés à celles d'Achille el d'Énéc, quelle in
dulgence ne peut-on pas accorder à celui
(l) Aristoph., lianiv.
72
LES MOEURS CATTIOLTQUES.
qui s'efforcerait de mettre sous les yeux
lies hommes la grandeur et la sainteté
de la vie et de la mort des hommes de
l'ancien ré|;ime catholique? Ce sont lu
les choses, dit Socrate , que l'on devrait
apprendre à se chanter h soi-môme. "J'out
cela viendra s'incorporer devant l'esprit
comme sur une tablette peinte , alin (lue,
selon le dire du poule , si nous vivons et
rt^fléchissons seuls , la mémoire, comme
lin roi, prince souverain, peut cepen-
dant conserver pour nous une magnifi-
que galerie de peintures riantes ou tra-
giques.
Cependant je ne remplirai point ce
livre de ces sentences qui , comme la
paille et la laine, serventà envelopper les
objets précieux pour les conserver pen-
dant le cours d'un voyage difficile. Ici le
passage se fera dans des ûmes tranquilles
et généreuses , à qui je puis offrir ces
précieux fragmens tels que je les trouve,
sans perdre de temps à les envelopper
dans ce remplissage de ma propre créa-
tion.
Cardan fait voir l'avantage d'une telle
méthode, quand il dit : < La brièveté du
langage est d'un usage excellent pour les
personnes d'une science et d'une habileté
compétentes, mais elle peut être nuisible
pour les personnes ignorantes et stu-
pides : pour ceux qui ont la faculté de
comprendre plusieurs choses en peu de
mots , ce style impressionne l'Ame avec
plus de force , il jette plus de lu-
mière , et empêche mieux les choses de
s'évanouir dans l'oubli ; il n'engendre
point l'ennui . et tandis qu'il accroît
l'autorité de celui qui parle, il augmente
aussi dans l'auditeur le désir de les
entendre (1). >
Cette manière de représenter le lion
en montrant ses griffes était grande-
ment estimée des anciens ; ils s'étu-
diaientàmettre dans leurs écrits la plus
grande brièveté et la plus grande conci-
sion , afin de dire beaucoup de choses en
peu d'espace; tandis que les modernes,
qui ne peuvent rien lier à moins de le
toucher avec leurs doigts, sont inenpa-
bles de rien comprendre, à moins fju'il
ne soit déduit du llux non interrompu
d'un discours.
(i) Hicron. Cardan, de Prudentia civil\, cap. i,
C'est à peine si nous allons au-delà de
l'écorce des auteurs anciens , qui écrivi-
rent avec l'art et le soin le plus grand ;
de sorte que bien des choses gisent en-
core profondément ensevelies dans leurs
livres , qui paieraient amplement la
peine, et qui pourraient faire la répu-
tation d'un homme. C'est encore ce que
remarque Cardan , qui cite l'exemple de
Platon qui, haïssant Aristippe et Cléo-
brole, écrivit qu'ils étaient à Égine tan-
dis que Socrate était en prison (1) ; car
c'était un fait qu'Égine n'était qu'à vingt-
cinq mille pas d'Athènes.
On pourrait apprendre aussi de plu-
sieurs écrivains du moyen âge à parler
serrement y presse loqui ^ bien que ce
soient leurs ouvrages qui ont fourni les
précédens pour justifier les fréquentes
citations poétiques dont ces pages seront
semées. Ainsi , le Temple de V Honneur ,
par Jean Le Maire, adressé à la duchesse
de Bourbonnais et d'Auvergne, fille de
Louis XI , est composé de prose et
de vers, à l'imitation de l'ouvrage
de Boétius, sur les Consolations de la
Philosophie (2)^ ainsi que le Doctrinal
de la Courj de Pierre Michaut , le ber-
ger d'honneur, d'André de La Vigne , le
iManuel royal y de Jean Brèche, et la
Vie de Louis de la Trcmouille , par Jean
Boucher.
On peut remarquer en général que les
écrivains de cette époque aimaient à en-
fermer dans leurs ouvrages le cercle en-
tier de la sagesse. C'est ainsi que dans le
fameux Trésor de Brunetto le PMorenlin,
que l'on dit être un enehdssement des
choses div'ines et humaines, la théologie
vient s'unir aux beautés de la littérature
païenne.
Peut-être aussi, dans ce livre, trou-
vera-t-on matière à éclaircir la proposi-
tion d'Aristote , que toutes les vérités
s'enchaînent et se donnent la main (3) ;
et celle de Platon, quand il dit que
notre Ame lui paraît semblable à un
livre (1). Sa forme ne ressemblera point
A celle que les écrivains des guerres don-
nent à leurs histoires, ni à celle que l'on
adopte pour relater la condition indivi-
(1) Phœdon.
(2) Gouget, liihUn. française, x, p, 70.
{'] .lUhic, M , i3.
(î) Philebus.
LES MOEURS CATHOLIQUES.
duelle des états particuliers, ni à celle des
maigres annales qui sont si ennuyeuses
et si repoussantes ; mais ce sera un genre
mêlé, comme celui que propose Denys
d'Halicarnasse , un genre composé de
toute idée positive et théorique , qui
puisse être agréable à ceux qui se livrent
à l'étude de la police des nations , à ceux
qui se dévouent à la spéculation philo-
sophique , comme aussi à ceux qui cher-
chent un doux et tranquille délassement
dans la lecture de l'histoire (1).
De sorte que le plan que je me propose
ici exigerait un écrivain , comme l'an-
cien moine de Cluny , Udalrique , qui
recueillit avec soin les anciennes cou-
tumes de ce lieu , et dont il est dit ;
t C'était un Père instruit, et tirant de sa
trésorerie des choses nouvelles et ancien-
73
nés , dont il enrichissait les autres; » on
pourrait dire ici ce que Pindare chanta
de lui-môme ; « J'ai dans mon carquois
plusieurs flèches qui sonnent pour les
sages, quoiqu'elles aient besoin d'un
interprète pour le vulgaire. > Enfin l'en-
semble de cet ouvrage peut être appelé
une rapsodie , car il est composé de frag-
mens extraits d'ouvrages d'hommes qui ,
comme Homère , florissaient dans un âge
héroïque , et qui naquirent dans des an-
nées meilleures.
La règle qui préside à ce genre de com-
position n'est pas indigne d'un auteur
chrétien , car le scholiaste de Pindare
nous informe que les rhapsodes com-
mençaient toujours par le nom de Ju-
piter. Rien de plus que des fragmens re-
cueillis dans un esprit de respect, ne
peut être ici recherché; comme les abeil-
les butinent sur toutes les fleurs dans les
bois , de même nous effleurons ici toutes
les paroles d'or des hommes :
Floriferis ut apes in sallibus omnia limant ;
Omnia nos itidem depascimur aurca dicta (2),
Assurément , si Ton avait l'ambition
de se donner de hauts motifs de défense
pour avoir adopté un tel genre de com-
position, on pourrait en produire ici de
nombreux exemples. Plante et Tércnce
prirent plusieurs scènes d'anciens poêles,
(1) Anliq. lîom. , lib. i.
(2) Lucrèce , lib. n.
et le cardinal Bona en appelle à Pexem-
ple de Virgile , de Cicéron , d'Aristote et
même de Platon, qui transporta dans
son Timée une grande partie de l'ouvrage
de Philolaùs. Homère lui-même en four-
nit un exemple , comme Eustathe le fait
voir. Apollodore avait coutume de dire
que si l'on eût tiré des livres de Chry-
sippe ce qu'il avait emprunté aux autres,
il n'y resterait plus rien que des pages
vides. Saint Jérôme remarque que les
écrits de saint Ambroise sont remplis de
sentences d'Origène. La seconde partie
de la Somme de saint Thomas est prise
tout entière du Speculu?n de Vincent de
Beauvais. Et une telle méthode est abso-
lument inséparable du plan de celui qui
essaie d'exposer les anciennes mœurs et
les anciennes manières de penser, de
celui qui parcourt les monumens des
grands hommes (1), ce qui est l'objet
qu'on se propose ici ; « car j'aborde pour
base les choses de l'art et la gloire d'au-
trefois, et n'ose vous en ouvrir les sources
sacrées (2).> L'on peut objecter au plan
de cet ouvrage qu'il engage à soutenir
un système arbitraire qui nous empêche-
rait de voir la vérité de l'histoire. Avant
de répondre à cette accusation , je ferai
observer que le mot systhne ou systéma-
tique peut être employé dans deux
sens, dont l'un est bon et digne d'éloge,
et l'autre digne d'être blAmé et rejeté. Il
est pris dans ce dernier sens dans ces
phrases, qui affirment que quelque chose
n'est qu'un pur systhne ou conforme à
un système ou à un autre. Par là on veut
dire , comme le remarque Frédéric
Schlegel , que l'on n'entend pas affirmer
qu'il ne repose sur aucun fondement
quelconque, que c'est une pure création
du caprice, mais plutôt , peut-être, que
bien qu'il puisse contenir plusieurs vé-
rités, il n'embrasse pas la vérité tout
entière ; en un mol , qu'un enchaîne-
ment systématique n'est qu'un échafau-
dageextérieur, visible et totalement illu-
soire; aulicu qiifdanslescnsbonet droit,
nous pouvons dire qu'un ouvrage est un
système, ou qu'il est systématique , en
faisant allusion à la liaison intérieure
(1) flncide, m, \. 102, et Gcorg., n, >. 171.
(2) Id.
74
LES MtlLURS CATHOLIQUES.
cl à l'unité vivante ci unifornu; nui le
ptnètrc d'un J)Oui h l'autre (1).
Dans ce dernier sens, tout livn; (|iii
est écrit dans Irsprit du catholicisme
doit C'ire un syslènie, c'esl-iVdire qu'il
doit embrasser l'ensemble de la vérité.
Tout imparfait que soit son arran^'e-
ment, ne lùt-il (junne rhapsodie, il doit
encore Être sysLciiuiLiquc, dans le noble
et juste sens de ce mot. Et dans le fait
ce n'est que cette vue calliolique des
choses, saine daivs son plus haut degré
de clarté, et que Dante décrit dans cet
inimitable passage , vers la lin de son
PiinuiLs j où il dit « qu'il regarda , et
que dans la profondeur de la splendeur
éternelle , il vit dans un volume relié par
l'amour tout ce que contient l'univers.
Je distinguai toutes les propriétés des
substances et des accideus réunies, et
dont l'une cependant éclairait toutes les
autres, j
Plusieurs saints hommes, comme saint
Benoit, avaient atteint à la mûme pro-
fondeur autrement que par une fiction
poétique, cl en avaient donné la descrip-
tion, tandis que ses effets pratiques
avaient été la joie et la consolation de
tous les justes. L'expression s'en trouve
aussi dans les chants sacrés: « Je me pro-
menais dans l'immensité , dit David ,
parce que, Seigneur, j'ai cherché tes
commandemens (2). >
Il est vrai cependant que je ne m'arrê-
terai pas pour recueillir les objets dé-
gradans et odieux que je pourrai ren-
contrer en chemin. Nous lisons dans Ho-
mère que , lorsque Jupiter suspendit la
balance fatale, et que le plateau d'Ilcc-
lor descendit, Apollon l'abandonna aus-
sitôt. La Muse doit abandonner aussi
toutes les choses maudites, condamnées
et abandonnées de Dieu. Je ne les recher-
cherai point, ni n'en ferai le sujet de
mes plaintes interminables. « Comment
mes vers ont-ils injurié l'Etat? demande
Euripide ; ai-je retracé l'histoire de i'hè-
dre auiK'cnent que d'après les faits? —
Selon les faits, c'est cela môme, répon-
dit Eschyle , mais vous n'eussiez pas dû
reproduire ce (|ui était mal, ni l'expo-
(1) Philotophic dcr tpracUc, p.
(2) Psaume cxtiii 17 . ôo.
ser sur la scène pour pervertir l'esprit
de la jeunesse (1). >
lien est qui sont encore à convaincre de
la sa;^M'sse de nos écrivains modernes ,
qui s'accordent avec Euripide poursoule-
nir qu'il est plus utile d'exposer sur ia
scène toutes les turpitudes de ces fables
domestiques, quederessembleràEschyle
dans la haute et super-humaine gran-
deur de son sujet.
Que personne néanmoins ne s'alarme
ici pour lavérité;noiis ne croyonspasquc
ce soit une faute pardonnable d'inventer
ou de publier des mensonges sur les
saints, quelqu'admirablcs qu'ils pussent
paraître, bien que Pindare dise i qu'il
est permis aux mortels de faire de beaux
actes en l'honneur des immortels (2). »
A strictement parler cependant , la
meilleure histoire de ces âges moyens
doit se tirer d'une série de mémoires
biographiques relatifs aux grands et
saints pesonnages qui llorrissaient depuis
le temps de Charlemagne et d'Alfred jus-
qu'à la fm de ces mêmes âges. Frédéric
Schlegel a dit : < J'aimerais mieux recher-
cher la véritable qualité d'un état chrétien
durant cette époque , dans une série de
portraits représentant les hommes qui
furent grands dans le sens chrétien , et
qui gouvernèrent d'après les principes
chrétiens, que dans toute autre déhni-
tion scientiiique (3).»
Mais tout est plein de pédantisme.
L'histoire n'est considérée que comme
une mine , dont les hommes de tout sys-
tème politique peuvent tirer des maté-
riaux utiles à Vi luslralion de leurs théo-
ries respectives. Et quand on proteste
hautement contre une telle application
de l'étude historique , ils sont encore
comme des machines à recherches ,
qui , lorsqu'ils assistent à la représenta-
tion d'une solennelle tragédie, ne sont
occupés que du soin de découvrir par
fjuels fils et quelles poulies les scènes
sont changées, où le mécanisme du
théâtre conduit, sans recevoir jamais une
seule pensée riante de l'harmonicî de
cette pompe héroïque. Coml)ien plus
sages et plus pénélrans sont ceux qui
(I) Aristoph., Ranœ , lOJÔ.
Cl) Olymp., I.
''}) Philosophie dcr gcscJiischlc, II.
LES MŒURS CATHOLIQUES.
75
sont dans l'ignorance de ce qui se passe
derrière la scène , et qui ne s'occupent
qu'à se conformer aux intentions du
poète , qui étaient d'instruire, de plaire
et d'émouvoir !
Que ce soit par l'effet d'une pure va-
nité que les hommes sont si altenlifs
aujourd'hui à faire preuve de la puis-
sance analytique de l'esprit, bien qu'elle
soit mal appliquée, ou bien par un mo-
tif plus profond, et mentionné par saint
Jérôme , quand il dit : « Ils déchirent les
saintes intentions^ et se croient payés de
leur zcle si personne à leurs yeux n'est
plus saint (1) ; ou bien encore par ce faux
principe qui amena la philosophie mo-
derne , et qui dispose les hommes à voir
sans cesse et sans exception, comme le
poète Wordsworlh dans son Excursion,
tous les objets morts , sans liaison et sans
vie ; à diviser, à diviser encore ; à briser
ainsi toute grandeur. » Le grand objet des
recherches modernes semble consister
à forger desargumens qui obligeront les
hommes à renoncer à leur admiration
pour les anciens actes de vertu , et d'ar-
river à la conclusion qu'il n'est personne
qui leur puisse montrer quelque chose
de bien. Le poète a bien raison de sentir
qu'il est triste d'entendre des répétitions
ennuyeuses d'un sens où l'âme est morte,
où le sentiment n'a plus de place, où la
science, débutant mal par de froides re-
marques sur les objets extérieurs, finit
par des conclusions de pure forme. Un
professeur distingué de l'Académie de
Paris se plaint des Allemands, et dit:
« Dès qu'un Etat social leur parait noble
et bon , vu sous un grand aspect, ils le
regardent avec une admiration et une
sympathie exclusives, ils ont une incli-
nation générale à l'admiration et aux im-
pressions ; les imperfections, les défauts
et le mauvais côté des choses ne les
frappent que très peu.
« Singulier contraste ! dans la sphère
purement intellectuelle , dans la recher-
che et la combinaison des idées, aucun
peuple n'a plus d'étendue d'esprit ni
une impartialité plus philosophique, et
quand les faits sont de nature à s'adresser
à l'imagination et à exciter des éniolions
morales , ils tombent faciloment.dans des
(I) Epiilol. xxTui.
préjugés étroits et dans des vues bornées ;
leur imagination manque de hdélité et de
foi ; ils perdent toute impartialité poé-
tique ; ils ne voient point les choses sons
toutes leurs faces et telles qu'elles sont
réellement (1).»
Cette longue censure dogmatique ne
prouve, autant qu'on la puisse compren-
dre, autre chose que le bon sens qui guide
l'imagination qu'elle condamne. Le péché
et le mal ne sont que des négations dans
la vue universelle de la création : et pour
les personnes dont l'esprit est uni à la
force et à l'essence de toutes les choses
créées , ils sont comme s'ils n'étaient
pas ; ils ne détournent pas un moment
leur vue de l'immensité de cette grande
gloire pour laquelle leur cœur rend des
grâces continuelles.
On peut objecter encore à mon plan
qu'il ne suppose pas une attention sufti-
sante pour distinguer le caractère parti-
culier de chaque âge dans les annales de
la société chrétienne , et que , consé-
quemment, et dans l'hypothèse la plus
favorable pour lui , il tendrait à ne don-
ner qu'une idée très confuse de riiistoirc
de cette époque. Mais rien n'en peut être
plus éloigné que la prétention de don-
ner une histoire de cet âge dans aucun
des sens ordinaires de ce mot ; l'objet en
vue est de montrer en combien de détails
la vie et les institutions des hommes
étaient alors inspirées par l'esprit chré-
tien ; et si la succession des âges n'y est
pas toujours distincte, c'est parce qu'une
telle distinction eut été tout â-fait inu-
tile dans le but que je me propose. Et ,
après tout , pour ce qui regarde la plus
grande partie dos sujets (jui seront ici
traités, tous les âiijes de l'Eglise sont uns
el idonliques, de la même manière que
lorsque l'âme est unie à Dieu, iournant les
yeux vers le point où tous les temps sont
prt'sens , il n'y a plus pour elle ni passé,
ni futur, elle est en possession de l'éter-
nité , elle est dans le sein de cette éter-
nité immuable qui est Dieu même, elle
possède toute chose.
Je ne nie pas que, sous quelques rap-
ports , il y ail pour les timides amis de
la vérit(' lieu de penser qu'il y a de la
nouveauté et du danger dans la carrière
(O Guiiol, (''.Hn d'ilùtviic wiotït/ «if , It, G.
7R
i.ES MOEURS CATHOLIQUES.
<iui s'ouvre ici devant nous. Quoi de plus
dan^'ereux , dira ton , que de lenler
l't^lo^'C de ces A^es, de ces anciens temps,
que tant d'Iiouiuies croient avoir éié en-
sevelis dans les ténèbres et la barbarie .*
et pourquoi voulez-vous, avec une voix
isolée , renouveler la mémoire de leur
louan^'e? J'admets que , dans quelques
pailles, nous puissions arriver à des eaux
sales et troubles • mais convaincus néan-
moins, mal^'ré les argumens des so-
phistes , que sous ces eaux il y a tou-
jours d'excellentes choses, je demande
seulement, comme Platon , si étant très
jeune et ayant la connaissance de plu-
sieurs rivières , il ne me serait pas per-
mis d'essayer d'abord de les passer seul,
laissant en sûreté ceux qui me conseille-
raient d'attendre, et de voir si elles ne
seraient pas guéables , même pour ceux
qui sont plus Agés? Si j'en puis donner
la preuve , ils pourront passer aussi •
mais si elles n'étaient pas guéables , il
n'importerait nullement que je m'expo-
sasse au danger (1). i
rsous entrerons donc dans une foret où
nulle trace de pas n'a frayé un chemin,
mais qui peut ressemblera cette forêt de
Colonne , la forêt des sombres destinées,
quoique florissante de toute la verdure
d'un printemps de Grèce, quoiqu'elle
abonde en lauriers , en oliviers , en
vignes , et que le rossignol y fasse enten-
dre son éternelle chanson (2).
^on , je n'y trouverai pas les traces de
plusieurs modernes qui m'aient précé-
dé , car il n'y a pas chance d'y décou-
vrir desminesd'or et d'argent, ou toute
autre chose qui se puisse ciiauger en
monnaie ; je n'espère pas davantage que
plusieurs m'y suivent plus tard. Je ne
suis qu'un glaneur solitaire dans les
champs que le temps a dévastés ; mais
le plus faible peut faire quelque chose :
et, comme le dit un père de l'Église ,
« quelquefois ce qui a été laissé par un
parfait peut être trouvé par un enfant.»
Ce sera bien quelque chose, dans ce siè-
cle , de détourner (juelqu'un de la véné-
ration que l'on porte à la pensée de
l'ignoble Capanée : < Psous sommes beau-
coup meilleurs que nos pères, » et de
(1) Plat., Lois, liv. x.
(2) Sophocle , OEdipc Col.
pouvoir dire non seulement par dévo-
tion , mais d'après la base de la véracité
hislorif|ue : < C'est assez, Seigneur, et je
ne suis pas meilleur que mes pères. » Ce
sera (pielque chose de faire au monde or-
gueilleux considérer que tous les grands
hommes ne sont pas de sa suite , et qu'il
en fut qui préférèrent la foi et la piété
envers Dieu.
Mais quels que soient le danger que
l'on oppose et l'apparence de la nou-
veauté , qu'il soit bien entendu que le
tout est écrit dans l'esprit de la plus
humble soumission au jugement de notre
sainte mère l'Église catholique . et que si
quelque chose dans mon livre était dans
le moindre désaccord avec ce jugement,
je la renie, et, selon son degré de désac-
cord , je l'abhorre de toute la sincérité
de mon cœur, et de toute la franchise de
mes paroles.
Dans un petit ouvrage qui a passé au-
trefois sous les yeux de peu de person-
nes que le hasard ou une amitié person-
nelle y rendirent attentives , dans cet
ouvrage qui essayait d'exposer les usages
de l'ancienne chevalerie, peut-être ai-je
tracé le commencement de la carrière
dans laquelle je vais maintenant entrer.
Ici nous avons besoin d'un plan plus
simple encore, et l'on peut s'apercevoir
que nous nous mouvons déjà dans une
sphère plus libre, vu qu'en imagination
nous approchonsplusprèsdela limite où
finissent tous nos désirs. Ici doit cesser ce
mélange de grAce et de terreur que nous
nous permettions quand nous étions avec
les enfans de la terre et des ténèbres; le
burlesque et l'ignoble doivent en dispa-
raître; nous entrons en quelque sorte
dans le cercle d'espérance décrit par le
Dante, qui inspire la modération dans
la tristesse et une mélancolie toujours
douce , qui a déposé toute la misanthro-
pie de ce bas monde et des enfers. Les
fiers chevaliers , sévères et inflexibles
dans leurs jugemens , doivent disparaître
maintenant ou laisser peu de traces, et
nous paraîtrons, bien qu'il y en ait qui
l'attribueront à un plus grand degré de
faiblesse, avoir perdu la mémoire des
agitations de ce monde ; et, quoique le
sujet de ce livre soit si fort au-dessus de
moi, il n'est pas besoin de m'accuser
(l'une grande présomption, car ce ne
LES MOEURS CATHOLIQUES.
77
sera fii comme un prêtre , ni comme un
homme d'un ordre sacré , que je propo-
serai mes pensées; mais ceux qui parlent
devant leurs supérieurs avec des égards
respectueux ne retiennent pas leur voix
sans vie entre leurs lèvres.
Je ne pourrai que faire entendre les
choses en sons imparfaits, et me présen-
ter comme le dernier des frères , celui
qui a la charge de garder la porte exté-
rieure de la sainte clôture , ou peut-être
comme le dernier venu parmi de rudes
étrangers dans une salle commune; et si
parfois il s'y trouvait quelque chose de
téméraire et d'exagéré , il suffira de se
rappeler que ces étrangers ont long-
temps fréquenté les cours orgueilleuses
de la chevalerie mondaine, et que le
temps est nécessaire non moins pour
guérir les maladies de l'esprit que les ma-
ladies du corps. La mer elle-même est
encore agitée long-teraps après la tem-
pête; ses vagues se retirent et reviennent
encore , encore elles se brisent contre le
rivage , et ce n'est qu'après un long inter-
valle qu'elles retrouvent leur ancienne
tranquillité.
Ah! vraiment, pour mettre les hommes
en rapport avec les esprits des grandes
et bonnes époques écoulées, il faut une
langue non habituée au babil de l'en-
fance, i Je ne m'en crois pas digne moi-
même, et nul autre ne le croira non
plus; si donc je m'aventure en ce voisi-
nage , craignez que ce ne soit dans un but
insensé (!);> car quelquefois il m'arri-
vera de jeter, même au milieu de la mu-
sique des cloches angéliques, la sauvage
mesure de ces contes qui m'ont charmé
jadis. Tout rudes qu'ils soient dans leur
carillon, ils me rappellent les pensées
des temps anciens. Alors, l'ancien or-
gueil commencera à se réveiller, et,
comme le dernier ménestrel dans la tour
de rsewarck, celui qui autrefois aima
toute la pompe de la chevalerie , com-
mencera-t-il à parler aussitôt i du bon
comte Francis, mort et trépassé; du
comte Walter, que Dieu mette en paix
son Ame, jamais plus brave guerrier ne
courut au combat.» Ainsi, parlant de
choses bonnes à dire autrefois, mais mcil-
(i) Dante , V Enfer, \u
leures à taire aujourd'hui j et ensuite con-
tinuant de dire qu'il désirerait avec pas-
sion pouvoir redire un ancien chant qu'il
ne pensa jamais avoir à chanter de nou-
veau, pour lui aussi ce chant de légende
pourrait parler c des faits anciens depuis
si long-temps dans l'oubli, des preux
dont la mémoire n'est plus, des forêts
maintenant détruites et stériles , des
tours qui n'abritent plus que le lièvre ,
des mœurs depuis long-temps changées,
des chefs qui ont si long-temps dormi
sous leur dalle grise que l'inconstante
renommée a effacé leurs noms de ses
rôles. >
Hélas! il faut admettre, en effet, en
terminant ce discours préliminaire,
qu'en faisant allusion par pure inadver-
tance à ce pouvoir séducteur des trom-
peuses images et à cette variété de sujets
qui se combattent dans les liens de l'i-
magination, nous a\"ons mis à découvert
une source de danger assez réel pour
nous faire avancer dans notre voie avec
précaution, avec crainte et tremble-
ment ; car c'est le conseil du sage qu'Al-
bert-le-Grand nous donne quand il dit
que nous devons nous abstenir des vi-
sions, des images et des choses corpo-
relles, parce que si notre âme plait à
Dieu plus que tout le reste, c'est qu'elle
est nue et dépouillée de ces formes et de
ces images ; parce qu'il est certain que si
la mémoire, l'imagination et la pensée
ont souvent le loisir de s'appliquer à de
telles choses, il s'ensuivra que l'âme se
confondra avec les choses nouvelles ou
avec les reliques des choses anciennes,
ou qu'elle sera dilft^remment affectée par
d'autres objets, et l'esprit de grâce et de
vérité se sépare de ces pensées , matéria-
lisées en quelque sorte et sans intelli-
gence.
En conséquence, un véritable amant de
Jésus-Christ doit être tellement uni d'in-
telligence et de cœur à la volonté et à la
bonté de Dieu: il doit être si éloigné de
tous les fantôQies et de toutes les pas-
sions, qu'il ne doit point remarquer s'il
est méprisé ou honoré, de quelle ma-
nière il prie, pourvu que ce soit d'une
manière qui le transforme en la resbcm-
blance divine, de manière à ne plus voir
d'autres créatures ni lui-même, si ce
n'est en Dieu; de mamèrc à n'aimer que
78
m:s pèlerinages en suisse.
Dion , h ne p<»n<;pr h pprsonno . pas m<^me
à soi . si ce n\'st on Dieu.
Ce sont ers peustS's qui dissipent les
tént^bres (^p.iisses (hi momie et qui gu(*-
rissent les blessures de ceux qui pleurent
de voir le païen venir. Je m'tH'rierai donc
avec le Dante en ces mots : « Vraies,
ft «^ratid Albert! vraies sont tes paroles:
sur mon cœur elles rt^pandeut un tendre
esprit de douceur, et guérissent ici-bas
ce que le mal corrompt. »
Voilà donc rintroduction du grand ou-
vrage de M. Digbi ; et pourtant elle n'en
donne pas encore une idée suflisanle et
complète; on voit que, malgré quelques
obscurités et quchpies longueurs qui dis-
paraissent dans les autres cliapitres, cette
introduction est remarquable et intéres-
sante. On sera charmé de suivre l'auteur
dans les vieux livres, dans les vieilles
chartes, dans lesvieillescatbédrales, dans
les vieilles abbayes, dans toutes ces vieil-
les choses si bonnes, si pleines d'intérêt,
mais si oubliées de nos jours.
Cet important ouvrage a exigé un
grand travail, de longues études, des
recherches immenses ; la traduction
seule, faite avec la conscience que met
à toute chose M. Danielo, ne sera pas
elle-même une tôchc légère, surtout dans
un temps où il a sur les bras de si grands
travaux. Mais on sera rassuré à cet égard
si l'on sait ropiniûlreté ardente et infa-
tigable avec laquelle l'auteur travaille.
Aussi, déjà tous les ouvrages qu'on en a
annoncés, tels que V Histoire el Lablcau
de l'univers; VJIisloire de la reine IHan-
chc et de sa fille JsabcUe; le Tableau de la
vie conteniplafive dans le monde antique
et tlans le monde moderne, ou bien avant
el après le Christ ; les Essais de littcra-
ture orientale; VJJistoire du suicide chez
tous les peuples et dans tous les ûges, el
puis enfin un petit Traite de cos//iof;onic
et de inythologiej traité indispensable au-
jourd'hui et qui manque entièrement à
l'instruction publique ; aussi , disions-
nous , ces ouvrages , auxquels il travaille
avec tant de soin, sont-ils tons à peu près
terminés, et susceptibles de paraître dans
peu de temps. Il ne faut pas s'en étonner j
une vie libre, laborieuse et entièrement
consacrée à l'étude est féconde ; le temps
se multiplie sous la main qui sait en
user, et une chose une fois bien sue en
apprend plusieurs autres.
Ce sont MM. Poui$ieI[;ae-Rusand , rae Haute-
feuille , n» 9, à Paris, el Richelel, imprinifur-
librairo au Mans, qui publient la traduction des
Mœurs calholiques de M. Digbi.
»<HH>«
LKS rÉLEIlLNAGES EN SUISSE, p.vu Louis Veuillot (1).
Après tant de voyages en Suisse, voici
sur un sujet si rebattu un ouvrage en-
core plus neuf que son titre. C'est un
vrai catholique visitant en pieux pèlerin
un pays dont la foi a fait toute la gloire;
il y a remarqué, il a compris ce que les
rapides touristes, qui courent h; monde
seulement pour voir . n'ont pas même
vn. Son observation est constamment
fine et profonrle; son style a un carac-
tère d'originalité naturelle fort rare au-
jourd'hui, 011 tant d'écrivains font tant
de grimaces pour paraître originaux.
Aussi pas une page ne languit dans ce li-
vre ; rien de plus varié, de plus piquant,
de plus touchant , avec un tact de conve-
nance chrétienne <\u\ en fait une lecture.
non seulement exempte de danger pour
les yeux les plus innocens, mais, je puis
dire, pieuse autant qu'intéressante. Les
deux senlimens qu'on y trouve sans cesse
sont une vénération solide pour les or-
dres religieux et le mépris le plus logi-
que pour les doctrines protestantes. Une
citation en dira plus que tous mes élo-
ges: je prends dans le chapitre du cha-
let, t. ^S p. 13G :
« Il a fallu monter longtemps pour
l'atteindre, car l'été s'avrinceel la neige
s en va Le myosotis des Alpes, les re-
noncules, les pompons d'or , les lys sau-
vages, mille Heurs charmantes que les
botanistes ont défigurées de noms igna-
res, se liAlent de naître : leur jour de so-
(1) Chez CdDuei, libraire , rue Casicltc, 8. 2 toI. pciii in o', prix : 3 fr.
LES PÈLERINAGES EN SUISSE.
79
leil est venu. Non, rien n'est joli , rien
n'est charmant et pur comme les fleurs
des Alpes. On est confondu de tant de
fraîcheur et de variété, de tant de formes
élégantes et d'insaisissables parfums.
Cela donne appétit. Certes, ils n'étaient
pas dignes de vous brouter, douces fleurs,
les horribles professeurs, herboristes, la-
tinistes et autres, qui vous ont attristées
de tant de noms hideux. Vos véritables
noms, je vais vous les dire : Toi, qui t'é-
panouis là si blanche, tu t'appelles fille
des neiges, loi , touffe d'étoiles pâles et
bleues , tu t'appelles couronne des an-
ges , et quelque chérubin , en se jouant
là-haut, t'a laissée tomber de son front;
toi, sombre , pensive et parfumée , ton
nom est fleur de la croix ; et toi , si can-
dide et si rose, tu naquis après le pre-
mier sourire de 3Iarie enfant , et pour
cela tu te nommeras sourire de Marie;
et toi, petite grappe écarlate, dont le suc
est un dictame , sang de Jésus ; et toi ,
toujours inclinée, pure et rêveuse, du
premier mot de la plus douce des priè-
res, Ave; et toi, rêve du ciel, parce que
sur ta hampe élancée, la fleur éclol apiès
la fleur, et s'élance toujours comme l'es-
pérance en Dieu. Suaves merveilles, une
science grossière vous a débaptisées,
comme autrefois en France l'impiété
avait débaptisé les hommes j reprenez
vos noms célestes, et devenez ainsi pour
ceux qui vous contemplent autant de
souvenirs de la foi, autant de promesses
du paradis
« Amis à qui j'écris ces lignes, vous
voulez donc une silhouette du chalet?
prenez garde, il y va d'une illusion. Mais
délinissez d'abord le chalet vous-mêmes,
et voyons comuie vous l'entendez. Le
chalet, séjour de l'innocence et des dou-
ces rêveries, est l'habitation du pasteur
des Alpes ; on le trouve au sein des mon-
tagnes, prés des hautes cimes, sous l'om-
bre des mélèzes et des sapins.... • Sui-
vent les tapis de gazon odorant , les per-
spectives lointaines, les lacs, les échos,
les danses des jeunes filles et des heu-
reux montagnards, après un repas frugal
c composé do biftecks d'ours, de rôtis de
chamois et de laitages tandis (|ue les
vieillards, fumant leur pipe, assis sur le
seuil, causent des intérêts <lu pays, et
(ont répéter à leurs pclils-cnfans les
grands noms de Tell et de Yinkelried. >
«Et vraiment c'est bien là le chalet
tel que nous le connaissons, tel que
les touristes nous le décrivent, que
les vaudevillistes nous le montrent, que
les petites filles et les capitaines retrai-
tés nous le chantent avec accompagne-
ment de piano. C'est le chalet comme
beaucoup de gens le rêvent et vont le
chercher à leur grand désappointement.
Il y a pourtant quelque chose de vrai
dans ce portrait rosé , mais il s'en faut
qu'il soit exact, et pour ma part j'en suis
aise , j'y ai gagné le plaisir de l'inat-
tendu. »
Je veux laisser le môme plaisir au lec-
teur qui verra ce chapitre , et j'en déta-
che seulement un passage qui touche à la
vie des montagnards : « Dure existence,
en vérité, et qu'il faut avoir vu accepter
si paisiblement pour la croire supporta-
ble. Ces ouvriers des Alpes sont engagés
au nombre de huit à dix , tant hommes
qu'enfans, pour garder, traire, soigner
une cinquantaine de vaches et fabriquer
le fromage. Ils vont à la montagne quand
les premiers pâturages sont découverts,
et n'en redesccmient plus qu'à la fin de
la saison. Durant tout ce temps, ils vi-
vent de petit-lait, de crênie, de séret.
Jamais de viande, jamais de fruits, ja-
mais de vin, encore moins de liqueurs
fortes ; à peine du pain, si on peut appe-
ler pain des palets de croule mince et
dure qu'on leur donne souscebeau nom,
et qu'ils nomment eux-mêmes fort exac-
tement des briques, i.es nécessités de la
vie sont simplifiées à l'égal de la nourri-
ture. Pour vêtement, un pantalon de
grosse toile, une chemise, une mince ca-
lotte do paille; pour lit. un grand cadre
rempli de foin; pour vaisselle, une sou-
pière de bois , et chacun une cuiller du
même métal, qui sert en même temps de
tasse, de verre et d'assiette, comme le
lait est à la fois la nourriture et la bois-
son. Rien de plus mais si. j'oublie la
pipe : chacun a la sienne, même le der-
nier marmot. Après cela ne chercher
plus rien; tout le reste serait du super-
flu, et ils se font une certaine gloire de
n'en point avoir : et puis, où le place-
rait-on';' »
Tout est écrit de ce genre ferme, gra-
cieux cl naif : ce dernier Irait si vrai cl
ao
si iiuprévii, (|u'oii me permette l'expres-
sion, est (lu Lacordairc. Et tout ce qu'a-
joute l'auteur sur les mœurs de ces pau-
vres moulai^fiards, sur leur foi simple et
forte, soulicut aussi bien la coiiiparaisou
pour le style et pour la pensée. 11 nous
peint si parfaitement leur indi-jence et
leur douce résij^nation! il nous fait as-
sister si délicieusement à la prière du
soir au chalet ! et ses réflexions sur tout
cela sont si justes, si précises , si frap-
pantes, en un mot, si catholiques, qu'on
ne peut s'empôcher d'aimer l'auteur au-
tant que son talent.
Il y a environ quinze mois que, se
trouvant à Rome pendant la semaine
sainte, il assistait à la magnifique céré-
monie de la bénédiction pontificale urbt
et orbi , le jeudi saint; il s'agenouilla
comme tout le monde, presque involon-
tairement, car il ne connaissait pas en-
core la foi : il se releva chrétien. Ce
n'est pas là une conversion ni une âme
vulgaire. iSon livre est empreint de la
LA CHRONIQUE DE RAINS.
première joie de cette conversion , et
chaque jour il en ressent plus solidement
le bonheur. Les catholiques compren-
dront surtout l'intérêt d'un tel ouvrage,
qui, sous une forme très amusante, porte
des coups de maître à l'incrédulité.
Beaucoup d'ouvrages de fantaisie amor-
cent la curiosité du lecteur par des titres
aventureux et singuliers, qui vous font
toml)er souvent dans l'ennui de chapi-
tres vides et fades. 11 n'en est point ainsi
de ces Pèlerinages. Soit que vous les
ouvriez au chapitre du Saint genevois, à
celui de Fribourg, de Pierre Canisius,
de Louise de Rick (charmante légende
du moyen âge), du Braire homme, des
Protcstans et des cloches catholiques ,
vous y trouverez le même charme. Pour
mon compte, pendant trois jours, je n'ai
interrompu la lecture de ces deux petits
volumes que malgré moi, et je ne suis pas
arrivé à la fin sans regret ; mais je re-
commencerai.
Edouard Dumont.
LA CHRONIQUE DE RAINS ;
Publiée sur le manuscrit unique de la Bibliothèque du Roi par Louis Paris , archiviste
de la ville de Reims , membre de la Société des Antiquaues. (Tcchner, place du
Louvre, nM2.)
M. Louis Paris, dont nous serions heu-
reux de pouvoir faire apprécier la ré-
cente publication, est depuis long-temps
connu comme éditeur de la Chronujue
du moine JSestor, qu'il a traduite durant
son séjour en Russie. iSous n'avons pas à
parler de ce chroniqueur ni de son ou-
vrage, qui est aux annales si peu con-
nues de l'ancienempire moscovite ce que
le texte de Orégoire de Tours est à notre
propre histoire. jNous rappellerons seu-
lement qu'il existait au onzième siècle,
entre la France et la i»ussie, des rap-
ports établis par le mariage d'Henri J«i
avec Anne, lille de Loradislas, et que ces
rapports, à peu près oubliés ou laissés
dans le vague* el l'incertitude, ne peu-
vent être bien déterminés que depuis la
publication des pièces inédiles données
par M. Louis Paris dans son cdiliou do
la Chronique de Nestor. Il s'agit aujour-
d'hui de la Chronique de Reims. Or, si
l'éditeur a pu rendre la première profi-
table à notre histoire, combien plus la
seconde , qui fait connaître l'antique et
célèbre cité du sacre de nos rois , et en
quelque sorte leur capitale religieuse !
Au moyen âge, la ville de Reims fut tou-
jours le centre des rapports de l'État
avec l'Église nationale, le premier théâ-
tre où se consommait l'alliance de nos
pouvoirs politiques avec la chrétienté.
Il serait donc superflu d'énumérer toutes
les ressources que l'histoire d'un royau-
me fait, comme le dit Gibbon, par des
évcques , doit emprunter aux annales
(l'une cité aussi importante. Deux exem-
ples suffiront pour montrer quelles lu-
mièies nouvelles elles jettent sur l'his-
toire générale du moyen âge et sur celle
des lettres aussi bien que de la politique
nationale.
Mais d'abord un mot d'explication sur
le nom donné à la Chronique découverte
par M. Paulin Paris, membre de l'Insti-
tut et l'un des employés de la Bibliothè-
que royale -, elle avait été signalée par
lui dans son Romancero Français. « Nous
l'avons appelée, dit-il , la Chronique de
Reims ^ parce que les détails minutieux
qu'on trouve dans ce curieux monument
sur l'échevinage de Reims , le sacre des
rois et les démêlés de l'archevêque Henri
de Braine avec les bourgeois, ne peuvent
se rencontrer que chez un historien du
diocèse, sinon de la ^>ille de Reims. »
M. Louis Paris ne pouvait donc mieux
faire que de consacrer, par une excel-
lente publication, le nom que la chroni-
que avait reçu de son frère • et ces deux
écrivains champenois ont également bien
mérité de leur ville natale. J'aime, je
l'avoue , ce patriotisme qui attache un
nouveau fleuron à l'histoire d'une cité,
s'intéresse à l'illustration de ses annales
et compte les intérêts de la science lo-
cale au nombre des véritables intérêts
municipaux.
Nous avons dit que notre histoire po-
litique trouverait de précieux éclaircis-
semens dans la publication de M. Louis
Paris : en voici la preuve à propos d'une
question bien controversée. On connaît
la belle allocution de Philippe-Auguste
avant la bataille de Bouvines , lorsqu'il
offrit la couronne au plus digne, et pro-
voqua par celte offre inattendue le refus
et l'enthousiasme de ses barons. M. Aug.
Thierry , dans ses Lettres sur Vhistoire
de France, suspectant avec beaucoup de
raison le désintéressement du monarque,
mais oubliant son habileté , qui ne fut
jamais sans magnanimité ni sans coura-
ge, traita de scandale historique la po-
pularité de celle scène pleine de gran-
deur. Rien assurément n'en démontrait
la fausseté , et ce motif aurait dû rendre
l'auteur plus indulgent pour le pauvre
moine dont la chronique contemporaine
mentionne pour la première fois l'action
attribuée à Philippe-Auguste. Le chro-
niqueur en question , habitant au fond
des Vosges , éloigné du royaume de
France et du théAtre des événemens, n'é-
tait sans doute pas à l'abri d'un soupçon
LA CHRONIQUE DE RAINS. 81
d'erreur. Mais aujourd'hui le doute mê-
me est levé; car la Chronique de Reims ,
à peu près contemporaine et écrite dans
le nord de la France par un homme t à
qui on ne peut contester d'avoir vécu
parmi les plus éminens personnages de
l'époque, s vient confirmer de son témoi-
gnage irrécusable la vérité d'une des plus
belles pages de notre histoire.
Grâces donc soit rendues à M. Louis
Paris, qui nous apporte une preuve aussi
péremptoire et aussi désirée. C'est un
devoir pour chacun de l'avoir tout en-
tière sous les yeux. Voici comme s'ex-
prime le chroniqueur de Reims :
« Au diemanche matin li rois se leva et
fist sa gent issir de Tourney armes et
banières desploijés , et ses araines sou-
nans , et ses escièles ordenées. Et tant
errèrent qu'il vinrent a 1 pouciel qu'on
apièle le pont de Bouvines j et si avoit
une capièle ou li rois tourna pour oïr
messe , car il estoit encore matin , et le
canta li vesqùes de Tournay. Et li rois oï
messe, tous armes. Et quant la messe fu
dite, si fist li rois aporter pain et vin, et
fist tailler des soupes et en manga une.
Et puis dist à tous céans qui entour lui
estoient : « Je proi à tous mes boins amis
qu'il mangascent avoec moi, en ramau-
brance des xii apostles qui avoec nostre
Signour burent et mangièrent. Et s'il en
y a nul qui pense mauvaistié ne treche-
rie, si ne s'i aproce mie. >
« Lors s'avancha un sire Engherrans
de Couchi et prist la première soupe. Et
li quens Gauthiers de Saint-Pol la secon-
de , et dist au roi : — < Sire , wi en c'est
jour vera on qui icrt traitres ! » — Et dist
ces paroles pour çou que il savait bien
que li rois l'avoit en souspeclion , por
mauvaises paroles. Et li quens de 5an-
cerre prist la tierce et tous li autre ba-
ron après, et i ot si grant presse qu'il ne
porent tous avenir au hanap.— Et quant
li rois vit çou si en fu moult lies et lor
dist : < Signeur vous iesles tout mi home,
et je suis voslrc sires, quels que je soie,
et vous ai moult amés, et portés grant
honneur, et donnr don mien largement
et ne vous lis onkes tort ne desraison ,
ains vous ai toujours menés par droit.
Pour <jou, si prie à vous tous quo vous
'tardés w i mon cors et m'ouneur et la
vostre. El se vous vécs que la corone soit
82
LA ciiiioMguu: di-: rains.
iiiius emploie en l'iiii de vous qu'en moi,
je iiii olroi volculiers el le voel de Loin
Ciicr ei de boint^ volcnlc. »
< (Jiiant li baron l'oirenl eiisi parb^r,
si comencièrenl à plorer de pilit^ et di-
sent : « Sire, pour Dieu niercln ! nous ne
volons roi se vous non ! Or clievauciés
hardieuient contre vos aiiemis , cl nous
sommes tous apparelliéc de mourir avoec
vous(l)! >
l'armi les lacunes historiques que la
Chronique de Reims permet de combler,
nous pourrions cilei- encore une guerre
de llicbard (iu'ur-de-Lion contre les Es-
pagnols, qui n'est mentionnée par aucun
hislorien. Mais (|u'est-cc qu'une guerre
de plus au milieu de tant d'aulres guer-
res , de tant de faits d'armes et de ba-
tailles qu'on rappelle année par année,
et qu'on enregistre si scrupulensemcnl ?
La physionomie guerroyante de Richard
est assez connue j cherchons plutôt en
lui le troubadour, le i^entius hotii et Le
granC sires ^ prisonnier du duc d'Autri-
che, el délivré par le ménestricr Rlondei.
Certes , on se récrie depuis long-temps
contre le mérite exagéré des poètes et
des chroniqueurs du moyen Age. Je ne
veux pas examiner tout ce que leur litté-
rature a perdu à être exploitée par l'igno-
rance ou le cliarlatanisme ; mais je sais
qu'on m'opposera difiicilement un récit
plus naïf et mieux accidenté que celui
où l'on voit Rlondiaus le ménestrel à la
recherche de Richard , arrivant en Au-
triche au pied d'un château -fort, gagnant
les bonnes grûccs du chAteiain , el dé-
couvrant la prison de son maître; puis,
de retour en Angleterre , annonçant aux
barons qu'il a retrouvé le roi, dont la li-
berté ne peut être achelée qu'au prix
d'une rançon.
^ous nous laissons aller au plaisir de
donner tout ce récit, persuadé que le
lecteur nous en saura (pielque gré. (^)uant
à sa valeur hisloricjue, elle est, ou peut
dire, inappréciable, puisque ce récit (îst
le seul témoignait; autiHinlicpie ((\ii nous
soiL parvenu de la découverlc de Richard
par son ménestrel.
L'intérêt (pu s'attache au caractère de
ce dernici' mérite (juelc|ues mois de bio-
graphie :
(1) Cliap, XX, p. 140.
Rlondei, dit M. Louis Paris, surnommé
de I\'csles, du lieu de sa naissance, a été
l'un des chansonniers les plus estimés
du douzième siècle j son dévouement au
roi d'Angleterre n'a été connu jusqu'à ce
jour (jiie par le récit du président Fau-
chet, dans son livre des Anciens poêles
français.
« J'ai une bonne chronique Irançoise,
dit-il, qui dit que le roy Richard ayant
eu querelle outre-mer contre leducd'Aus-
triche, n'osant passer par l'Allemagne
en estai cogneu, et encore moins par la
France, pour le doute qu'il avait de Phi-
lippe-Auguste, se déguisa, etc » Fau-
chet cite ensuite un assez long extrait de
sa chronique, qui s'accorde de tout point
avec la nôtre : le style en est seulement
plus jeune. L'auteur de l'article Dlondei,
dans la Biographie Michaud , dit que
cette chronique de Fauchet fut écrite
en 1455: et il est à remarquer qu'on a
souvent élevé sur la réalité de ce précieux
épisode des doutes, en raison seulement
du défaut de monumens à peu près con-
temporains. La publication de la Chro-
nique de Reims détruira complètement
la force de cet argument négalif. — De
toutes les chansons que Rlondei a com-
posées, il n'en reste que vingt-neuf: elles
se trouvent à la Ribliothèque royale ,
Cabinet des Manuscrits. — Sinner, dans
ses Extraits de <iuelques poésies des dou-
zième et treizième siècles^ cite une admi-
rable chanson du roi Richard, que M. Pa-
ris a publiée dans son édition de Yille-
hardouin. il l'avait composée en prison
dans les états du duc d'Aulrichc. \oici
le chapitre de sa chronique :
CHAPITRE VIII.
Cornent ti rois Kicars fu mis liors de prison par
Dlondiel le incneslrel.
« Dés oremais vous dirons del roi Ri-
chart que li dus d Osterriche tenoit en
prison ; et ne savoit nus nouvieles de lui,
fors seulement li dus et ses consaus. Si
avint qu'il avoit longuement tenu 1 mé-
nestrel. qui nés cstoit deviers Artois, cl
avoit anom Rlondiaus. Cius afferma en
soi qu'il qucrroil son seigneur par ti)Utes
terres tant qu'il l'auroit trové ou qu'il
eu oroit novièles. VA se mist en chemin
et tant cira 1 un jour et Pautrc, par laid
LA CHRONIQUE DE RÂINS.
83
et par biel, qu'il ot demouré an el demi, |
n'onques ne pot oïr nouvièle del roi. Et j
tant aventura qu'il entra en Osterriclie
ensi comme aventures le menoit. Et vint |
droit au casliel où li rois estoit en pri- I
son. et se hiébrega ciès une vaine femme,
et li demanda à cui cis castiaus estoit,
qui tant estoit biaus et fors et bien séans?
Li ostesse respondi et dist qu'il estoit
au dus d'Osterricbe. — <i O bièle ostesse,
dist Blondiaus, a-il ore nul prisonier de
dens? — Cierles, dist-elle. oil . un qui ja
estoit bien a llll ans : mais nous ne
poons savoir qui il est ciertainement.
Mais en le garde moult sougneusement et
bien espérons qu'il est gentius liom et
grant sires. » Et quant Blondiaus entendi
ces paroles si fu merveilles liés et li sem-
J)la en son cuer qu'il avoit trouvé çou
qu'il quaroit. Mais ains ne fist semblant
al ostesse. La nuit dormi et fu aise et
quantil oi legaite corner lejour si se leva
et ala à l'église proijer Dieu . qu'il li ai-
dast; et puis vint au castiel et s'accointa
au caslelain de laiens , et dist qu'il es-
toit menestreus de viièle et volontiers
deraouroit avoec lui, s'il lui plaisoit. Li
castelains estoit jouenes chevaliers et
jolis et dist qu'il le retentoit volentiers.
Adonc fu liés Blondiaus et ala querre sa
viièle et ses nestrumens j et tant servi le
castelain qu'il fu moult bien de laiens et
de toute la maisnie et moult plot ses sier-
Tîces. Ëusi demoura laiens tout l'iver,
onques ne ne pot savoir qui li prisoniers
esloit. Et tant qu'il aloit 1 jour es liestes
de Pasques par le jardin qui estoit lès
la tour, et regarda enlour. savoir se par
aventure poroit veoir le prisonnier. Ensi
comme il estoit en celle pensée, li rois
regarde et vit Blondiel et pensa coment
il se feroit à lui conoistrc ; et li souvint
d'une cancbon qu'il avoient fait entr'-
eaux deux , que nus ne savoit fors que
eux deus. 8i comenclia haut et clèrement
à canter le premier vier. car il cantoit
très bien. Et quand Blondiaus l'oï, si sot
ceriainement que c'estoit ses sires. Si ot
a ruer le plus granl joie qu'il ot onques
mes à nul jour. Et se parti maintenant
dou vergier et entra en sa cambre oii il
gisoit , el prist sa viièle et comruclia ù
vicier une note , et en violant se déliloii
de son signeur qu'il avoit trouvé. Ensi
demoura Blondiaus desclù à Tenle-
consle, et si bien se couvri que nus ne se
pierchut de son affaire. A dont vint Blon-
diaus au caslelain et lui dist : < Sire, s'il
< vous plaist , je me iroie volentiers en
< mon pays , car lonc tans a que je n'i
< fui. — Blondiel bieau frère , ce dist li
c castelains , ce ne ferez vous mie , se
« vous m'en crées. Mais demorés encore
i et je vous ferai grant bien. — Ciertes ,
« sire , dist Blondiaus , je ne demouroie
i en nule manière, y Quant li castelains
vit qu'il ne le pooit retenir, si li oclria
le congier et li donna boineroncbinoeve.
A tant se parli Blondiaus dou caslelain
et ala tant par ses journées qu'il vint en
Engictère et dist as amis le Roi et as ba-
rons, où ii avoit le Roi trouvé et coment.
Quant il orent entendu ces nouvièles si
en furent mouU liés. Car li rois estoit li
plus larges chevaliers qui onques cauçast
esporon. Kl prisent consel enlr'aus qu'il
cnvoieroient en Osteriche au duc pour
le roi raiiembre ; et eslurent 11 cheva-
liers qui la iroient. des plus vaillans et
des plus sages. Et tant alèrent par lor
journées qu'il vinrent à Osteriche au duc
et le trouvèrent en 1 sien castiel et le
saluèrent de por les barons d'Englelerre
et li disent: < Sire, il vous mandent et
prient que vous prendés de lor signor
raenchon : et il vous en douront tant
qu'il vous venra en gré. > Li dus lor res-
pondi qu'il s'en conselleroit ; et quant il
s'en fu conselliés si dist : i Signeur se vous
le volés ravoir, il le vous convient raca-
ter de 11. cens mil mars d'eslerlins; et
si n'en reprendés plus ma parole, car ce
seroit paine pierdue. — A tant prisent
si message congiet au duc, et disent que
ce reporteroient il as barons et puis si
en eussent consely. Adont revinrent en
Englelere, el disent as barons çou que si
dus lor avoit dit. Et il disent que jà
pour çou ne demouroil. Adonc fisenl
apresler lor raenchon el le fisent en-
voier au duc. Et li tlus délivra le roi.
Mais anchois si list douner boine sûreté
que jamais il n'en seroit moliesté.
< Ensi avinl (jue 11 rois Richars fu
raiiens ; el fu recheus en Engleterre a
grant honneur ; mais sa terre en fut
moult grevée elles églises del règne,
car il lor convint mellrc jusques as ca-
lices, et cantèrcnt loue tans en calisccs
d'eslain. •
84
BULLETINS BTBl
Tel est le passage plein de f:^rAce el de
fraîcheur qui confirme nn trait histo-
rique di:,'n(' d'rtrc pronv(^ par un tel rc-
cit : l'aventure fort contestt'e jusqu'à
nos jours de lUondel le nn^nestrel et du
roi l\ichard. ^lal^ré la ctMchre romance
connue de tous: C) Ilicluird/ ô mon liai/
elc, l'histoire, qui ne s'en rapporte
qu'aux titres autlientiques, aurait pu
mettre en doute le dùvoùment du géné-
reux trouvère et le reléguer dans le do-
maine des lictions clievaleresques. C'est
ce qu'a fait Uapin Tlioyras. En racontant
JOGRAPHTQUES.
la captivité de lUchard-Cœur-de-Lion,
il ne daigne pas m^me faire mention de
son ménestrel. Aujourd'hui cette omis-
sion n'est plus permise, grAce à la pu-
hlication de la Chroni<iue de Reims. Pour
la mémoire de Blondel comme pour la
scéiMî vraiment homérique de Philippe-
Auguste à Bouvines, les faits sont rétablis
sous leur véritable jour ; et ces faits, sans
doute, parlent assez haut pour constater
les services rendus à la science par leur
éditeur.
Ràimond Thomassy.
GRAMM.MRE GRECQUE , accompagnée d'exercices
et de questionnaires, par Hemu Co:ignbt , cha-
noine de Soissons , el de la Sociélé Asiatique do
Paris. A la librairie de Périsse frères, à Paris et
ù Lyon ; prix : 3 fr.
C'est avec plaisir que nous voyons un livre aussi
utilo sortir des mains d'un membre du clergé; il
suffit en effet de jeter les yeux sur la grammaire de
M. Congnet pour distinguer tous les avantages qu'elle
offre sur les autres grammaires dont on se sert dans
les classes. Nous allons les énoncer ici succincte-
ment.
Comme cette grammaire éîcmenlaire et complète
est destinée en même temps aux élevés el aux pro-
fesseurs, trois lettres marginales indiquent ce quo
les uns el les autres doivent apprendre ou passer
sous silence dans leurs premières leçons. A la lin de
cliaque chapitre se trouvent des questionnaires fort
bien faits , qui ont pour but de s'assurer si les élè-
ves ont bien compris les règles, et qui les aident à
les appliquer. — Les matières aussi nous ont paru
mieux distribuées.
La deuxième partie de l'ouvrage, ou la syntaxe ^
correspond avec la première , chapitre par chapitre,
article par article, avantage qui ne se trouve dans
aucune autre grammaire. La disposition typographi-
que n'est pas à dédaigner dans une grammaire. Ici
rien n'a été épargné , aucun sacrifice n'a coûté pour
arriver ù parler aux yeux de l'cnfatit. On peut exa-
miner la disposition des déclinaisons, des paradig-
mes des verbes , des prépositions , etc. Cette gram-
maire offre toutes les ressources possibles pour les
thiv\e% aussi bien que pour les versions. La .syntaxe
offre pour les thèmes une heureuse innovation : sous
le titre de formules supplëmtnlairet y M. Congncl
donne à la fin de chaque chapitre des règles pour
traduire du Irunçais en grec. Les travaux des Mal-
ihaîi el des huhner y ont été mis à la portée des éco-
liers. — Ainsi s'explique le succès de cet ouvrage
classique. Plusieurs petits séminaires ou pension-
nats à Paris , Verdun , Beauvais , Laon , Versailles ,
Meaux , Reims, Chùlons , Soissons, Liesse, Mont-
cosnel , Fismes , OuIchy-le-Chàtcau, Nantes, Avon,
Chauny, etc., l'ont adoptée pour renseignement.
Les missionnaires du Canada Pont introduite dans
leurs collèges. Des hellénistes disliogués de la capi-
tale , des inspecteurs de l'Académie de Paris l'ont
accueillie , aussi nous ne doutons pas qu'elle ne soit
bientôt admise par le Conseil royal de l'Instruc-
tion publique.
LE PIEUX HELLÉNISTE sanctifiant la journée
par la prière , par Henri Congnbt ; à la librairie
classique de Périsse frères, à Paris et à Lyon.
Vol. in-32 ; prix : 1 fr. 23.
C'est une bonne idée que d'avoir composé ce petit
manuel ; il ne peut qu'être agréable aux hellénistes
qui commencent déjà à comprendre le grec, et il
leur sera même utile pour se rendre la langue fami-
lière. On trouve dans cet opuscule les prières du
matin et du soir et des principaux exercices de la
journée , l'ordinaire de la messe , la passion de N.-S.
Jésus-Christ , les prières pour la bénédiction du
Saint-Sacrement , les principales hymnes et proses
de l'Église, la dévotion à la Bainle-Vierge, et enfin
les vêpres du dimanche.
GRAMMAIRE GRECQUE , ou Exposition analytique
et complète des élémens de la langue grecque ,
avec syntaxe , suivie d'un traité entièrement neuf
sur la formation des mots ; par l'abbé Jules Quod,
professeur de langue grecque au petit séminaire
de Toulouse ; cartonnée , 2 fr. iiO; typographie de
J.-B. Paya, à Toulouse. Toulouse, J.-B. Paya,
imprimeur-libraire, hôtel Castellano , et au petit
séminaire. — ll],"l).
Comme M. l'abbé Congnel , M. l'abbé Quod a
donné une grammaire qui prouve des études sé-
rieuses sur la constitution intime de la langue grec-
que. M. Quod n'a pas trailé avec autant d'étendue
toutes les parties de la syntaxe, mais ce qu'il en a
(lit suffit; il a voulu faire une grammaire claire,
courte et eompUle pour les commençans , et les
juges les plua éclairés ont trouvé qu'il avait réussi.
L'UNIVERSITÉ
CATHOLIQUE.
Mm($ j^tj^$x^{0èx<\\i($^
COURS DE PSYCHOLOGIE CHRÉTIENNE.
Quatrième leçon (!}.
Récapitulation. — Des états de l'àrae où nos actions
revêtent un caractère moral en l'absence de la li-
berté et du libre arbitre. — Éclaircissement sur
les prévarications; la prévarication considérée
dans son essence , dans ses rapports et dans ses
conséquences; de la prévarication des anges;
mythe de la chute de Lucifer ; de la prévarication
de rhomme primitif; de ses conséquences; i^ses
conséquences de rapport; 2» ses conséquences
subjectives; S» ses conséquences objectives; des
causes fmales et du triomphe de la justice et de la
miséricorde. — De Tivresse. — Du sommeil ma-
gnétique.
Dans notre dernière leçon nous,avons
examiné cet état de l'Ame, où la liberté
et le libre arbitre se trouvent interrom-
pus par des causes naturel! es. L'iiorame
étant ainsi privé de son caractère dislinc-
l'il' (i'ùlve intelliiient et moral, n'est plus
un agent responsable, parce que la vo-
lonté (si m^me elle conserve une certaine
action difficile h constater) n'est pins
éclairée par la mémoire et par Tenten-
flement, et par conséquent il n'y a plus
«le responsabilité morale possible. Il sera
peiit-élre ulile de répéter ici qu'en par-
iant de causes naliircLlcs , nous avons
employé le mot naturelle à défaut d'une
épitlièle plus propre ; non pas comme
(t) Voir a iir leçon, n' il, l. tii , p. -551.
fujiM VIII. — rk" \\. IÔ5'v>.
synonyme de physique, mais dans son
sens le plus étendu, comme indiquant
l'universalité des êtres sortis du sein de
Dieu, qui est l'unité primitive et lecentre
absolu. Ainsi, nous n'avons pas borné
notre examen à l'influence du sommeil ,
de l'évanouissement, du délire et de cer-
taines affections analogues ; nous avons
abordé la question des causes purement
spiriluellas. Dans nos observations sur
cette matière intéressante , nous avons
essayé d'éclairer notre sujet par des con-
sidérations pathologiques , paria tradi-
tion générale et par l'enseignement de
l'Eglise.
Il existe une seconde cat^^orie des
états de l'Ame, où elle se trouve aussi
privée de la liberté et du libre arbitre,
mais avec cette différence très impor-
tante, que ces états sont précédés d'une
prévarication personnelle ; et que , par
conséquent, celui qui les provoque, celui
qui les invite ou qui les permet, reste
responsable de tout le désordre qui peut
en résulter.
La circonstance distinclive ici, c'est
la prévarication préalable^ j or, avant de
commencer notre examen de l'état de
l'Ame sous rmflneuce de ces niodilica-
lious qui résultent de l'action de l'ivresse
cl du sommeil magnétiiiue, il sera peut-
être couYcnable do prébculof «luelqucs
c
S6
COURS DE rSYCTIOI
observations sur les prévarications en
i;i^néral , dans leur essence, dans leurs
rapports et dans hMirs cons(''qucnces.
L'iiomnie, rtre libre el moral, est pour
nous un fait, dont il ne nous ai)partient
nullenicnt de ciiorcher la raison. Pour-
quoi Dieu a-t-il trouve bon de soumettre
à une certaine l'épreuve non seub^uent
l'bomnic, mais les anges mcnies V c'est
iiuo fiurstion qui dépasse les forces de
noire entendenienl. IMus d'une inlelli-
gence puissante a failli en tenant la ba-
lance entre la liberté de l'iiomme et la
préscience de Dieu. Il nous suffit donc
de savoir que l'iiomme étant libre est
tombé par sa faute.
Si nous envisageons la prévarication
dans son essence , nous verrons , qu'en
dernière analyse , elle se réduit ù une
rspèce d'impossibilité malbémati([n(î, —
à un îioii'scus , comme tout ce qui est
en dcbors de l'ordre. C'est la partie qui
se pose comme égale au tout; la volonté
de la créature qui s'érige contre la vo-
lonté suprtïmc. Cette a])surdité se con-
çoit dans riiomme décliu , à cause de
Taveui^lement qui le caractérise; mais
que les anges , que l'homme innocent ait
pu s'insurger contre la puissance divine,
c'est une chose que nous ne pouvons pas
môme concevoir. Tout ce que nous pou-
Tons dire lâ-d(i5sus, au point de vue
philosophique, c'est que la prévarica-
tion est nécessairement renfermée dans
la liberté, in potentiel. La prévarication
de l'homme diffère de celle des anges
dans l'espèce ; mais ce qu'elles ont en
commun, c'est la trahison euvcis le chef
légitîttie , et la soumission , directtî ou
indirocle, à celui qui s'arroge ces préro-
?i,ativcs , et c'est là le point de vue prin-
cipal sous lequel nous l'envisagerons.
La prévarication, quant à l'homme,
envisagée dans ses rapports objectifs et
subjectifs , dépend , en quelque sorte ,
cl''une prévarication antérieure. L'ensei-
gncnieni calîioliciuc nous donne l'hislo-
rique de ce malheur, et nous expliqua
comment Thommc s'est laissé entraîner
par les séductions d'un C-Arc dont la na-
ture était bien supérieure à la sienne.
Avant la cîn't'^ de l'homme , il y avait
dé 'e spirituel une per-
lur.auoii iLini.'.e , iail dcnl nous trou-
vcn^i des trac:.'", non n.ulcmc^ii dans la
OCTR CTÎRÉTTENNE,
mythologie grecque, mais aussi dans les
théogonies de l'Kgypte et de l'Inde; on
pouriail même ajouter dans les tradi-
tions de tous les peuples.
11 existe sur cet le matière une ancienne
tradition que nous rapporterons ici sans
chercher à en établir ni l'origine; ni la
valiMU- ; c'est le mythe de la chute de
Lucifer : on y trouvera au moins une
pensée profonde
Au point de vue purement subjectif
(abstraction faite de tout enseignement )
nous concevons Dieu réalisant en dcdiors,
dans l'ordre fini, les types de sa divine
essence Or, par la révélation, nous sa-
vons que la nature divine est trinaire ;
que le Père a généré le Fils, et que du
Père et du fils procède le Saint Esprit,
Voici donc le mythe dont nous venons
de parler; il rentre toul-à-fait dans celte
idée , et nous donne la clef de la préva-
rication primitive.
La première réalisation objective de
l'idée divine, a été la création des intel-
ligences célestes. Toute création ayant
pourbut une manifestation de la gloire de
Dieu , nous ne voyons là-dedans qu'une
reproduction , dans l'ordre lini , de cer-
tains types qui ont existé de toute éter-
nité. La création étant, en résumé, l'er-
jfression de l'idée divine, le premier acte
de sa toute-puissance a été la création
des anges, et à la tète des trois premières
hiérarchies se trouvaient trois êtres d'une
perfection transcendante. ÏMichaël, l'ange
de la puissance et le prince des légions
célestes, représentait la première; per-
sonne de la très sainte Trinité. A la tèle
de la seconde hiérarchie se trouvait Lu-
cifer, l'ange de la lutnicrc el de la jta-
role , représentant dans l'ordre fini les
perfections el les attributs du Verbe, la
seconde personne de la très sainte Tri-
nité, (iabriel, l'autre de la vie, (|ui figu-
rait la puissance vivifiante de l'Esprit
saint , se trouvait à la tète de la troisième.
Les anges , par un ])rivi!ége spécial de
leur nature, étant initiés, jusqu'à un cer-
tain point, dans les conseils de Dieu,
avaient connaissance de l'incarnation fu-
ture du Verbe. Ils savaient que ce mys-
tère devait s'accomplir dans une créalure
de race inférieure ; et Lucifer, l'ange du
\ erbe , regardant cette assimilation à la
ualurc divine, d'uuc nature iuféricurc,
rAR M. J. STEINMETZ.
S7
comme un tort fait à lui et à vSon ordre ,
conçut dans l'aveuglement de son or-
gueil le projet insensé de s'asseoir, par
la force, sur le trône de la puissance su-
prême.
Sans vouloir examiner l'autorité de
cette tradition , nous observerons que,
dans le point essentiel , elle est parfai-
tement d'accord avec l'enseignement for-
mel de l'Eglise. La chute de l'homme a
été certainement précédée par celle des
anges; et dans cette prévarication pri-
mitive , celle de notre race trouve sa
racine et son explication. Dès lors , l'a-
charnement des mauvais esprits conire
Adam et contre tous ses descendans de-
vient intelligible , puisque ces êtres fai-
bles et inférieurs ont été créés pour oc-
cuper dans la gloire la haute position
que Lucifer et ses compagnons ont per-
due par leur faute.
Pour comprendre la malice de cer-
tains actes , qui , au premier abord , pa-
raissent assez indifférens , il est néces-
saire de comprendre non seulement la
question de la prévarication de l'homme,
mais il est également nécessaire de la
considérer constamment dans ses rap-
ports avec la grande perturbation qui l'a
précédée. Pour prendre un exemple dans
la vie ordinaire, c'est une chose assez
indifférente de laisser flotter aux vents
un lambeau d'étoffe de telle ou de telle
couleur -, mais la question change de na-
ture quand il est arboré comme le dra-
peau d'un ennemi cruel et implacable.
Ainsi, dans l'ordre moral, il n'y a pas
d'acte , quelque peu important qu'il pa-
raisse, qui ne soit une déclaration de
principes ; et c'est pour cela que le péché
revêt un double caractère. Ce n'est pas
seulement une séparation du bien, c'est
de plus, et nccessaircnicnt^ une adhésion
au mal. On ne peut pas quitter la ban-
nière de Dieu , notre souverain légitime,
sans s'enrôler dans les rangs de ses en-
nemis.
H faut bien nous pénétrer de ce fait
pour apprécier cet acte de notre premier
père , qui a eu pour nous des consc-qucn-
ces si funestes. Manger un fruit défendu
nous parait une chose si peu iuiporlanle,
que nous soniun s comme stupi Tiiis de-
vant les malheurs inappréciables qui en
sont résultés. Mais au point de rue phi-
losophique, il faut changer la formule,^
et , abstraction faite de l'acte , il faut con-
sidérer surtout l'intention: alors nous
verrons que l'homme a volontairement
et sciemment quitté le service de Dieu :
il a voulu aussi lui s'asseoir sur le trône
de Dieu : il a voulu être semblable à Dieu,
connaissant le bien et le mat W
L'homme dans son état primiiif n'avait
pas la connaissance du bien et du mal. Il
avait, à la vérité, la perception du bien,
mais non pas la connaissance du mai.
L'épouvantable apostasie des anges re-
belles lui était totalement inconnue. Il
possédait sansv doute une certaine con-
naissance négative du mal, connaissance
tout-à-fait spéculative, nécessairement
impliquée dans la connaissance du bien j
mais la connaissance proprement dite,
la connaissance pratique, il ne l'a acquise
que par son propre acte, en se mettant
en opposition formelle avec la volonté
divine. Il a mangé de ce fruit défendu,
qui avait la propriété fatale de lui ouvrir
les yeux sur un ordre de faits qu'il de-
vait absolument ignorer : voilà sa pre-
mière prévarication, la prévarication de
race, la seule possible dans son état d'in-
nocence , car Dieu ne lui avait défendu
qu'une seule chose. L'homme ayant fait
irruption dans un ordre infini^ la préva-
rication a revêtu une qualité analogue,
et il se trouve écrasé en présence de cette
lutte épouvantable du bien et du mal;
mystère à jamais inconcevable pour lui ,
mais dans le tourbillon duquel il se
trouve emporté. Cette connaissance fu-
neste , que la mythologie représente
comme un feu céleste dévorant les en-
trailles de celui qni l'a dérobé, est carac-
térisée dans la (Venèse comme une préro-
gative divine toul-à-fait étrangère à la
nature de l'homme. Erre Adani quasi
inms ex nobis fiictus est, sciens honum et
jnalinn (2); et ahn qu'il ne consommât
point son malheur en mangeant de l'ar-
bre de la vie, et ne rendît ainsi sa faute
irrémédiable, il fut chassé du paradis
terrestre, emportant avec lui la malé-
diction de Dieu, fliûiedirtn terra in opcre^
liio; in laboribus conicdes ex câ cttncUs^
^l) .Aicrionlur ocuU voslii el crilis sit-ul l»ii .
scK'iius bouuiu ol luuluiu. Gcn, Z , Y* !>•
(^) c;cn. Z , T. 22.
88
COURS DE PSYCHOLOGIE CTTRÉTIEINNE ,
(lichits vitiV tnœ (1). S'il avait maii-îL' de
Tarbre de la vie, ce qu'il était libre de
faire , et ce qu'il aurait corlaincnimt fait,
sans riiitervention spéciale de la divine
miséricorde, sa nature sérail devenue
semblable à celle de son séducteur, et la
rédemption devenait désormais impos-
sible.
A cette première prévarication de race
avec toutes ses tristes conséquences ,
pour établir la véritable dynamique du
mal , il faut ajouter les prévarications
secondaires des individus , des familles ,
lies nations; dette épouvantable dont la
justice rigoureuse de Dieu demandera
compte un jour.
Les conséquences de cette triste révolte
de rbomme contre son Seigneur légitime
ont suivi immédiatement le crime. Les
prévarications secondaires n'ont rien
cbangé à la nature de la perturbation
primitive ; elles n'ont fait qu'augmenter
son intensité. Ces conséquences peuvent
se diviser en trois classes distinctes :
1^ les conséquences de rapport j 2'j les
conséquences subjectives , et 3° les con-
séquences objectives. Nous n'essaierons
pas d'établir quels furent les rapports
de l'homme avec la nature dans le l^ara-
dis terrestre, séjour de bonheur où tou-
tes les facultés physiques et morales de
l'homme devaient se développer jusqu'au
moment de son passage du temps dans
l'éternité par une modification spéciale
de sa nature (probablement en mangeant
du fruit de l'arbre de la vie). Nous nous
bornerons à passer en revue les consé-
quences/p^/c/io/og^i^^/e^. D'abord, quant
aux conséquences de rapport, la raison
de l'homme s'est trouvée violemment sé-
parée de la raison divine, qui est sa lu-
mière naturelle et son complément né-
cessaire • de plus , de libre qu'il fut, il est
devenu l'esclave de celui qui l'a séduit.
De là la nécessité du Christ comme libé-
rateur , et de l'Eglise comme moyen de
communication avec Dieu.
Mais il y a eu d'autres conséquences,
des conséquences purement subjectives.
L'homme, selon l'avertissement de Dieu,
a été frappé de mort au moment même
de sa désobéissance. Dans ce fruit était
renfermé le ferment do la morlj ses cf-
(») Ooi., T. ly.
feis pour le corps furent un dérangement
iiisensibUî dans l'agrégation de ses molé-
cules : dérangement qui a enfanté la lon-
gue liste de maladies auxquelles il est
sujet et (jui aboutissent toutes à sa de-
struction; car toute maladie implique un
dérangement de l'organisation. En pas-
sant de l'ordre matériel à l'ordre spiri-
tuel , nous observerons des effets analo-
gues. Comme toutes les maladies du
corps peuvent être attribuées à deux
causes, dont l'une (l'inanition) est repré-
sentée par le signe — , et l'autre (la ré-
plélion) par le signe -j- ; ainsi dans les
maladies de l'âme , tous les symptômes
ont leur origine ou dans l'ordre positif
de la concupiscence , ou dans l'état né-
gatif de l'ignorance. L'ignorance et la
concupiscence! voilà les causes uniques
de nos maladies morales. Quand l'âme
est affaiblie par l'ignorance du vrai bien ,
le bien apparent, par suite de la concu-
piscence, produit en elle une véritable
inflammation qui aboutit à la passion, la 4
lièvre de l'âme.
Mais l'homme, par le péché, n'a pas
seulement changé son essence et sa des-
tinée : il a môme troublé le monde exté-
rieur, et cet acte fatal a été suivi de la
révolte générale de la nature. Ceci est
important comme expliquant le travail
pénible et opiniâtre qui est devenu la
condition de notre existence morale et
physique. La matière qui était destinée à
ctre la servante de l'homme, est devenue
une esclave rebelle ; lors même qu'elle
est disciplinée à l'obéissance, elle reste
morne et ombrageuse et ne cède qu'à la
force , cherchant toujours à échapper
âux liens qui la retiennent. Le travail
matériel , qui est la suite d'une malédic-
tion spéciale , n'est que le symbole d'un
travail autrement pénible, le travail in-
tellectuel, qui à lui seul sufhtpour dé-
tourner la plupart des hommes des voies
de la science.
Pour compléter cet éclaircissement sur
les prévarications, il nous reste la haute
consolation de les envisager dans leurs
causes finales, c'est-à-dire dans leurs rap-
])orts avec la justice et la miséricorde de
Dieu.
Jl est vrai que, par suite de la préva-
rication primitive , l'homme se trouve
placé daos une position tout-à-fail anor-
PAR M. J. STEINMETZ.
89
maie. Il est aussi digne de remarque que
chaque prévarication particulière , tout
insignifiante qu'elle est , renouvelle en
quelque sorte l'attentat originel contre
l'autorité divine. Mais Dieu , qui ne per-
met jamais le triomphe permanent du
désordre , place toujours le remède à
côté du mal. Comme il est souveraine-
ment et nécessairement juste, il lui était
impossible de pardonner l'offense d'A-
dam , de môme que les offenses de ses
descendans , sans une satisfaction équi-
valente. Or, l'offense étant infinie, une
telle satisfaction était rationnellement
impossible. Mais voici que, quittant l'or-
dre rationnel pour l'ordre de la foi, la
miséricorde de Dieu trouve un remède
ineffable pour ce malheur infini, et son
divin Fils se revêtant de la nature hu-
maine , par son obéissance et par sa mort,
efface la dette accumulée de sa race^, —
oui, de sa race, car il s'est fait homme.
Ainsi le Christ , par sa sagesse et sa
puissance infinies , a non seulement re-
médié aux prévarications de ses frères ,
il y a même trouvé une source féconde
d'amour et de gloire. Dès cette vie même,
l'homme sage portera toujours ses re-
gards jusqu'aux causes finales, car elles
seules donnent un sens aux choses. Alors
et toutes nos misères de corps et d'Ame,
et cette immense douleur de toutes les
créatures, que saint Paul compare à un
enfantement pénible, deviennent autant
de causes de joie , parce que nous savons
que l'heure de la rédemption du règne
définitif de l'ordre, approche. Le péché et
toutes ses tristes conséquences, les souf-
frances et la mort môme, ne sont plus
pour lui que des signes négatifs de la
gloire éternelle et il tire de tout des mo-
tifs pour louer la sainte volonté de Dieu ,
jusque dans ses propres infirmités : r/uœ
infirniitatis meœ siuilj gloriubor[\). Com-
bien ne nous épargnerions-nous pas d'an-
goissesetdedécouragemens si nous nous
laisionsunehabitude de ne jamais séparer
un fait de la loi générale qui le domine!
Pour terminer une digression qui nous
a été imposée par le sujet de cette le(;on,
nous observerons que dans Tétai actuel
dos choses, l'homme se trouvé placé en-
tre deux principes opposés, le bien et le
(1) 2 ad Cor., c. il) y. ôo.
mal, et que son premier devoir est de
conserver intacts les moyens que Dieu
lui a fournis pour distinguer l'un de l'au-
tre. Or ces moyens sont au nombre de
deux, la mémoire et l'entendement , qui
sont destinés à éclairer et à guider sa vo-
lonté. C'est donc un fait assez remarqua-
ble que, chez tous les peuples, il existe
une substance qui paraît spécialement
destinée à troubler Taction de ces facul-
tés. La forme eu est variée , mais la
base est identique, c'est toujours de Val-
cool. Les noms vulgaires de cette sub-
stance ont une signification très pro-
fonde, en tant qu'ils constatent la na-
ture de l'abus dont elle est l'objet. Au
fait, l'emploi des boissons spiritueuses
paraît introduire dans le corps de celui
qui s'en sert un esprit nouveau j la vie
parait renouvelée par cette eau fatale ;
mais la pente est dangereuse, et ceux-li
mêmes qui les emploient comme de sim-
ples excitans , ont bientôt raison de dé-
plorer leur témérité, car l'organisme ne
résiste pas long-temps à leur action dé-
létère. La mémoire et Tentendement s'af-
faiblissent peu à peu et finissent par se
détruire totalement. Mais il existe un
danger plus grand; cette substance ex-
cite un délire factice, pendant lequel la
raison est renversée de son trône et
l'homme ravalé au-dessous du niveau de
la bête. Pendant cet état, les facultés in-
tellectuelles étant ou suspendues ou dé-
rangées , il peut s'ensuivre les consé-
quences les plus fatales. L'ivresse est un
véritable délire , avec cette différence
que le délire résulte ordinairement d'un
accident physique , tandis que l'ivresse
est un acte dont les conséquences sont à
notre charge.
Dans les pays où l'on a voulu éviter ce
désordre, en défendant par la loi reli-
gieuse l'usage de toute boisson fcrmcn-
U'c , on a substitué l'opium. L'ivresse de
l'opium paraît différer beaucoup de celle
que produit lalcool: d'abord, abstrac-
tion faite de la diversité des sujets, il pa-
rait que rimaf;i!iation est toujours acti-
vée d'une manière extraordinaire ,• de
plus, dans l'ivresse ordinaire, les effets
coniuitMiccnt à diminuer , du monient
qu'elle a atteint le maximum; tandis que
l'.iclioii de l'opiuui conserve sa puis-
bautc pcudauL plusieurs heures. Ou voit
90
COURS DE PSYCnOLOGlE CHRÉTIENNE,
forcer la matière; c'est dispenser son pa-
souvont , dans les environs de Conslanli-
iioplc, des lioniinis passer la joiirm tî
t:nliiTe immobiles sous l'influence de
celle puissante drof^ue. A les entendre,
ils sonl hausportésdans un monde idc'wl.
Le dernier îles niendians aclièle ])our
quel{|ucs sous de quoi faire oublier sa
misère; Joules les splendeurs de l'Orient
sont à ses pieds. 11 se promène sur les
rives mai^nifiques du Hospbore , entouré
de la. ^'loire dos sullans; il traverse des
jardins délicieux où les arbres charités de
ileurs odoriférantes résonnent des cliants
de mille oiseaux au plumaj^e d'or et d'a-
zur; alors, il se repose dans un palais
splendide: on lui sert les mets les plus
délicats, tandis que le doux mur::jure
des fontaines , dont les eaux tombent
dans de riches bassins de marbre , l'in-
vite au repos. Mais toutes ces brillantes
illusions coûtent cîier à celui qui s\v
abandonne. Ln corps livide et décharné
rend témoignage aux ravages terribles
que causent ces excès criminels,- rare-
ment les lèvres qui ont touché cette
coupe enchanlerresse peuvent s'en sépa-
rer, et une mort prématurée attend celui
que la folie n'arrête pas en chemin.
Il appartient plutôt au moraliste qu'à
celui qui se met au point de vue scienti-
lique d'énumérer les tristes effets de l'i-
Tresse sur le corps et sur l'Ame. Pour
nous, il suffit d'avoir constaté la diffé-
rence capitale qui existe entre la suspen-
sion de la volonté par des causes natu-
relles et l'abdication libre de l'exercice
de cette haute faculté.
Cependant l'ivresse, comme tout antre
phénomène, a sa loi générale dont il ne
serait peut-être pas difficile de trouver
la formule. Elle entrerait probablement
dans une formule générale; car fume dé-
pend, jusqu'à un certain point . du corps,
et le corps est soumis aux lois i^énérales
de la nature. Nous pouvons dire, qu'ad-
mettant pour un instant, par l'hypothèse,
l'exisleiu e des «îspiils animaux, tout dé-
veloppement extraordinaire est aux dé-
pens du sujet. Comme dans la mécani(pie
le frottement est en raison de la vitesse,
de même toute sur-excitation de rAme(il
serait peut-être plus juste de dire en ce
cas, du cerveau) a lieu à ses propres dé-
pens. Or, abstraction laite de la question
morale, il D'y a ricu a ga;;ucr à vouloir
trimoine en véritable |)rodigue. Sans
doute il y a certaines conditions de l'or-
ganisuMî qui sont particulièrement favo-
rables au développement des facultés de
l'Ame , et ces conditions venant à man-
quer par la maladie ou par d'autres cau-
ses (|ui on dépendent , peuvent être réta-
blies momentaiu' nient , par l'usage des
stimulans ; mais ce mouvement forcé
que nous donnons ainsi à l'organisme ,
linit par le déranger davantage et par le
détruire. L'histoire contemporaine nous
offre plusicfurs exemples d'hommes célè-
bres qui ont eu recours à ce moyen. La
délicatesse nous défend de produire des
noms propres. Cependant il est de la
connaissance de tout le monde, qu'un
célèbre auteur allemand, bien connu par
ses contes fantastiques, travaillait tou-
jours à proximité d'une carafe i}C(iau-dc.-
^•^e;et à la fin du siècle passé, dans un
pays voisin , les plus brillans discours
politiques étaient dél)ités par des hom-
mes sous l'influence du même stimulant.
Il y a sans doute dans l'ivresse un élé-
ment grotesque , qui nous empêche de
l'envisager sérieusement dans ses consé-
quences morales et philosophiques : mais
tous les péchés ont une fausse surface
qu'il faut briser avant d'arriver à leur
véritable forme ; et l'ivresse , dans ses
différentes progressions, est un désordre
assez grave , ses effets sur l'âme ( par le
corps) sont assez importans pour justi-
fier cette peine. En résumé, l'ivresse est
une prévarication formelle , par laquelle
l'homme fait l'abdication de sa liberté,
en s'abandonnant à l'action des forces
aveugles, ou, ce qui pis est, aux sugges-
tions des esprits pervers.
La révélation nous représente Satan
comme le prince de ce monde ; il a donc
des sujets et des moyens de gouverne-
ment. 11 a ses traditions et ses inities ,
n'en doutons pas. Comment l'homme a-
t-il appris à extraire des substances les
plus salutaires et les plus diverses ce
produit délétère et identique qu'on nom-
me de L'esprit ? C'est ce que nous ne re-
chercherons pas : libre A chacun d'y voir
une tradition titani{[ue, une inspiration
diabolique, ou une découverte ordinaire.
Dans cette dernière hypothèse nous pren-
drons lu libcité de Liirc observer que
PAR M. J. STEINMETZ.
91
nulle découverte ne peut être l'effet du
hasard. Dans un ordre de choses soumis
à l'action providentielle, le hasard est
un mot qui n'a pas de sens. Or chaque
découverte se manifeste dans le temps ,
selon un plan p;énéral et toujours sous
l'influence de l'esprit du bien ou de l'es-
prit du mal.
L'intervention permanente de la puis-
sance diabolique dans les affaires de ce
monde est un fait que nous perdons trop
souvent de vue. Cette intervention revêt
des formes diverses et change selon les
siècles. Dans un siècle comme le nôtre,
qui se remet à peine d'une perturbation
profonde ; qui sort d'une tourmente qui
a renversé toutes les institutions , tant
civiles que religieuses, il ne faut pas de-
mander quel sera le moyen capital
qu'emploiera l'esprit des ténèbres, pour
détourner les hommes des choses saintes.
En présence du scepticisme, tous les au-
tres moyens deviennent inutiles. Quand
le doute a éteint dans les masses la vie
de la foi; quand il les a précipitées dans
tous les vices, et les a séparées de la
puissance réparatrice des sacremens, il
est peu nécessaire de passer outre et de
troubler Tordre naturel du monde exté-
rieur. Dans les siècles de foi, la posit'.on
était toute différente et les faits sont en
harmonie avec le principe. Ainsi , c'est
dans le moyen ûge et surtout au moment
de l'établissement du protestantisme
qu'ont eu lieu ces nombreux cas de sor-
cellerie et de possession dont les détails
nous étonnent ou nous amusent selon
noire poiiàt de vue. INous-mêmes nous
les prenons très au sérieux, quant au
fond; laissant cependant aux hommes le
droit de se tromper dans les détails,
nous y voyons un moyen puissant pour
détourner les hommes des croyances vé-
ritables. Les phénomènes surnaturels qui
ont eu lieu dans ces circonstances ont
un attrait irrésistible pour certains es-
prits, et bien que ces efforts extraordi-
naires ne soient pas absolument néces-
saires dans notre siècle, il faut (pic la
tradition diabolique se transmette , il
faut que les initiés se recrutent, pour les
temps à venir; car le règne de la super-
stition succède toujours ù celui du scep-
ticisme . comme la tyrannie surgit de
l'anarchie.
Ce préambule indique assez la positioa
que nous comptons prendre à l'égard du
magnétisme. Loin de nous cependant de
vouloir qualifier de diaboliques tous les
faits curieux qui ont été observés dans
les expériences sur le sommeil magnéti-
que. jNous croyons, au contraire , qu'il
faut en attribuer un grand nombre à la
supercherie et au compérage. La cupi-
dité des uns et la crédulité des autres ont
rendu le magnétisme une véritable af-
faire de tréteaux. De plus il est possible,
nous regardons même comme très pro-
bable, que dans beaucoup de faits quali-
fiés de jnagnctiques il n'y a autre chose
que des phénomènes extraordinaires qui
relèvent de certains lois jusqu'à présent
inconnues. Nous sommes disposés à faire
la partla plus large aux moyens naturels.
Ainsi , ces cas extraordinaires de percep-
tion visuelle par la nuque et par Tabdô-
men pourraient à la rigueur recevoir
une explication naturelle, puisque tous
les sens paraissent reconnaître une loi
commune , qui est le contact de Tobjet
avec le tissu nerveux de l'organe spécial.
Il est donc ]ihysiquemcnt possible , que
dans un état donné du système nerveux,
la puissance visuelle soit étendue sur
toute la surface du corps; et, en adop-
tant l'hypothèse des ondulations et l'exis-
tence d'un lluide beaucoup plus subtil
que la lumière , sa prolongation indéfi-
nie , même à travers les corps opaques ,
ne serait pas une difficulté insurmojita-
ble. JNous disons ceci pour le cas de
somnambulisme naturel, car le sommeil
magnéti(iuc artificiel est pour nous tou-
jours un crime : en outre de ce principe,
que le libre arbitre est un privilège ina-
missible et que l'homme n\\ i>as le droit
de confisquer sa volonté au profit de qui
que ce soit. Or il est constant que dans
le magnétisme le patient ne percjoit et
ne veut que par l'intervention de l'opé-
rateur.
Si nous voulions entrer dans les faits,
nous trouverions de quoi justifier ample-
ment ce que nous venons d'avancer ;
mais nous préférons nous attacher au
principe. Car dans les traités volumi-
neux qui existent sur cette matière, il
serait difficile de dire où la bonne foi a
manqué , et impossible de tirer une ligne
de dcmarcalion cnlrc les faiU nalunls
92
POÉSIE rxELIGIEUSE. — CYCLE DES APOCRYPHES,
cl les ti\i[<^rfi(ib(>li«/iir.<:. Copcndanl l'ana-
lo^'ie c|u'offrrnt jiIusitMirs de ces laits
avec ce (]ui se passe dans les possessions
cl dans la sorcellerie suffil pour ouvrir
les ycu\ h celui que le prt''jup;(^ ne rend
pas coniplctenient aveugle.
ISe croyons donc pas que cette puis-
sance redoutable de l'ange prt^varicaleur
soit anéantie, parce que, pour le mo-
ment, il emploie des moyens moins ter-
ribles. IS'ous savons que la fin des siècles
sera tt^moin des prodiges (épouvantables,
de rantechrist, qui seront de nature à
tromper les élus mômes , si la chose était
possible. Mais elle ne l'est pas , parce
que le tribunal suprême, qui est l'unique
juge de pareils faits , subsistera toujours,
r.clairé par l'Ksprit divin, il ne peut ja-
mais devenir la victime de l'erreur. Le
simple lidèle doue, aussi long-temps qu'il
reste dans l'unité, n'a rien a craindre,
parce qu'il participe à la vie commune
de l'Lglise dont il est membre.
La soumission que nous devons à Dieu,
notre cn'atctu- et notre n'clemptcury est
une soumission absolue. Sa domination
ne permet aticune réserve, et nous devons
être informés de la nature et des consé-
quences de tous nos actes. Songeons bien
que l'ignorance et la curiosité sont aussi
des crimes, puisque nous possédons les
moyens de dissiper l'une et de réprimer
l'autre ; et que chaque prévarication par-
ticulière , en se rattachant à la prévari-
cation primitive, revêt en quelque sorte
un caractère infini. Ces considérations
peuvent nous servir de motifs dans nos
rapports avec ce qu'on est convenu d'ap-
peler le magnétisme.
J. Steinmetz.
COURS SUR LllISTOIRE DE LA POÉSIE CHRÉTlENîsE.
CYCLE DES APOCRYPHES.
HUITIÈME LFCON (1).
Légende du JuiT-ErraBl, personnification du peuple
juif. — Seconih' période du cycle des apocryphes ;
développemenl ei Iraiisformalioii des légendes. —
Poènie de ^S'otre-Vame-Sainle-IUarie.
Quand Jésus naquit dans l'étable de
Bethléem , il ne Tint pas que des pasteurs
h son berceau, disent les légendes; il s'y
amassa aussi une foule avide et curieuse.
Quand les sages de l'Orient traversèrent
Jérusalem pour se rendre auprès du r«oi
pouveau-né, celte foule fut grande en-
core à leur suite. Elle fut immense au-
tour du l'ils de l'homme, le jour où il fit
son entrée dans la ville de David, l't
alors elle chantait: Ilosanna! Gloire à
celui qui vient an nom du Seigneur ! Trois
jours après , elle criait : Qu'il meure , et
que son sang retombe sur no;> tètes!
(I) Voir la Tir leçoD , n" 40 , t. m , p, 27o.
Celte foule mobile, au cœur sec, à l'Ame
dure; ce peuple, si facile aux larmes et
à la colère , qui tuait ses prophètes et
puis après les pleurait sous la cendre;
qui disait à César (dont il délestait la do-
mination) : Yenge-moi ! afin que César
le délivrât de l'homme qui avait osé lui
reprocher ses vices; cette race juive, en-
fin , frappée , pour son impitoyable or-
gueil , d'un inexplicable anathéme, a été
dans le moyen Age l'objet d'une légende
dont la célébrité est encore populaire,
mais dont le symbolisme profond n'est
pas universellement compris: c'est celle
du Juif errant , la dernière du cycle des
apocryphes, celle qui en forme comme
la clef de voûte. Qui n'a entendu sur les
grands chemins le mendiant en accom-
pagner sa plainte ' .\ous savons tous, dès
l'enfance, grAce à la ballade de l'aveugle
et aux grandes images du colporteur de
gravures à deux sous , la lamentable bis-
PAR M. DOUHAIRE.
93
toire de cet éternel voyageur, qui jamais
ne s'arrêtBy et qui ,
Par beau ou mauvais temps
Marche iDcessammenl.
Nous l'avons tous vu, dans son habit dif-
forme et très mal arrangé , franchissant
les montagnes, un bourdon à la main ,
et recommençant pour la cinquième fois
le tour du monde. Sur les rochers , les
pâtres des Alpes nous ont arrêté devant
les vestiges gigantesques de ses pas, et
les vieillards nous ont affirmé que leurs
pères avaient vu ses formes fantastiques
dans la brume des vallées (1). Plusieurs,
sans doute , au récit de ces bonnes gens ,
ont fredonné en riant ce couplet :
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauTre Juif-Errant.
Pourtant, rien n'est moins de nature à
faire sourire que cette légende, quand on
la considère dans l'esprit du moyen âge.
Pour nos aïeux , pour ceux du moins qui
avaient l'intelligence des mythes chré-
tiens, l'histoire du Juif-Errant n'était pas
l'histoire d'un homme, mais celle d'une
nation entière. Sous le voile de cette iic-
tion, il y avait pour eux une sombre
réalité. Cet homme fantastique était à
leurs yeux l'image du peuple déicide.
Cette vie sans fin et sans félicité, cette
existence éternellement agitée , cette
destinée étrangère à toutes les consola-
tions de la terre , leur représentaient la
condition désolée de la race maudite
d'Israël. Ahasvérus était dans la poésie
chrétienne l'opposé de Saint - Christo-
phe (2). Saint-Christophe figurait le peu-
(1) Le Molterberg , situé au-dessous du Motter-
liorn , est un glacier très élevé du Valais, sur le-
quel la Visp prend sa source. D'après lo dire du
pays, il y a eu \h anciennement une ville considé-
rable. Le Juif-Errant passa une fois par celte ville
et dit : Quand je passerai par ici une seconde fois,
là où il y a maintenant des maisons et des rues , il
n'y aura plus que des arbres et des pierres; et
quand j'y passerai une troisième fois , il n'y aura
plus rien que de la neige et do la glace. A présent
on n'y voit plus que neige et glace. ((îriinm , Trn-
dilions allemandes^ t. i, p. i;ô i de lu tradudion.) —
rius loin , Tauleur parle de la trace des pas du Juif-
Errant.
(1) M légende de SainlCbri^lophe ^ légende au
pie chrétien , tel que l'ont fait l'espé-
rance et la foi; Ahasvérus était l'image
du peuple juif dans l'état où l'ont réduit
Tanathème et le désespoir.
Quel est l'âge de ces deux symboles
(car tout porte à croire qu'ils sont con-
temporains) ? A quelle époque ont-ils pris
possession des imaginations chrétiennes?
On ne saurait le dire exactement. Les
élémens manquent à la solution de ce
problème historique (1). Toutefois , s'il
était permis d'appliquer à la légende du
Juif-Errant les renseignemens que four-
nit l'érudition sur celle de Saint -Chris-
tophe , qui lui est parallèle , elle remon-
terait au treizième siècle. Du moins se-
rait-ce d'alors que daterait sa propaga-
tion dans la foule et sa popularité. Quant
à sa conception, nul doute qu'elle ne
soit plus ancienne : tout fruit qui éclôt
au grand jour a long-temps germé dans
le sol. Le treizième siècle est la grande
époque du développement de la poésie
chrétienne, le moment où commencent
à s'épanouir de toutes parts à l'air du
monde les rêves mystiques du cloître.
C'est le temps des créations idéales, celui
où se réalisent sur tous les points et
dans toutes les sphères les spéculations
des âges antérieurs. C'est la période la
plus brillante du règne de l'Evangile,
reste purement imaginaire, est l'une des crcalions
les plus curieuses du moyen âge. Nulle conception
n'a été plus populaire. Il n'y avait pas d'église , il y
a cinquante ans , qui n'offrît , peinte ou sculptée ,
l'image de cet bomme colossal qui porte le Christ
sur ses épaules à travers les flots. L'aspect mon-
strueux que lui avaient donné presque parloui les
artistes do la décadence , a fait proscrire ce groupo
dont l'attitude et les dimensions cflraynient les en-
fans. On ne le rencontre presque plus nulle pari,
et là où il subsiste encore par hasard , on en ignore
la signification. L'interprétation de ce symbole, qui,
dan» les conceptions de la poésie chrétienne , se
place au pôle opposé du Jiiif-Krrant , pourrait de-
venir l'objet d'un travail intéressant. Déjà les frères
Boisseréo en ont reproduit dans leur Musée du
moyen dgf rescjuisse primitive. Espérons qu'il se
trouvera un sa vaut chréiicii pour nous en ré\éler le
sens.
(l) Trois auteurs alleuiaiuls se sont occupés de la
légende du Juif-Errant sans beaucoup rédairrir.
Voyez rhilt» , ^rlelrma hi-iloricr dcJuihro itnvti<r~
(ali ; Witleniberg , 10G8 , in-1". — Srhultî , OisseV'
(atio de Jtidœo non morlali; Regiom., IG<»». —
\iil(Mi, lUsserf. in (jud Icpidam fabulnm de Jud<VO
tmmutliili examinai j Ueliusl., 17JG,ia-l".
91
rOLSIE RELIGIEUSE. — CYCLE DES ArOCRYniES,
celle où Ips cpiivroschriUicnncs s'emprei-
gnent pins pirficiili^remenl du double
carachMT de la force cl de rainour.
La ié^'cjid*' (lu .Uiif-Errant n'accnserait
pas le treizième siècle par sa concop-
tion, (ju'i'ile le iMi>pplIt'rait toujours par
la vive charité qu'elle respire. La bien-
veillance et la compassion font en effet
le trait distinctif de ee tableau d'une race
pour laquelle il semble qu'on ne devrait
rencontrer, h une telle distance, que
l'horreur et le mépris. TSul sentiment
d'ai°;reur ou de dédain ne perce dans le
récit symbolique de ses destinées. L'é-
crivain chrétien est non seulement sans
liel pour Ahasvérus . mais il s'intéresse à
ses aventures et s'attendrit visiblement
sur ses maux. A la vérité, Ahasvérus est
un Juif plein de respect pour les évéques,
qui leur parle avec politesse et suit leurs
sermons à l'église. Mais , bien qu'il se
frappe la poitrine à la lecture de l'Évan-
gile . et qu'il reconnaisse que Jésus était
la bonté môme, il n'en reste pas moins
au fond dans son impénitence et son in-
crédulité. L'intérêt que prend le légen-
daire à son sort est donc bien réellement
gratuit. C'est le fait de cet ardent amour
de I homme qui . à la même époque, fai-
sait agiter la question du salut de Platon
et des sages de la Grèce, et dont la cha-
leureuse exubérance nous a déjà frap-
pés dans la partie de la légende de
saint Brcndcn , relative à Judas Isca-
riolh.
Il faut ravouer pourlanl, ce dernier
n'est pas traité ici avec autauL de Uiisé-
ricorde (]ue dans la légende que nous
rappelons. Sa vie , qui fait le principal
épisode de celle du Juif- Errant, forme
avec elle un contraste qui ne nous semble
pas sans intention. Ahasvérus est un
homme ardent, rempli de préjugés, de
violence ei d'orgueil ; mais c'est d'ailleurs
un artisan sincère et probe., pour lecjuel
on se sent dispos*; au pardon. Judas, au
contraire, est une créature infAme. un
être aux instincts vils et bas, qui n ins-
pire que répugnance et dégoût. Le rap-
prochenient de ces deux types juifs dans
un même récit avait évideuiunMit une si-
gnification. Si nous conjecturons bien ,
il exprimajl la distinction qu'on faisait
au moyen âge entre les Juifs. Ahasvérus
icprèsculjit ic Jui[ aveugle, maib iiou-
nète homme, pour lequel on espérait le
salut . à la fin des temps; Judas Isca-
riolli figurait le Juif menteur, traître
et cupide, pour lequel il n'y avait point
de pitié, même dans les trésors de la
charité divine. Ainsi serait expliquée, si
cette interprétation était juste , l'espèce
de contradiction qui pouvait exister, au
premier coup d'œil. entre la bienveillance
pour les Juifs qu'atteste la légende, et la
haine que révèle l'histoire. Il y avait deux
hommes dans le Juif du moyen âge,
Ahasvérus et Judas Iscarioth. C'est Ju-
das qu'on proscrivait et qu'on humiliait ;
c'est Ahasvérus qu'on faisait associer au
festin épiscopal et dont on plaignait l'in-
fortune.
Ce mot de festin, que nous venons
d'écrire, fait allusion au début de notre
légende. C'est dans un repas, en effet, se-
lon la fiction toute germanique de l'au-
teur, qu'elle est censée être racontée par
le Juif-Errant lui-même.
< L'an cle notre Seigneur 1500, 1600, ou
1700 (la date varie avec les éditions, qui
ont toutes la prétention de rapprocher
l'événement et d'en faire une histoire
contemporaine), l'évêquedeSlewich voya-
geait par le pays de Wittemberg, allant
à Hambourg, pour de là, se rendre dans
une petite ville nommée Salen, et visiter
un de ses amis appelé Franciscus Eysen,
théologien et homme d'un grand es-
prit (1). Après s'être complimentés, les
deux amis se mirent à discourir de contro-
verse. Le discours étant tombé sur la pré-
dication, M. Franciscus Eysen dit les pa-
roles suivantes : i Messieurs, comme vous
savez que, selon mon devoir , je suis ob-
ligé de faire mon sermon lundi prochain,
qui est la fête des trois llois, j'invite toute
la compagnie à s'y trouver. Vous me fe-
rez un sensible plaisir. Si vous voyez
quelque chose i corriger dans ma pro-
duction, je vous prie de m'en faire part;
je le recevrai comme venant de nies meil-
leurs amis. »'
L'auteur ajoute que , le jour du ser-
(I) Nous reproduisons, on l'épurant des faatcs
de lan[;ue dont l'onl surrhargée les différtn» édi-
it'urs , la tradaclion abri{^ée de la légende du fuif-
Lrrant , publiée en langage vulgaire, vers la fin du
51 i/ume sitcle. et (lu'oiU ( opiéc en rallérani les im-
piiUicuiâ pvu ftcrupuleux de U JiibUolkiijM PUuç.
PAR M. DOUHAIRE.
ds
mon venu , les amis tinrent parole, et se
trouvèrent tous au pied de la chaire du
prédicateur, qui lit merveille. Durant le
sermon , monseigneur de SIewicIi , qui
apparemment n'y donnait pas toute son
attention , avisa un homme fort vieux ,
ayant une grande barbe blanche , et qui
paraissait suivre le prédicateur avec un
vif intérêt. Chaque fois qu'il entendait le
nom de Jésus , il se frappait la poitrine
et poussait de profonds gémissemens.
L'évéque, pensant que cet homme ex-
traordinaire avait quelque chagrin mor-
tel sur le cœur, chargea un de ses domes-
tiques , à qui il le montra , de le suivre
avec soin quand il sortirait de l'église, et
de l'inviter à venir à la maison de M. Ey-
sen. L'étranger se rendit sans difficulté
à l'invitation du prélat, qu'il trouva à
table avec ses nombreux convives. Il fit
d'abord quelques difficultés pour répon-
dre aux questions de l'évéque ; mais ,
pressé par ses sollicitations et celles des
convives , le Juif-Errant (car c'était lui) ,
touché de cette bonne hospitalité germa-
nique , consentit à s'asseoir à côté de l'é-
véque de Slewich, et à raconter son his-
toire. Nous allons le laisser parler. Le
récit de ses jeux d'enfant va amener une
ingénieuse et touchante légende sur l'o-
rigine du. bois de la croix.
CHAPITRE II.
La naissaDce et les premières années du Juif-
Errant.
I Je suis né de la tribu de Nephlali ,
après la création du monde .'J002, trois
années avant que notre roi ilérode fît
mourir ses deux cnfans Alexandre et
Arislobule, par ordre de l'empereur Au-
guste. jMon nom est Ahasvérus. JMon père
était charpentier de son métier; ma mère
était couturière, elle travaillait aux ba-
bils des lévites, lesquels elle savait bro-
der en perfection; mes parens me tirent
apprendre à lire et à écrire , et quand je
fus un peu plus avancé en Age, on me
donna ù lire le livre de la loi et celui des
prophètes. Outre ces livres qu'on me
donna, mon père en avait un grajul qui
étuil vieux cl relie cnpaieUcmin. dont il
avait hérité de ses ancêtres , dans lequel
j'ai lu des choses admirables; je vous en
dirai quelque peu , à cause qu'il touche
à mon histoire.
« Quand notre premier père Adam et
sa femme Eve eurent deux enfans , savoir
Gain et Abel , ils crurent qu'un de ces
deux enfans serait le Messie, et qu'il leur
pardonnerait le péché de désobéissance.
Leur espérance s'évanouit bientôt, car
Caïn tua son frère Abel , pour laquelle
mort Adam pieu ra pendant cent ans.
Enfin, ayant encore eu plusieurs enfans,
fils et filles , et voyant que le temps de sa
mort approchait, il appela son jeune fils
Seth , et lui dit : Allez vous-en au Paradis
terrestre , et demandez à l'ange Gabriel,
qui est avec une épée flamboyante pour
le garder, qu'il me laisse encore une fois
entrer dedans avant de mourir. Seth, qui
ignorait tout cela, s'y en alla, trouva
l'ange comme il lui avait dit, et fit son
message. Mais l'ange lui dit : Votre père,
ni vous, ni vos descendans n'entreront
jamais dans le Paradis terrestre , mais
bien dans le céleste. Ayant dit cela, il lui
laissa voir de loin ce charmant lieu de
beauté, où son père et sa mère avaient
demeuré, et où ils avaient commis le pé-
ché de désobéissance.
»( Quand Seth eut vu ce charmant sé-
jour, il en fut surpris et en eut une telle
tristesse qu'il se mit à pleurer. Sa dou-
leur fut fort vive; il s'en alla; mais
l'ange le rappela et lui dit : f^otre pire
doit bientôt mourir ; tenez j voilà trois
pcpins du fruit de L'arbre de fendu , ci
lorsque votre pcrc sera mort j mettez ces
trois pépins sur sa langue, et enterrcz-lc
ainsi. Et puis Seth s'«'n alla, et accomplit
avec exactitude tout ce que l'ange lui
avait commandé.
11 faut savoir qu'au même endroit où
Adam fut enterre, quelque temps .ipiès
il crût trois arbres , qui , avec le temps ,
vinrent toujours de plus en plus grands
jusqu'ù ce (|u'ils portèrent leur fruit, qui
était si beau à voir, qu'on ne pouvait rien
souhaiter de plus agréable A la vue; mais
il était amer au goût et fort sablonneux ;
il n'était pas mangeable : c'est pour cela
que ces arbres demeurèrent là , et qu'on
n'en lit aucun cas.
. Quand nos ancêtres fui eut menés es-
clavci eu i^ovpte, Moisc vit une forêt ar-
96
rOÉSIE RELIGIEUSE. - CYCLE DES APOCRYPHES,
dente iti où il parla h Dieu : c'est daus
cette inénie lort'l qu'il prit la verj^e avec
laquelle il fU tant de prodi^^es, comine en
présence de Pliaraon il lit chanj^'er celte
verge en serpent , lit ouvrir la mer , lit
sortir une fontaine hors d'un rocher, et
beaucoup d'autres miracles (pie vous
pouvez lire dans la sainte Ecriture.
u Quaml nos pères furent venus dans la
Terre promise, ils commencèrent à hAtir
des villes et de grands chAteaiix pour se
défendre contre leurs ennemis : il faut
savoir que lesdits arbres dont nous avons
ci-devant fait mention, étaient encore en
leur même endroit: ils étaient sur une
montagne où la ville de Jérusalem fut
bAtie, et ces arbres demeurèrent hors
des murailles de la ville , jusqu'à ce que
le Roi-Prophète , David , après la mort
du roi Saiil, les ht entourer de murailles,
et ht bAlir auprès une demeure pour lui,
à cause que les fruits de ces arbres étaient
extrêmement beaux à la vue , et qu'il ne
se pouvait rien voir d'aussi charmant.
Une fois, ayant cueilli trois de ces pom-
mes, il en coupa une en deux; il n'y
trouva autre chose que de la terre ; dans
la deuxième il y trouva écrit : Chasche-
c'rt^, c'est-à-dire, il accepte ceci en amour i
dans la troisième il trouva toute la pas-
sion de rsotre-Seigneur Jésus-Christ, la-
quelle le l\oi-Prophète avait prédite dans
ses Psaumes. Enfin , pour abréger l'his-
toire . après différentes guerres entre les
rois d'Israël et d'autres pays , la ville de
Jérusalem fut détruite de fond en com-
ble , après avoir été ruinée plusieurs
fois. J^e palais de David était sur ladite
montagne, et lesdits arbres éloignés de
ladite ville d un quart de lieue ; et cela
est demeuré dans son entier jusqu'à ce
qu'Antipater. père du roi llérode (1) . fit
abattre le palais et lesdits arbres en l'an
3î).3(), pour rendre le terrain plus spa-
cieux, qui était un endroit destiné à faire
mourir les malfaiteurs ; et celte monta-
gne fut appelée C.olf^ola. Lesdits arbres
furent menés dans la ville de Jérusalem,
proche du Temple, contre une grande
murailic, où je me suis assis plusieurs
foisdessus, ctoù j'aijouéavec mescamara
(I) Erreuk hisloriquo. Ifc.roile 1 n'clail pas fils
d'Antipalcr, maM son ncvrvi. Il avail eu pour père
Aridlobulc ; lib d U(.iodc-lc-(jraud.
des plus de mille fois. Ce sont les mêmes
arbres qui ont servi à faire la croix où
iNotre Seigneur Jésus-Christ a été cru-
cilié. »
Jj'idée de faire mourir le Sauveur des
hommes sur une croix provenant d'un
pépin de l'arbre fatal dont le fruit avait
séduit et perdu le genre humain dans ses
auteurs; l'idée plus ingénieuse encore
de faire croître ce pépin dans la cendre
de nos premiers parens , nous a toujours
paru l'une des plus attachantes imagina-
tions de la poésie du moyen âge. On la
verra s'embellir plus tard, quand l'au-
teur, racontant la passion de Jésus-Christ,
nous montrera la croix , faite de l'arbre
qui avait crû sur la tombe d'Adam et s'é-
tait nourri de sa substance , s'élever sur
cette même tombe, et le sang divin du
Rédempteur couler jusqu'à la cendre gla-
cée du père des hommes et la ranimer.
Mais revenons , pour le moment, à l'his-
toire du Juif- Errant ; elle renferme en-
core quelques détails mythiques intéres-
sans.
Ahasvérus avait neuf ans quand un
jour il entendit son père dire à sa mère
qu'il venait d'arriver à Jérusalem trois
rois, qui cherchaient après un roi nou-
vellement né , qu'ils voulaient adorer.
Il courut après eux, dit-il, et les at-
teignit au moment où ils allaient entrer
à Bethléem. 11 les décrit comme nous les
représentent tous les tableaux du moyen
Age : les deux premiers grands et forts ,
le troisième d'une stature ordinaire avec
le teint noir et la figure africaine. De ce
moment jusqu'à la fuite en Egypte, le ré-
cit d'Ahasvérus ne contient rien d'impor-
tant ou qui ne soit dans les Évangiles.
Mais le voyage de la sainte famille à
travers le désert est plein de ciconstan-
ces merveilleuses, empruntées sans doute
à quelque évangile apocryphe , qui doit
n'être pas arrivé jusqu'à nous ; car ,
à quelques exceptions près , nous ne les
avons trouvées dans aucun des recueils
connus.
(1) Celte tradition des trois rois ne proure pas
•lu tout , comme on a touIu le dire , la date relative-
ment récente de la légende du Juil-lirranl, puisqu'il
est prouvé qu'elle remunlo, dans tous ses détails, aux
niiquièmc et sixième sièc les de PiicUse. Voy. Thilo,
Cudcu. afocr>jj)hut , p. 3o8.
PAR M. DOUHAIKE.
97
<i Quand la sainte famille partit pour
s'en aller en Egypte , dit Ahasvérus , il
faut savoir que Marie , regardant de
temps en temps derrière elle , aper-
çut des soldats qui venaient ; elle en
eut une telle épouvante qu'elle fût
tombée de son âne , si Joseph ne l'eût
secourue. Ils aperçurent un grand
chêne sous lequel ils s'allèrent promp-
tement cacher; et sitôt qu'ils furent
dessous , les branches du chêne s'a-
baissèrent , et par ainsi ils furent cou-
verts : les soldats passèrent leur chemin
sans apercevoir la sainte famille ; quand
ces assassins furent passés , les branches
de l'arbre se dressèrent comme aupara-
vant , et la sainte famille poursuivit son
voyage.
« Le jour après ils vinrent dans le dé-
sert ; ayant fait un assez grand chemin ,
ils eurent une nouvelle alarme , voyant
qu'il sortait hors d'un trou deux assas-
sins , qui prirent d'abord Joseph et Ma-
rie avec son enfant, et les menèrent un
peu à l'écart, où ces voleurs avaient leur
demeure ,• ils demandèrent à Joseph et à
Marie d'où ils étaient? Marie devint
toute troublée. Dans cet instant , Jésus
regarda ces voleurs avec une mine riante,
et leur toucha tellement le cœur, qu'in-
continent il fit délier Joseph, car quand
ils le prirent ils le lièrent d'abord. Un
d'eux commanda à sa femme d'apporter
un linge blanc pour l'Enfant-Jésus, et fit
donner à boire et à manger à Joseph et
à Marie. Il faut savoir que la femme de
ce voleur avait un enfant hydropique, et
comme elle avait pris l'Enfant-Jésus et
l'avait lavé et mis de nouveaux linges,
elle en lit autant au sien; mais voyez
tout à coup quel miracle ; la mère n'eut
pas plus tôt lavé son fils dans la même
eau où Jésus avait été lavé, que voilà
l'enfant guéri : le voleur et sa femme fu-
rent bien surpris de voir une telle chose.
Joseph et Marie furent bien servis , et on
leur donna la meilleure chambre pour
se reposer; le lendemain au malin, le
voleur hîur donna à déjeûner, mit iMa-
rie dessus son Ane, les conduisit jusqu'à
ce qu'ils furent sur \o. grand clioinin , cl
leur souhaita un bon voyage. Il adressa
ces paroles à Jésus : « Seigneur .j e crois
pour certain que vous êtes plus (prun
houune , car je n'ai pas eu le cœur de
vous tuer; vous êtes les premiers gens
qui soient sortis de ma maison en bonne
santé , et pour cela , Seigneur , ressouve-
nez-vous de moi et de ma misérable vie, >
et il s'en alla en pleurant. Celui-ci est le
môme voleur , selon le témoignage de la
sainte Vierge, qui fut crucifié avec Jé-
sus , et qui dit : Seigneur , ressouvenez-
vous de moi quand vous serez dans votre
royaume.
< La sainte Famille, poursuivant son
voyage , arriva hors du désert environ
midi; Marie descendit de son âne pour
prendre quelque peu de repos , à cause
qu'elle était fort fatiguée; elle se mit à
l'ombre sous un dattier , pendant que
Joseph s'en fut chercher quelque peu
d'herbe pour son âne. Marie regardant
en haut de l'arbre, vit que les dattes
étaient mûres, et comme ce fruit parais-
sait fort beau, elle aurait bien souhaité
d'en manger; mais elle ne pouvait pas y
atteindre, à cause que les branches étaient
trop hautes; mais comme elle avait un
grand désir de manger de ce fruit , voilà
qu'une branche de cet arbre s'abaisse
jusque sur son giron : elle en cueillit tant
qu'elle en voulut : Marie et Joseph en ii-
rent leur repas. La datte est un fruit à
peu près comme les citrons , mais un peu
plus grand , approchant du goût des
oranges.
« Enfin, ils poursuivirent leur chemin,
il faut savoir que le pays d'Egypte est
éloigné de la Judée de seize journées d'un
homme qui sait raisonnablement mar-
cher; étant arrivés eu Egypte, parfont
où la sainte Famille passa, tous les faux
dieux d'Egypte tombèrent à la renverse;
quantité d'Egyplious vinrent adorer la
sainte Famille; d'autres Ei^yptiens vin-
rent réprimander leurs gens de ce qu'ils
se prosternaient en terre pour des gens
qui n'étaient pas plus qu'eux : mais ceux-
ci leur répondirent : iVcv dicu.r sont tom-
bés en leur présence, jwnrquoi ne ferions-
nous pas de f/iérne.' Après quelque ten^ps
de séjour en Egypte, un ange apparut à
Joseph dans sou sommeil, et lui com-
manda de retourner en Judée, où le roi
lléiode était mort misérablement.
Les circonstances que nous venons de
rapporter ne se renconlrent pas dans
tontes les éditions de la légeiuii-. l'.lles
manquent nolamiuenl dans tous les excni-
98
ror.sîn reltcteuse. —
plaires d'une dalo un pcMi récenle. l*ro-
bablenient ellesaiiroul paru trop apocry-
phes aux niodcnies cclileurs de la IhbUo-
ihi-ijiic JJlcuc. Ces messieurs sont si scru-
puleux d'habilude!
I ISous ne suivrons pas yMiasvérus dans
sa narration, qui en beaucoup d'endroils
manque dinh^rîl, bien ([u'il y soil pres-
que exclusiveuienl question de Jésus et
(le ses parons, l.e l)on U'^j^endaire qui le
fait parler trouve aux petits détails de la
vie de famille un charme qui ne serait
pas goûté par tout le monde. JNous ve-
nons immédiatement aux scènes de la
Passion, dont le récit amène l'affreuse
légende de Juiias Iscariolh, cet autre type
du Juif déicide.
* Je vous conterai sa généalogie, dit
Ahasvérus. Son pore était sorti de la
Iribu de r»uben ; il était jardinier, et il
faisait quelque négoce en terre et en ar-
bres. (^)uand la mère fut enceinte de son
dernier enfant, qui était ce même Judas,
elle songea qu'elle enfanterait un enfant
qui avait une couronne en sa main, la-
quelle couronne il jetait en terre et bri-
sait avec ses pieds. De là, ce même en-
fant alla près de son père, qu'il tua.
Quand cela fut fait, il s'en alla au tem-
ple, où il brisa tous les ornemens , vo-
lant tout ce qui était de quelque valeur,
et puis s'en alla.
« Sa mère étant éveillée et fort alarjnée
d'un si terrible rêve, le conta à son mari,
qui alla demander partout ce que pou-
vait signifier un tel songe; à la lin on
lui dit (|ue cela signifiait (fii'il aurail un
fils i/ui tuerait un roi cl son pcie, et au-
rait une si grande avarice pour amasser
de l'argent, qu'il ferait toutes les nic-
chanceti's imaginables .
i Quand le père de Judas eut entendu
cela, il fut fort triste; et pour éviter un
si grand malheur, lui et sa femme pri-
rent resolution entre eux que dès le mo-
ment ((ue l'enfant sérail né de le mettre
dans une cassette sur une rivièio, afin
que le courant de l'eau l'emmenAt. C(;la
arriva connue ils avaient projeté : Judas,
étant Agé de dix jours, fut porté par son
père dans la rivière du Jourdain, laquelle
se décharge dans la mer Méditerranc-e (1 ).
Cette cassette dans laquelle était Judas
Cl) Ou sa il 4uiour<l'liai qu au lieu Uo ne rcudrc
CYCLK DES APOCRYPHES,
fut poussée par le vent dans l'île de Can-
die. J^e roi de cette île se promenant avec
sa femme, apercent cette cassette llotter
sur l'eau. 11 lu lit chercher pour voir ce
qu'il y avait dedans. Elle fut ouverte, et
on y trouva un bel enfant, auquel on
donna quelque rafraîchissement pour le
fortifier, parce qu'il était très faible. Le
roi donna ordre qu'il fut élevé. Quand il
eut atteint Tûge de six ans, il le fit nom-
mer Judas, parce qu'on voyait à seshabil-
lemens que c'était un enfant juif.
< Judas fut élevé avec le fils du roi
pour lui servir de compagnie. Le jeune
prince était d'un an plus vieux que Ju-
das. Quand ils vinrent plus en âge, il re-
marqua que Judas dérobait de l'argent
ou quelque autre chose , et par ainsi qu'il
s'accoutumait à voler. Le jeune prince le
dit au roi son père, lequel fit appeler
Judas, et le fit incontinent fouiller. On
lui trouva de l'argent, des bagues de
grand prix et quelques joyaux, qu'il
avait pris à la reine et au prince. Le roi
le fit fouetter, et lui dit : f^ous n'ctcs pas
mon fils, encore que vous en portiez le
nota ; vous n'êtes qu'un enfant trouvé que
l'on a tiré de Veau , et vous n'avez été
élevé à la cour que par charité. Judas, à
ces paroles, eut une telle rage au cœur
de n'être point ce qu'il pensait être , qu'il
prit la résolution d'en tirer vengeance.
S'imaginant que le jeune prince était
cause de son malheur, il épia le temps et
comment il s'y prendrait. L'occasion se
présenta bientôt. Étant allés se prome-
ner ensemble, et arrivant dans un petit
bois, il prit une bûche, et lui en donna
un si grand coup sur la tête qu'il le tua.
Ayant fait cela, il prit la fuite du côté de
la mer, où il trouva un vaisseau qui al-
lait en lOgyplej de là il revint ^ pied à
Jérusalem , où il trouva l'occasion de se
mettre au service chez un grand sei-
gneur, parce qii'il était circoncis, ce
qu'il ne savait pas lui-même. On lui ap-
prit la loi des Juifs et les coutumes dis-
raid.
«Quelque temps après, son maître
l'envoya acheter de.» pommes, et lui en-
seigna la maison. Celait justement celle
de son père; mais il ne la connaissait
dans la lUi-rfil^rranée , le Jotiidaia SO décharge tout
JiDlilcmcnl duiii la Ittcr-Morle.
PAR M. DOUHAIRE.
99
pas ; et comme il avait toujours envie
d'amasser de l'argent, il monta sur la
muraille du jardin, et commença à cueil-
lir des pommes. Son père se trouvant là
par hasard, lui dit : Pourquoi venez-vous
me voler mes pommes? et lui dit encore
quelques autres paroles piquantes. De
quoi Judas entra en fureur, le prit par la
tête, et lui donna tant de coups qu'il le
laissa pour mort : puis il prit ses pom-
mes , et s'en alla. Le lendemain , sa mère
vint faire ses plaintes à son maître, et
lui dit que son mari était à la mort des
coups que Judas lui avaitdonnés. D'abord
on le mit en justice, et on porta contre lui
cette sentence, que d'abord que le blessé
serait mort il épouserait la veuve : ce qui
est arrivé peu de temps après. Par ainsi
Judas se maria avec sa propre mère, et
puis on lui donna le surnom à'Iscariothy
qui signifie en notre langue ;;ze;^r^r/e/' ou
homicide. Il vécut long-temps avec sa
mère, et a été connu sous le nom de
Judas Iscarioth.
€ Judas vivant ainsi avec sa mère, il
arriva qu'allant se coucher et ôtant ses
bas . sa mère aperçut que les deux doigts
d'un pied étaient attachés ensemble. Elle
lit un grand cri en disant ; O Seigneur!
je vois que mon songe n'est que trop vé-
ritable et qu'il est accompli ; car les or-
teils de l'enfant qu'ils avaient mis en la
rivière étaient aussi ensemble; et plus
cette femme regarda Judas, plus elle
trouva en sa physionomie que c'était son
lils; et ce qui le vérifia encore mieux,
c'était une tache grise qu'il avait aux
tempes comme son enfant avait pareille-
ment; et voilà comme Judas fut re-
connu. »
Ce mélange do souvenirs juifs et
païens, cet amalgame d'horreurs em-
pruntées à l'histoire d'iJIùlipo, de Moïse
et de Pilale, caractérise à merveille le
moyen ûge, où toutes les traditions llot-
taient confuses, et où l'imagination des
écrivains faisait arme de tout. S'agit-il
pour eux d'un grand roi à mettre en
scène? Vile , le trouvère se met à l'œu-
vre ; il invoque son érudition, fait poser
devant lui David, Enée, Alexandre,
Charlemagne, et de leurs traits réunis il
fait une merveilleuse ligure de monar-
que qui lî;:jure admirablement sur un
champ de bataille, et qui tronc à ravir
dans une cour plénière. Même procédé
pour faire un sage : c'est alors à tous les
philosophes passés qu'on emprunte les
élémens de cette création. C'était ici le
plus criminel et le plus vil des hommes
qu'il fallait peindre; le légendaire a fait
appel à ses livres, il leur a demandé ce
qu'ils avaient de plus noir, et il a été
servi à point.
Revenons à Ahasvérus, dont Judas
.nous a éloignés. Nous l'avons dit, c'était
un homme du peuple, d'une instruction
médiocre, d'une intelligence bornée, et
partisan fanatique des Scribes et des Pha-
risiens. Curieux et avide de nouvelles, il
était sorti au premier bruit de la marche
du Christ pour se rendre au lieu du sup-
plice.
« J'étais à ma porte, dit-il dans un ré-
cit que nous reproduisons intégralement
pour n'en pas effacer la forme et la cou-
leur populaires, et je vis les gens courir
en répétant : On va crucifier Jésus! Je
pris alors mon enfant sur mes bras pour
le lui faire voir. En ce moment, j'aperçus
Jésus qui venait chargé d'une lourde
croix , sous laquelle il chancelait ; il s'ar-
rêta devant ma porte , voulant se reposer
un peu. .Alais moi , prenant cela pour un
grand affront, je dis à Jésus-Christ ces
paroles fort aigres ; Allez, allez, allez-
i>ous-en de tnaporle^je ne veuapas quhin
scélérat se rej)ose là. D'abord Jésus me
regarda d'un air triste, et me répondit :/e
vais et je reposerai; vous, vous marcherez
et vous ne reposerez pas , vous marcherez
tant que le monde sera monde , et jus-
(juau dernier jour du jugement. Allez ^
vous me verrez assis à la droite de mon
Père pour juger les douze tribus t/ui me
crucifieront. D'abord j'ai mis mon enfant
en bas de mes bras, et j'ai suivi Jésus.
La première personne que je vis, ce fut
\ éronique q\ii vint essuyer la face de
Jésus avec un linge, et sa face y demeura
empreinte ; nu peu plus loin, je vis Ma-
rie et d'autres feunnes (|tu pleuraient , et
vis passer wn ouvrier qui avait une
manne, avec des clous et un marteau. U
prit un des clous, et l'approcha au nez
de Marie en ili«aiit : f'ojez, femme, c'est
avec ces clous *fue votre fils sera cloué.
Je m'en allai avec lui jusqu'à la monta-
gne. Liant venus là, ils prirent la croix et
la mii'cut pai .tenu; puis il:> imèul do
100
POÉSTE HELIGIEUSE. - CYCLE DES APOCRYPHES,
grands trou»; peiulanl fjiie los autres va-
lets (lu boiirreaii drpouillùren! Jt^sus.
Etant (iépoiiillt^ tout nu on prt^sence de
tout h' monclt'. aucuns dt'lournèrcnt U»urs
yeux pour ne point voir un si triste spec-
tacle , tl'autres riaient et s'en moquaient,
^l.irie ôtant le liuj^e de sa t«)te, l'envoya
pour couvrir la nudité de Jésus. On le
crucifia , et la croix fut posée dans le
même endroit où Adam avait été enterré
et là où étaient les arbres dont j'ai parlé.
Après que Jésus eut prononcé quelques
paroles, il mourut. Alors l'air s'obscur-
cit et il survint une grande tempête; les
morts sortirent de leurs tombeaux, les
rocbers se fendirent, et au pied de la
croix la terre se fendit en deux. Longin
vint avec une lance, et perça le côté de
Jésus, qui était mort; il sortit encore du
sang de la plaie , et ce san^^ coula dans la
fente qui était au pied de la croix, le-
quel précieux san^ arrosa les corps
d'Adam et d'Eve, lesquels avaient été là
enterrés, et qui étaient réduits en cen-
dres. Longin était borgne ; sitôt qu'il eut
percé le côté de Jésus-Christ, il coula du
sang sur sa main, et sentant quelque
chose en son œil, il le frotta avec sa
main ensanglantée, et d'abord il recou-
vra la vue. Ouelque temps après , il se fit
baptiser, et il est mort martyr. >
«Quand le Juif-Errant eut un peu re-
posé, et que chacun dans la compagnie
eut dit son sentiment sur son histoire, il
reprit ainsi :
I Aussitôt que Jésus-Christ fut mort, je
jetai la vue sur la ville de Jérusalem pour
la voir encore une fois, car j'étais comme
contraint de la délaisser; par ainsi je
commençai mon voyage , et ne savais pas
où j'allais. Je passais de hautes monta-
gnes ; partout où je vais je n'y saurais
rester. En ce moment môme, il me sem-
ble. Messieurs, ajouta-t-il eu faisant une
profonde révérence à la coni])agnie, que
je suis sur des charbons ardens; encore
bien ipie je sois assis, mes jambes se re-
muent. et j'éprouve une grande impa-
tience de marcher. >
Ce qui s»»it dans le récit d'Ahasvérus
pourrai! rire d'un grand intérêt pour
J'hisloire si nous possédions les exem-
plaires originaux de cette légende : c'est
l'histoire de quatre voyages faits succès- lome la compiif^me ,
les parties du J pour la cioquièuje f
sivem^nt dans toutes
monde. Il pouvait y avoir là d'imporlans
renseignemens sur les opinions du moyen
âge touchant l'état et les populations des
contrées inconnues du globe; malheu-
reusement ces pages ont élé mutilées si
souvent et d'une façon si stupide,[qu'elles
n'ont plus aucune valeur, ^ous ne cite-
rons donc que celles qui terminent le ré-
cit d'Ahasvérus; elles sont graves, et
laissent dans l'Ame une involontaire im-
pression de tristesse.
i Après avoir parcouru tout le monde,
je retournai en Judée; mais je n'y trou-
vai plus ni parens ni amis , car il y avait
déjà cent ans passés que je ne faisais
que marcher. Aussi j'avais un grand
chagrin de vivre si long-temps. Je délais-
sai encore une fois Jérusalem , puisqu'il
n'y avait plus personne qui me connût,
avec intention de me mettre dans tous
les périls imaginables pour y perdre la
vie; car j'avais un mortel ennui de vivre
si long temps; mais tout ce que je fis
fut peine perdue , parce que la parole de*
Dieu devait être accomplie. Je me suis
trouvé en plusieurs batailles, et ai reçu
plus de deux mille coups d'épée et d'ar-
quebuse sans pouvoir être blessé, étant
invulnérable ; mon corps est dur comme
un rocher, toutes les armes qui se puis-
sent imaginer ne sauraient me nuire. J'ai
été sur mer, et plusieurs fois j'ai fait nau-
frage : je suis sur l'eau comme une plume
et ne me saurais noyer. Pour le boire et
le manger, je m'en passe fort bien; pour
les maladies , je n'en ai jamais, et ne puis
mourir. J'ai déjà parcouru le monde
quatre fois , et j'ai vu de grands cliange-
mens partout , des pays ruinés , des villes
bouleversées, que je serais long-temps à
vous raconter.
« Quand le Juif-Errant eut fini son his-
toire , il se leva pour s'en aller ; mais l'é-
vêque lui dit de rester encore un peu, et
lui présenta de l'argent pour faire son
voyage. Le Juil-Krrant lui répondit ; Je
n'en ai pas besoin ; je })eu\ facilement
demeurer plusieurs années sans boire ni
manger, encore que je sais le faire aussi
bien qu'un autre. Touchant mes habille-
m(;ns, bas et souliers, je n'en ai pas be-
soin, parce qu'ils ne s'usent jamais.
•t Et faisant une profonde révérence à
toute la compagnie , il se mit en marche
ois. )
PAR M. DOUHAIRE.
101
Voilà, dans sa forme populaire, cette
célèbre légende que le peuple lui-même
oublie de jour en jour, et dont on ne
saura bientôt plus que la complainte,
d'une naïveté plus que suspecte , que se
transmet oralement la caste des men-
diansde profession. C'était pourtant une
conception d'une rare profondeur ; le
mythe même en était très poétique.
Quelle figure plus grande et plus saisis-
sante, en effet, que celle de ce voyageur
éternel, condamné par une sentence di-
vine à tout voir passer sans passer jamais
lui-même? ]Xe voit-on pas jaillir sponta-
nément et comme de soi une épopée gi-
gantesque de la vie de ce solitaire et
étrange témoin des révolutions humai-
nes? Nous ne nous étonnons pas que le
dix-huitième siècle n'ait fait avec cette
donnée qu'un mauvais roman satyrique ;
les hommes de ce temps réduisaient à
leur taille tout ce qu'ils louchaient. Mais
nous sommes surpris qu'un écrivain de
la trempe et de la portée de M. Edgard
Quinet n'en ait tiré qu'une obscure et
morte formule de philosophie de l'his-
toire (1).
Nous voici arrivés au terme de cette
première période du cycle des apocry-
phes, que nous avons appelée l'époque
déformation. La légende du Juif-Errant
clôt la série des compositions isolées qui
doivent se fondre plus tard dans ce vaste
poème. Le moment de cette transforma-
tion approche; un drame se prépare
dont les larges contours vont s'ouvrir
pour recevoir tous ces élémens épars,
toutes ces légendes isolées qui ne se rat-
tachent encore l'une à l'autre que par le
nom des personnages qui y figurenl.
Laissez se lever le quatorzième siècle et
s'organiser les confréries dramatiques , et
quelque clerc du béguinage de Vaien-
ciennes ou de toule autre ville viendra
par son art rhctorical (2) harmoniser et
vivifier tout cela dans le Mystlre de La
Passion. L'Histoire de la Nativité et le
Proici'angile de saint Jacques, dûment
ornés et amplifiés, en feront les prcniiè-
(1) Voy. le J uif- Errant , Toman aUribué au comte
de Trcssan, 2 vol. in-1», 1775. — Ahasvcrus ,
poème, par Etig. Quinel , 1 vol. in-»".
(2) Voyez fUudcs sur les Mi/stères , par 0. Leroy,
1 \ol, in»". l»aris , UacheUe , 1»57.
TOUK Vin. — H» 4f, lU.'O.
res journées; les légendes des apôtres et
des disciples, celles en particulier de La-
zare et de Marie-3Iadeleine , fourniront
au poète les principales scènes de la Pas-
sion ; V Evangile de JSicodhne, la légende
de Pilate, celle de Judas Iscarioth, dé-
fraieront les derniers actes du drame.
Seule, la légende d'Ahasvérus n'y trou-
vera pas place; cette sublime épopée
n'aurait pu y entrer qu'à titre d'épilo-
gue, et, d'honneur, c'eût été abuser de
la patiente piété des spectateurs; le mys-
tère, sans l'épilogue, se composait déjà
de vingt-cinq journées !
Mais avant d'arriver à cette grande et
suprême coordination, lesLégendesévan-
géliques avaient reçu pour la plupart de
riches développemens, et avaient été réu-
nies en groupes de dimensions plus ou
moins grandes. Wousparlerons une autre
fois des préludes dramatiques qui ont
préparé le Mystère de la Passion. Au-
jourd'hui nous terminerons cette leçon
par Panalyse d'un poème sur la sainte
Vierge, qui pourra donner une idée des
inspirations que la muse chrétienne em-
prunta aux fictions du cycle des apo-
cryphes.
Ce poème fait partie d'une Bible en
vers du treizième siècle , dont le manus-
crit appartient à M. Leroux de Lincy,
qui, le premier, Pa fait connaître (1\ Il
porte le titre particulier : De Nostre-
Danie sainte Marie. Le poète débute par
faire un appel à l'attention de ses lec-
teurs:
Si vos volez que je vos die
De Dieu et de sainte Marie,
Or faites pais , si in"cscol«z ,
Comment nostrc sires nasqui
Kl qui sa mère engenui (2) ;
Aussi comme sainte Anne fut née ,
(jui aine ne fu d'onime eni;onrèe.
Mais par le terdre d'un coutel (ri).
En la caisse saint Eanouel.
Là fût sainte Aniio cn[;onnuie,
<l^)ui fut mère sainte Marie.
Puis il continue :
< Mille ans après la désobéissance du
(i) Le Livre, des Légendes, page 21 ; l vol. iii-3 ,
Paris, 1îk"(;, flioz Silvostro.
(2) Engendra.
(."») Par W frollcnienl, le nelloiomcnt d'un cou-
Icaii.
102
POÉSin RELIGIEUSE. — CYCLE DES APOCRYPHES,
premier homme , Dieu transporla l'ar-
bre de vie dans le jardin de saint Abra-
ham. Un aiif^e vint avertir que sur cet
arbre le l'ils de Dieu serait crucitié ; (jiie
la fleur de cet arbre donnerait le jour ii
un clu'valier qui mettrait au monde, sans
le concours d'aucune l'emme , la mère
d'une vierge que Dieu ciioisirait pour
mère. >
:^lalf;rè la diflicullé qu'il y avait à ren-
dre clairement ces détads généaloj;iques,
noire poète, dit i^I. Leroux de Lincy,
s'en tire très bien.
« Ami , dit l'ange, entends-moi. L'ar-
bre que tu as ici planté, est celui où
Dieu sera crucifié, où son cœur sera
percé et où coulera son sang^. De la ileur
naîtra la mère d'une vierge dont Dieu
fera sa servante : elle sera la mère de
notre Seigneur, le roi du ciel , le Créa-
teur (1). >
Le grand prodige arriva tel qu'il était
annoncé. Abraham avait une fille qui
respira les parfums de la fleur de l'arbre,
et qui devint enceinte. Pour prouver son
innocence devant les Juifs qui l'accu-
saient, elle consentit à entrer dans le
feu, nue, en chemise. Les flammes, res-
pectant la jeune lille, se changèrent en
fleurs.
« 11 n'y eut pas un seul tison , pas un
charbon qui ne devint une rose, une fleur
de lys ou d'églantier (2;. »
Un tel miracle, on le pense bien, réta-
blit l'honneur de la jeune fille. Elle n'en
donna pas moins le jour à un enfant qui
devint chevalier, puis roi , puis empe-
reur, et possesseur, sans cju'il en connût
toutes les propriétés, de Varbre de vie. J I
(1) Amis , disl-il , enten à ml;
Tu as un arbre planté ci
Où Diex sera crucefiés ,
Les cuers perciés et aUucliiés :
El si sera cuvert de sanc
El colera aval son flanc.
El de cestc dor naislra
l'ns (heviiliers qui panlera
La Mitre à icelle pucèie
Dont (James Dieu fera s'auccie :
Mcre «era noslre Signor,
Le roi des cifl , le Creator.
(2) Onqups n'i oi un sat tison
ijui fusl enpuis de viT charbon ,
Qui ne fusl \asp de rosier,
Uu llor de Ijs ou d éjlanlifcr.
paraît pourtant qu'il soupçonnait quel-
que vertu à l'arbre; car, pour guérir des
malades , il en coupa un fruit qu'il di-
visa en différentes parties, et il essuya
ensuite sur sa cuisse le couteau dont il
s'était servi. Mais , ô prodige ! le suc gé-
nérateur de l'ai bro s'introduisit dans la
cuisse !
< Quand il vit le coutcati mouillé par
le fruit, il l'essuia sur sa cuisse, qui
enfla, et qui produisit la plus gentille
damoiselle qu'on ait vue; ce fut sainte
Anne, que Dieu aima tanl (I). >
La cuisse de l'empereur Fanouel {c^eat
le nom qu'il a dans le poème^ grossissait
clia(|ue jour outre mesure. En vain con-
sultait-il les médecins les plus célèbres
et les clercs les plus lettrés, nul ne pou-
vait trouver remède à son mal (2j.
11 lui fallut attendre neuf mois avant
d'être délivré, et alors il accoucha, par
la cuisse, d'une charmante petite fille.
Fanouel n'en fut pas moins honteux
d'être devenu ainsi père , quoiqu'il eût
pu s'appuyer, dit 31. Leroux de Lincy,
de l'exemple de Jupiter et de quelques
autres dieux. Il appelle aussitôt près de
lui un chevalier de conhance, et lui or-
donna de porter au milieu des bois sa
progéniture , et de la tuer sans miséri-
corde. Le chevalier obéit; mais au mo-
ment où il allait frapper la victime , une
colombe descendant du ciel , lui dit :
< Chevalier, ne frappe pas cet enfant ;
de lui naîtra une vierge que Dieu choi-
sira pour mère (3;.»
Le chevalier écoule avec soumission
l'ordre divin ; il dépose la jeune lille
(I) Quant il vit le cautel moillié
De son beau fruit qu'il ut taillié,
A la cuisse le ressua
Que la cuisse s'en enpraingna
D'une raoult gente damoiselle
Conques nus lions ne vit plus Ix^lc;
Ce fut sainte Anne, dont je chaol,
Que dam«9 Dicx parania tant.
{'Z) Aine n'i vint mères tanl sénés ,
Fisiciens , ne clercs lellré> ,
Oui seust ilire la dolor
De la cuisse rempércor.
(r.) Chevalier frère , or te tien quoi :
Relien ton cou , parole à moi.
N'occire pas celé ineschine :
De li istra une virgine
Oii Dex char cl sanc praiidcra
Qiunl en terre desceodera.
PAR M. DOUHAIRE.
103
dans un nid de cygnes qu'il aperçoit près
de là.
( Puis Dieu prit soin de l'enfant : un
cerf lui apporta sa nourriture; il était
beau, et avait des bois superbes qui pro-
duisaient des fleurs de toutes les sortes.
Chaque jour, quand la jeune fille criait,
le cerf, lui offrant des fleurs, parve-
nait à l'apaiser si bien qu'elle s'endor-
mait (I). >
Ainsi éleve'e, l'enfant grandit vite. A
l'âge de dix ans, c'était déjà une fille
accomplie.
Un jour que Fanouel chassait , il ren-
contre le cerf miraculeux, le poursuit,
le blesse; et le pauvre animal se réfugie
sous le nid de la jeune fille , qui recon-
naît son père et lui demande grâce pour
le cerf sa nourrice.
< Saint Fanouel voit son enfant ; il
parle doucement , et dit : Belle, qui es-
tu ? — Sire , répond l'enfant , ne le sais-
tu pas? Je suis la fille que tu portas dans
la cuisse ; le chevalier auquel tu com-
mandas de me tuer me laissa ici (2). >
Fanouel , très étonné , emmène sa fille,
et la marie à Joachim , chevalier de son
empire. De celte union naquit 3Iarie,
mère de Dieu.
De ce moment, les faits perdent de leur
étrangeté, et le poème n'est plus guère
que la traduction libre des divers évan-
giles apocryphes qui racontent la vie de
sainte Anne et la naissance de la sainte
Vierge.
(Ij Puis fu Dex garde de l^enfant :
Par le sieD saint commandemenl
Li li euvoya sa provende
Par . 1 . cerf qui est en la lende ,
Qui mult estait paraus et biax
El durement estait isniax :
Cornes avait mult assises,
Flors i avait de maintes grises.
Chaque jor est desos le ni :
Quant li enfant jetait . 1 . cri
D'une dos Hors le rapaisait ,
Taut qui li enfès s'endormait.
(2) Saint Fanoiax voit son enfant ,
Li a parlé moult doucement.
Courtoisement le salua
Kt bi'Iement lui demanda :
« Uele , dist-il , et qui ies-tu ?
« — Sire , disl-èle , ne s<*s-tu ?
(( Je sais celc que tu portas ,
u Par ta cuisse t'en délivras.
<( Li chevalier ici me misi ,
M Cui comiuaada» qui m'occ»isl. »
Ce début , que nous avons brièvement
analysé d'après M. Leroux de Lincy, qui
n'a fait connaître lui-même que cette par-
tie du manuscrit, est un curieux échan-
tillon du mélange d'inspiration chevale-
resque et religieuse , dévote et profane,
pédantesque et crédule, qui caractérise
les rares productions chrétiennes des
Trouvères. Il y a ici en effet de la Lé-
gende et de l'érudition, de la mytholo-
gie et de la Bible ; le tout arrangé en ma-
nière de roman féodal. Ce bon Fanouel,
qui s'est inoculé dans la cuisse une génie
damoiselle, rappelle évidemment Jupiter
et l'étrange grossesse qui donna le jour
à Bacchus; niais il fait souvenir en même
temps des divers passages de l'Ancien
Testament, où, dans la hardiesse de son
langage oriental, l'écrivain sacré dit que
les fils sont sortis de la cuisse de leur
père. Quant à la fleur de l'arbre de vie
qui enfante le chevalier dont la fille de-
vait donner le jour au Sauveur, qui n'y
voit une réalisation matérielle et quelque
peu enfantine de ce texte : Egredieiur
virga de nidice Jesse , et flos de radice
ejus ascendet {!) ?
M. Leroux de Lincy a cherché vaine-
ment dans les apocryphes l'origine de ce
mythe : nous n'avons pas été plus heu-
reux. Mais s'il ne nous a pas été donné
d'en découvrir la source . nous avons pu
en constater les dérivations. Le nom de
Fanouel ou Phamiel , et l'histoire de
la gestation merveilleuse, se retrouvent
dans la plupart des Légendes en prose de
sainte Anne , et dans les histoires popu-
laires de la sainte Merge, postérieures
au quinzième siècle (2). Nous les rencon-
trerons encore avant la lin de ce cours.
P. DOLHAIRE.
(1) Isaie, il, 1.
(2) Cette légende de Fanouel a été dès le temps
où elle parut rohjet d'une Tive critique. L'auteur du
Litre des Légendes cite un manuscrit du Ireiiiénie
siècle du poémo do la Luncepiion, de Uoberl-Wace.
où se trouve ce passage :
Anne do Bclhléem fu née ,
De flour i\v fu pas cn[;enrée,
Ce saicbiez-Toas certainement
Mais d'omme cooceue churuellemeni,
l rlics et cil soient confondu
(Jui croient un roman qui fu ,
Oiit dist ifue de fl^ur icA iciiuc
:iciiHi« Anne et cngcnuc.
1U4
coins irAl'vCHITECTUnF, DF.S ÉGLISES DE RUSSIE,
1CctUV$ H ?im.
COURS SUR L'ARClllTECTURL DUS UC.LISES DE 1,A UUSSIK.
Deuxième leçon (1).
CoDlinuation de la iloscriplion de KijoT. — Le cou-
vent des Folchorifs. — Les catai oinbes ou kryples
de Kijov. — Légendes kijoviennes. — Le purga-
toire russe.
Le couvent des Pctcluries a 550 sagè-
nes de circonférence. Son entrée est pré-
cédée d'une petite place en demi-cercle,
dont les deux murailles latérales sont
couvertes de grandes fresques. Elles re-
présentent d'un côté l'introduction du
Christianisme en Oukraine par des pré-
lats et desmoinesgrecsvélusen hasiliens,
et qui apportent processionnellement, de
Khersoii au grand Vladimir. unelNladone
miraculeuse : car c'est presque toujours
ainsi que se convertit une tribu slave.
Puis le couvent des Petchcries est fondé;
on le voit avec le paysage qui l'entoure^
mais le plan de l'édilice et du temple a
été malheureusement repeint et changé
de siècle en siècle. Pourquoi les évoques
du moyen Age, qui excommuniaient pour
des motifs souvent si légers, n'ont-ils pas
songé à déclarer excommunié quiconque
essaierait de dénaturer les peintures na-
tionales et autres monumens? Combien
de documens perdus sans retour auraient
été par là conservés à l'histoire ! De l'au-
tre côté de la place sont peints les bustes
de tous ces saints des Petchéries , dont
^estor , dans son J^atcr icntic , nous a
transmis les merveilleuses légendes, com-
plément nécessaire de la vie des solitai-
res d'Orient. Vêtus de noir et dans le
costume basilien, chacun d'eux a son
buste enchâssé dans une grande étoile,
comme pdur signifier qu'il règne au fir-
mament , parmi les astres de Dkmi ,
image empruntée au symbolisme sidéral
des gnostiques. Sous ces grandes peintu-
res sont exprimés, dans de petits carrés,
des martyres et des scènes bibliques, tels
(I) Voir la i'« leçoo dans le n'' 12, t. vu, p. Î31.
que les quarante saints plongés nus dans
rétang de glace.
Au fond de celte place étroite, est
le portail du couvent, surmonté d'une
IMadone colossale, entre deux person-
nages également gigantesques , Antoine
et Fêodosc,\Gs fondateurs de la /^/////r.
Un long porche voûté , orné de même
de saints icônes , et surmonté d'une
chapelle à coupolette dorée , intro-
duit dans la cour carrée du monastère,
flanquée de petites maisons, la plupart ù
pignon allemand, c'est-à-dire en pyra-
mide échelonnée. Dans chacune habite
un solitaire, qui a devant sa porte un pe-
tit jardin avec quelques arbres et des
fleurs. Au centre de cette vaste cour, en
partie pavée, brille , svelte et dégagé, le
magnifique Sobor^ moins étendu que la
Sophie j mais que je regarde cependant
comme le monument le pins grandiose
de la Russie , pour la hauteur de ses
murs et de ses voûtes, et l'ampletir ma-
jestueuse de ses neuf coupoles dorées ,
les plus belles peut-être de l'Orient chré-
tien. La porte d'entrée est précédée ,
comme à la Sophie, d'une petite ter-
rasse flanquée de deux chapelles laté-
rales, qui proéminent comme d'énormes
piliers bontans hors du plan carré du
Sobor, et leurs murs couverts en dehors
de grandes peintures historiques, sons
lesquelles une quarantaine de petits car-
rés représentent toutes les paraboles de
l'Évangile, l'enfant prodigue , la poutre
dans l'œil d'autrui , le mauvais arbre
avec la coignée , etc. Un baptême du
Christ surmonte la porte en arc maures-
(|iie,
1 1 faut descendre plusieurs degrés pour
entrer dans cet anti(ine et sombre Soboi-,
où le culte russe est né , et que visihnt
constamment, depuis sept siècles, les
pj'U'rins en bure grise on en pe:iu d'a-
gneaux blancs; Slaves des deux rivages,
PAR M. CYPRIEN ROBERT.
105
qui se mêlent à celte limite où le sla-
visme oriental embrasse celui d'Occi-
dent. On les voit se prosterner en faisant
de nombreux signes de croix, se coucher
d^ms la poussière et se relever allernali-
vement, au milieu des centaines de cen-
taines de cierges , qui , brûlant chaque
matin , mêlent à l'encens leurs nuages
de fumée , et illuminent à la fois les mys-
tiques profondeurs du temple et les poé-
tiques ténèbres de la liturgie gréco-russe.
L'étroit et long trapèze, sans aucune fe-
nêtre, est entièrement couvert de pein-
tures, qu'une faible clarté laisse à peine
distinguer. Ce qui frappe principale-
ment , ce sont les portraits en médaillon,
sur fond azuré, des saints moines des
Petchéries. Chacun a la tête surmontée
d'une étoile, peut-être celle qui, dans
le mystique Bas-Empire , était censée lui
servir de lumineuse demeure. Aux chré-
tiens orientaux de ces temps, les âmes
apparaissaient sous la forme d'astres
brûlans. Peut-être avant d'ouvrir le tem-
ple à leurs néophytes, les premiers moi-
nes de Kijov les arrêtaient dans cet obs-
cur trapèze pour leur expliquer les lé-
gendes des stylites et des ascètes qui ont
fondé l'église russe , et dont les moines
actuels ont retenu une partie de l'ef-
frayante austérité.
L'intérieur de cette cathédrale , carré
exact, tout-à-fait disposé à la russe, ne
diffère des Sobors de Moskou que par
les chapelles sombres qui l'entourent.
La grande coupole seule est ouverte in-
térieurement , et l'œil s'étonne de son
élévation extraordinaire , augment(?e en-
core par la lumière qui l'inonde , pen-
dant que le reste du temple est dans une
mystérieuse obscurité. Ses peintures sont
malheureusement modernes : mais il n'en
est pas de même de celles du vaste ico-
nostase, qui monte dans celte coupole
tout resplendissant de pierreries et de
vermeil. Ses rangées de personnages , de
grandeur naturelle, litiirgiqucmcnt dis-
posés , portent tous les caractères d'un
style très ancien. Ornées d'or cl d'ar-
gent , séparées entre elles par dos colon-
nes spirales à fiils dorés et chargés d'a-
rabesques , ces figures , toutes isolées , à
types orientaux , sont quelquefois très
remarquables commo dessin et vivacité
de coloris. Daus les obscurs cnloncemcns
des bas-côtés, brillent de toutes parts, à
la lumière des cierges sans cesse brùlans,
les gigantesques têtes des Madones venues
de Byzance. Outre ces petites chapelles ,
il y en a deux grandes aux extrémités du
transept, et qui remplacent les bras de la
croix 5 mais elles ont une voûte très basse
et sont séparées par des portes d'avec le
carré intérieur, de sorte qu'elles forment
comme deux églises à part, chacune avec
son iconostase.
Tout le Sobor , murs et voûtes , est à
fond bleu, sur lequel sont peints des su-
jets historiques , des fleurs, des arabes-
ques. La voûte centrale, ici comme dans
la plupart des cathédrales russes , a en
hauteur plus de trois fois sa largeur ;
tandis que celles des bas-côtés figurent
presque une catacombe. Au reste , les
unes et les autres ont leur arc extrême-
ment surbaissé, ainsi que tout ce qui data
du moyen âge ruthénique : elles sont
presque plates ; les nervures croissantes
et longitudinales n'y sont que légère-
ment indiquées , souvent par de simples
lignes peintes. Les bas-côtés portent les
galeries de l'église supérieure, appuyées
aux quatre gigantesques piliers de la
large mais courte nef, au pied desquels
sont les sièges en bois des chantres, ex-
haussés comme des tribunes. De la base
au sommet de ces piliers , sont peints ,
de grandeur naturelle, les saints confes-
seurs, colonnes de l'église gréco-russe.
Mais l'Occidental s'étonne lorsqu'il voit
adossé au premier de ces piliers, en en-
trant , le comptoir mercenaire du moine
noir et voilé , qui vend les cierges et les
amulettes , et même durant les oftices
compte et recompte ses piles de soroks
et de koj)cks.
A l'extérieur du Sobor sont murées
plusieurs pierres sépulcrales de divers
siècles, usage inconnu à Moskou, et qui
sent la l'oiognc cl rAllemagne. Le clo-
cher entièrement isolé, à l'orientale , ne
surnionto point, comme on le voit pour
la Soplu't: et tant de monastères russes ,
la porto (rentrée de la Laiirc ; mais il est
dans l'intérieur même de l'enceinte. Son
carré so loruiine on une masse octot^oiie
élanooe à uno hauteur très considoraide:
quoiciuc d'architecture moderne , quoi-
((uo loruiée d'étages superposes , chargés
de ressauts , et percés diunombrablcs ie-
106
COLTvS irARCfnTFCTnnE
n(''trcs, niiiÀÏ fjiio I(* sont colles de fous
les >obors, relie tour est nt^iiinioins une
(les plus belles de la Russie. Sa hauteur
de Ali sni;ènes et sa hardiesse <^tonnenl
IVril qui se repose sur sa einie, long
eo!ie don- à lanterne , forme sacramen-
telle de tout campanile orthodoxe,
Ln peu plus loin est la petite ci;lise de
.'<aint pierre et sûini Paul , <*};alement
assez ancienne , à porte moresque et 5
colonnes bizarres, prt^c(^d(^e d'un porche
à icônes, avec des bancs pour les pèle-
rins, et qui est oblong au lieu de s'éten-
dre en lari^eur. Là commence le chemin
de pierre, qui descend aux petchéries.
Entre celle é;^lise et le clocher, le mo-
deste palais du métropolite, jadis pa-
triarche de toutes les Russies , occupe un
des quatre côtés du monastère. Il est en-
core plein des souvenirs du dernier ar-
chimandrite , Eugène , l'un des plus
grands archéologues qui aient existé chez
les Slaves . et qui, malgré ses nombreux
ouvrages imprimés, en a laissé encore
un plus grand nombre en manuscrits ,
qui gisent ici oubliés dans la bibliothè-
que poudreuse du couvent : tant la
science est peu favorisée en Russie. La
charité en retour continue de s'y exercer
comme dans les temps primitifs : sous le
portiqtie d'une autre église à grande
coupole dorée (car tout couvent russe
renferme au moins sept ou huit temples),
au fond d'une petite cour à gauche en
entrant, on voit chaque semaine des trou-
pes de pèlerins, étendus sur leurs four-
rures où souvent ils ont passé la nuit,
recevoir leur dîner des moines dont le
réfectoire est voisin. L'hospitalité est res-
tée la vertu des orientaux.
Chaque fois que je passais devant la
Lanrc , je m'arrêtais avec un nouvel
élonnement : car autant ses neuf vastes
coupoles en ellipses étincelanles , ran-
gées trois par trois sur le Sobor, pro-
duisent de loin un effet magique sur
l'imaginalion, autant de près elles satis-
font la raison par leurs espacemens, leur
hauteur et la beauté harmonieuse de
leurs proportions. C'est une des magni-
ficences les plus vraies qu'offre l'Orient
chrétien. Rien plus nombreuses et plus
impressionnanlesJe. cou pôles du Arc//?/c
moskovite n'ont pas à beaucoup près U
même majesté.
DES EGLISES DE RUSSIE,
Enfin l'heure était venue de dcscendie
aux r///r/ro//i6fs : je suivis le vieux nioiiic
ù longue barbe, au regard morne* , qui ,
un /lambeau à la main , devait m'initier
au mystère des ténébreuses pcicJu'rics.
Ces grottes sacrées d'où l'Église russe est
sortie, comme l'Église latine de celles
de Rome, sont le monument funéraire
chrétien le mieux conservé de l'OritMil. Les
catacombes de ladrèce , si on avait pu les
étudiera fond, seraient sans doute bien
plus intéressantes: mais elles ont dis-
paru avant que la science archéologique
ait pu s'en occuper. On sait seulement
que les Grecs y employaienl un luxe
étonnant , et en creusaient partout où
ils s'établissaient. Ils ont porté cet usage
jusque dans la Sarmatie , où celles de A't-
jo\' remontent à une époque ignorée , et
se perdent dans les fables scytliiques. Ces
labyrinthes que le peuple dit tout pavés
de métaux précieux et qui passant sous
le Borysthène étaient censés s'unir aux
grottes de Tchernigo^ , d'où ils se pro-
longeaient jusqu'à Moskou , ont été dé-
crites dans le Patcriconc de ÎN'estor dont
malheureusement les langues usuelles de
l'Europe n'ont encore aucune traduction.
Une dissertation latine de 178 pages a
paru, il est vrai, l'an 1674, à Hambourg
et Jena, dans un gros volume in-12, in-
titulé: D^i'/rf/.v K'on dcr Bêche j i\Iindani,
expert nienta... natiualiuTii rennn. Im-
médiatement après le traité De Lunariis
hcrbis et rébus noctii liicentibus ^ par Con-
rad Gessner, on y trouve les Religiosœ
Kijo^'ienses cryptœ y swe Kijoi'ia siibtcr-
ranca , et.... a scxcentis annis dUonini
atqiie hcroutn Grtvco-Ruthenoruiii nec-
dum cornipta corpora , par Jean Ilcrbi-
nius. Ce petit livre curieux est devenu
excessivement rare , et ne renferme d'ail-
leurs aucune description des grottes , où
l'auteur semble n'être pas même des-
cendu. C'est un simple extrait, avec cri-
ti{iue, du Patcrirone de ÎN'estor sur ces
momies vénérées : en voici l'analyse.
u (Juel homme, dit le voyageur dans
sa préface, pouvant visiter cette ville
devenue si fameuse par la lutte inces-
sante de ses A o\rtA\9 contre les Tati'.rs ,
cl qui se vante de posséder les restes de
Troie, les tombeaux de Priara, d'Hector,
d'Achille , d'Ajax , des héros Helléniques
cl Dardaniens, ne partirait pas avec joie
PAR M. CYPRIEN ROBERT.
107
pour le Borysthène? > Après quelques
pages semblables, notre Allemand entre
en matière.
Chapitre premier. De la signification
de petchérie , mot dérivé du polonais
pietchara j qui est synonyme d'Aj^og^e'e
ou krypte j du grec xpjiTTsïv, creuser, en-
fouir. Le slavon piets désigne ionie grotte ^
cellule ou sépulcre.
Chapitre deuxième. Origine de Kijov:
elle ne peut être l'ancienne Troie , au-
trement Homère aurait parlé du passage
des cataractes par la flotte d'Agaraem-
non. Ainsi c'est une fable que les corps
gigantesques et incorruptibles d'Hector
et de Priam gisent dans les Petchéries.
Mais cette ville fut dès la plus haute anti-
quité des A^Ô5<2A:5^ nation de faucheurs,
dont le nom vient du slavon kossa, faux,
et qui en maniant cette arme , servit ja-
dis dans le camp d'Alexandre-le-Grand.
(Il est inutile d'observer que Kijov n'est
ni Troïen, ni Kbsak , mais purement
slave ; ce n'est qu'au xvi* siècle que les
Kosaks y vinrent, et en trop petit nom-
bre pour en transformer la population.
D'ailleurs ces guerriers étaient la plupart
des réfugiés Polonais.)
Chapitre troisième. Les Petchéries creu-
sées au plus tard au x» siècle par des mis-
sionnaires grecs, venus chez les Roxo-
lans ou Russes orientaux. Ce peuple cinq
fois baptisé retournait à chaque fois aux
idoles. Première conversion par les apô-
tres saint André, saint Paul et saint An-
dronic; deuxième par Cyrille et Méthode,
apôtres des Polènes ; troisième par des
prêtres inconnus en 878, d'après Baro-
nius, tome 9^ de ses annales ; quatrième
par la princesse Olga; cinquième par
Vladimir et SvialoslaY en 1()08.
Chapitre quatrième. Ces catacombes
furent le refuge des premiers chrétiens
Rulhènes, persécutés par les princes ido-
lâtres et par les cruels Polo\>lsi.
Chapitre cinquième. Creusées non dans
le roc, mais dans un sable dur , comme
la pouzzolane du Latium, ces cavernes
ne passent point sous le Borysthène , et
ne vont point jusqu'à Smolensk , ni jus-
qu'à Dniestre y comme l'a écrit Florus Po-
lonus en 1G66. L'archimandrite de Kijov
assure Herbinius que tout cela était
faux.
Chapitre sixicnie. Ces labyrinthes seul
néanmoins d'une telle étendue qu'on n'en
saurait pas plus sortir sans guide qu'on
ne sortait autrefois de ceux de Minos.
On y trouve d'innombrables cellules et
môme de beaux temples : c Templaj An-
tonio et Theodosio auctoribus , faberriniè
constructa. »
Les chapitres suivans renferment des
commentaires diffus sur une lettre qu'In-
nocent Ghiziel , archimandrite de la Lau-
re , écrivit à Pauteur en 1674. Après avoir
établi l'authenticité des reliques véné-
rées aux petchéries, cette lettre finit en
ces mots : < L'incorruptibilité accordée
à ces corps ne peut être qu'une récom-
pense de leur sainteté; il est impossible
d'en attribuer la conservation à travers
tant de siècles aux inflnences du terrain,
puisque d'autres morts enterrés dans les
mêmes lieux se sont dissous en poussière.
Bien plus , quelques crânes desséchés y
distillent une huile salutaire, qui chasse
toutes les maladies. Par Pintervention de
ces saints les aveugles voient, les éner-
gumènes sont délivrés du démon, et des
miracles de jour en jour plus grands
s'accomplissent. Quant à Pétendiie des
souterrains, nous sommes dans Tincerli-
tude depuis qu'un tremblement de terre,
il y a soixante ans, a fait ébouler les voû-
tes en plusieurs endroits. Ces choses
étant, je conjure ardemment nos saints
qui n'ont point vu et ne verront la cor-
ruption, de vous prendre sous leur tu-
telle et de vous procurer le salut (1). >
< Ghizif.l. »
< Mais, répond Herbinius, J.-C. seul est
incorruptible. Comment peut-on dire que
les saints de Kijov ne connaîtront jamais
la corruption , si llénoch et i:iio nu'^me
doivent la voir venir sur eux, et puisque
tout ce qui porte la tache du péché ori-
ginel subira cette conséquence. Au reste,
bien que très lentement ces corps se des-
sèchent néanmoins et diminuent peu à
peu , s'ils n'ont pas encore disparu, c'est
peut-être par la volonté de Dieu, qui
permet ce genre d'édification à un peu-
ple simple. N oilà tout ce qu'on peut ac-
corder, en reconnaissant même que ces
(l) On sélonno de lire dans M. Schuil/lor ces pa-
roles »iui;uliores : <« Les calacombcs passent sous le
flouvo qu'on enlcnd gronder sur sa télo , lorsqu'on
yibito fC9 voùies souicrraincs. »
108
COUnS IVAUCFIITECÏUAE
ermites ont vi^cii en saints, comme les
])ropht>tcs litM)r<Mi\ (|ui jadis se retiraient
dans des ^'lollrs paroilles. A leur exem-
ple, ces moines (rOrient ont V(\'u ciia-
cnn dans la cellule qu'il s'était creusée j
il y priait des années, et mort on l'y em-
l>aumail h Téf^yptienne dans des bande-
lettes, pour qu'il y reslAl jusqu'au juge-
ment dernier; sa cellule devenait son
tombeau. Cette immobilité de la vie as-
cétique orientale n'a pas encore pleine-
ment cessé de nos jours. »
Les pères du mysticisme russe sont
donc enterrés ici ; chacun d'eux brille
par une vertu ou par un genre de com-
bat. Voici le duc de Tchernigov, Nicolas
Sviatoch , qui renonça librement à toutes
les gloires du monde pour se couvrir du
cilice ; plus loin est Moïse le magjar, qui
résista à tous les charmes de l'amour
d'une Polonaise , et donna son cœur à
Dieu seul; celui-ci est Arétas, moine
avare, et puis pénitent; là est Érasme,
long-temps tiède et paresseux, mais qui
finit par devenir exemplaire; ces deux
frères, Evagrius et Titus, se haïrent
long-temps à mort avant de s'embrasser
dans une môme cellule. Voilà des ran-
gées d'igoumènes mitres : Polycarpe,
Pimènc, ISikon, Stéphane, Barlaam;
deux évoques de Psovgorod, INifon et M-
cétas, qui fut d'abord reclus dans ces
grottes ; un autre de \ ladimir, et Suzdal,
nommé Siméon; le prélat thaumaturge
Esaias, Jean raffligé, Euslrale le jeûneur,
l'eunuque Ephrem, le médecin Agapet
(jui sut guérir de tous les maux, le pein-
tre Alympius au merveilleux talent; les
deux iidèles amis , Basile et Féodor ; le
martyr Kukcha, le moine captif INikon;
les ascètes Jérémic, Polycarpe, Oriésifor;
les reclus Laurent et Afanase ; les thau-
maturges Prokhor et (Grégoire , le prètie
Damien, le triste Isaac tenté tonte sa vie
par le diable; Matthieu le voyant, ob-
servateur des spectres, dont il sent la
prés» nce et interprète les volontés ; enlin
des tètes oléifères de reclus dont on a
perdu les noms; «car, dit Nestor, dorjt
on voit ici l'humble dépouille, cominc
les fils d'isracl durent , suivant la jjpo-
messe, égaler en nombre les étoiles du
firmament, de même en est-il pour les
saints des petchérics. Oui, notre Kijov
est uii ciel : Aulomc le iluthtnc , qui in-
DES ÉGLISES DE t\USSIE,
cendiait tous les cœurs de son divin
amour, en est le soleil; il marche pré-
cédé (le sa Vénus ou étoile avant-conr-
rière , saint Ililarion, qui avant le lever
du soleil russe sur notre montagne avait
déjà creusé à Berestov la crypte où il vé-
cut en priant. Le brillant Mercure , qui
illumine nos nuits, est l'admirable évé-
que de Suzdal, saint Siméon, dont le ta-
lent et l'étude isont parvenus à trans-
mettre, dans leurs détails véridiques, les
vies des saints Pères kijoviens à toute la
chrétienté. Enfin, dans notre ciel parait,
comme une lune magnifique, l'élève
d'Antoine , qui , ayant reçu de lui l'exem-
ple et les règles de la vie ascétique, lui
succède avec le flambeau, éclairant dans
les ténèbres de la luxure mondaine les
planètes ses sœurs Il y a en outre
dans nos cryptes des centaines d'étoiles
d'hommes pieux, qui luisent aux yeux
du pèlerin. >
D'après ce passage, écrit Herbinius,
on a composé une couronne suspendue
à une chaîne dans le Sobor de la madone
Petchérienne, dont cette guirlande est le
diadème; et sur chaque étoile est écrit
le nom d'un père, depuis les deux plus
grosses, qui sont Antoine et Féodose,
le soleil et la lune, jusqu'aux plus pe-
tites. Autour du cercle on lit en slavon
le texte : Qui. numerat multitudinein
sieilainni , cl omnes nomine suo vocal.
Tels sont les cycles héroïques de Kijov
souterraine. A l'auror(; pascale de chaque
année, l'archimandrite ou le père qui
est de service , descend avec les prêtres
dans ces cryptes , encense les tombes,
et crie aux morts : Frcres , aujourd'hui
Chrislos , brisanl le dard de la inorl ,
esi sont vivanl du scpulcrc. Les assistans
répondent : Oui , Chrislos est vraiment
ressuscilc. Puis on s'en va silencieuse-
ment à travers les rangées de tombeaux.
Nestor, an chapitre dernier de son /-'^^//cr-
iconc y raconte qu'une fois, à cette cé-
rémonie, sous le règne du grand prince
Siméon-Alexandro Vitch, et sons l'ar-
chimandrite Nicolas, à la nouvelle ap-
l)()rtée par le prêtre Denis , les caveaux
s'ébranlèrent de tontes parts, et la voix
des morts s'entendit: Oui ^ père Diony-
sos, le Christ notre maître est vraiment
I es iisiilé.
Le chapitre douzième d'iler bjuiu;» liuile
des crânes oléifères. Car plusieurs de ces
corps, malgré leur sainteté , se sont dis-
sous entièrement , et il n'est resté que
leurs crânes. < De qui sont ces têtes , dit
le Patericone ? on l'ignore ; ce qui est
sûr, c'est qu'elles sont saintes, puisque,
dépouillées de toute chair et de toute
humidité , elles distillent une essence
huileuse , douée de la vertu des mira-
cles... En effet, si l'on prouve que Tesprit
de Dieu habitait dans Samson , parce
qu'entre ses mains des eaux pures jailli-
rent de la mâchoire d'âne , à combien
plus forte raison l'huile des têtes kijo-
viennes ne démontre-t-elle pas la sainteté
de ceux qui les ont portées, comme les
reliques de Nicolas Mirlekiskj , de Deme-
Irius Oléifer, et d'autres où se recueillent
un onguent salutaire Ces choses sont
des mystères. L'huile symbolise la misé-
ricorde et la paix donnée aux hommes
dans la personne de ]\oé, à qui la co-
lombe apporte le rameau d'olivier.... Ce
jus tiré de l'olive signifie encore la pru-
dence, la douceur, la vivifiante lumière
des êtres que le martyre a réunis à notre
Sauveur, dont le titre même de Christ
indique l'onction; et c'est pourquoi sa
fiancée l'Eglise le salue par le cri : Ton
nom même est une huile répandue. »
Chapitre treizième. Causes physiques
de ce phénomène. Supposé que les moi-
nes ne fraudent pas , ce qui est peu sup-
posable depuis tant de siècles que cette
merveille existe , Tliuile des crânes de
Kijov peut résulter des miasmes humi-
des, qui, sortis de tant de cadavres, s'at-
tachent à ce qu'ils trouvent de spongieux
comme les crânes, et en découlent par
les pores transformés en huile médici-
nale; car les semblables sont guéris par
les semblables, ainsi qu'on paralyse le
poison par d'autres poisons ou antidotes.
Ons'altendait peu à trouver ici cetaxiome
de l'oméopalhie moderne.
Chapitre quatorzième. Les popes sont
pour les lUilhcnes des anges tliéophores.
Ces chrétiens se prélendcnt hs seuls /'/vz-
voslavnij ou orthodoxes, mais en m(>me
temps ils sont déplorablemcnt iconolâ-
tres {i canota trtv abominaiidi).
Chapitre quiiizienie et dernier. Le sla-
von issu de l'hébreu : catalogue compa-
ratif des racines de ces deux idiomes. Le
sldvon dyil cire ran^ic paimik:> (|uciqucs
PAR M. CYPRIEN ROBERT. 109
langues capitales du monde. Rutheni
Borysthenidœ docti j Moscovitœ vero bar'
bari.
Après avoir relu ce curieux livre d'un
critique Teuton, je descendis par une
pente rapide la montagne, dont le mena-
çant Petchersk occupe le sommet, et aux
bases de laquelle sont creusées les cata-
combes de la Russie. L'escalier long d'un
quart de lieue, et couvert en bois, qui
mène du couvent à ces grottes , tombe
enfin sur une petite place solitaire, de-
vant une chapelle déjà moitié crypte,
toute tapissée de vieilles icônes votives
revêtues en métal. Là , se trouve l'entrée
des souterrains -, sous la galerie funèbre
qui les précède , est peint le fameux
Monitarst^o. A la lampe qui brûle de-
vant cette peinture, le vieux moine allu-
ma son cierge, et me prit par la main j
comme la sibylle du Pausilippe, lors-
qu'elle introduisait l'étranger dans les
ténèbres de l'Achéron. Moi, pareil au
myste des initiations antiques , j'étais
plein d'attente et de respect. Il m'expli-
qua les vingt-deux stations expiatrices
dontse compose le purgatoire des Russes,
et qui furent , dit-on , dévoilées à une
voyante, pieuse muse de saint Basile,
qui déclara celte vision orthodoxe. L'âme
extatique avait été conduite à travers ces
vingt-deux degrés , qui correspondent h
autant de crimes , et autant de châlimens
contre la colère, l'ivresse, l'impureté,
la paresse, la médisance, la calomnie.
Chacun de ces vices est représenté par
des démons hideux et fétides, aux formes
bizarres, qui rappellent les dieux mons-
tres de l'Inde, et qui sont chargés de sup-
plicier les coupables. Enveloppée sous
cette légende , l'origine du MouUarstvo
remonte évidemment aux écoles gnosti-
ques, qui avaient conservé une partie de
la croyance néoplatonicienne aux voya-
ges et migrations de lame à travers les
différens cieux. On sait d'ailleurs que le
rite oriental a girdé beaticoup plus (jue
celui d'Oeciilent le caractère plastique
et judaïque dans les cérémonies. \ l'épo-
que de Constantin et de ses fils, il y eut
en (irèce uiuî sorte de rapprochement
entre ll-glise et le vieux paganisme mou-
rant, qui léguait, comme le centaure, sa
loge sanglante ."i son vainqueur. Ixappro-
cUcmtiU dont l'EglibC laliuc, dcji bépa-
110
COURS n'ARCHlTECTURE DES ÉGLISES DE RUSSIE,
rée de la cour ft du pouvoir temporel ,
fui pr»VN<M-v(S' (Invniita^e.
Oiioi (ju'il en soit , les stations du piir-
f;atoiresonl iei travers(^cs par PAnie sous
la fi^Mire d'un enfant, conduit par deux
an:;es ailt'S, rép(*l(S vinj^l-deux fois : l'un
Mane et pur, l'anlre noir et hideux, à
ailes de chauve-souris, et plus ou moins
^'rimaçant. Au point de départ s'ouvre
une cild à murailles, tours et portes hy-
zanfines: c'est la cité de l'univers. An-
dessus de celte cosmopole brille le dis-
que rou^e de l'astre de la nuit, symbole
des ténèbres qui couvrent la vie terrestre.
A chaque station , plusieurs groupes de
démons ru^issans tAchent de s'emparer
de l'Ame, qui, aprc^s les vingt-deux
épreuves, soutenue par son génie blanc,
franchit un arc triomphal . au-dessus du-
quel brille la lune blanche et presque
éclipsée par l'éclat naissant du jour. Au-
delà de celle porte, Jésus-Christ en ju<,'e
suprême, sur son trôïie entouré de ché-
rubins, attend IMme tremblante. Les ex-
piations purgaloriales sont finiesj celui
qu'elles ont purifié monte au ciel, celui
qui est resté obstiné dans le mal tombe
dans l'abîme éternel. Un pareil juoni-
ttirsiK'o , mais avec moins de détails, est
peint d'ordinaire sur la porte du réfec-
toire de chaque couvent pour avertir les
moines entraiit au lieu de leurs seules
jouissances physiques, que d'affreuses
peines expient les abus.
Les cryptes kijovienncs se composent
de deux étages ou cavernes: la première,
attiihuée h saint Antoine, est la plus
grande, la plus riche en reliques illustres
de métropolites, princes, év<^ques; c'est
le ciel supérieur. La seconde, dite de
Féodose, est moins ornée, quoiqu'elle
ail encore des sanctuaires et de spacieu-
ses cellules, où dorment les pères obscurs
et tout le peuple des saints, ^ous notis
enfoncAmes par un couloir étroit dans la
première caverne. Ses mille détours, ses
portes secrètes, ses escaliers, laiitôt
montant, tantôt descendant, semblent
indiquer l'inlenlion des fondateurs de se
ménageides retraites en cas de persécu-
tion; c'est un vaste labyrinthe de cham
bres et de corridors, où (jà et là sont
taillés des bancs de repos pour les pèle
rins et les moines d'autrefois; souvent
des verrous ferment rentrée des cellu-
les; d.ins de petites églises souterraines
brûlent des lampes. Wullc! part, la voûte,
laillee dans le sable dur, ne pose sur
d'autres étais que des colonnes et des pi-
liers taillés dans ce roc tendre: la ma-
çonnerie parait A peine autour des prin-
cipales portes. Aussi ces catacombes
n'offrent-elles qu'une faible miniature de
celles de Rome et de INaples; cependant
le vandalisme restaurateur des moines
brille là comme partout : pas une figure
du moyen Age n'est restée, soit aux ico-
nostases des chapelles, soit au fond des
arcades funèbres qui recèlent les bières
en bois des saints. Par une inconcevable
barbarie, on restaure annuellement ces
bières : chaque année on donne aux mo-
mies un nouveau trousseau , et l'on re-
touche les peintures des légendes qui
surmontent les tombeaux. Ainsi , excepté
les murs et les corps môme des confes-
seurs, tout est ici entièrement moderne,
mais moderne à l'orientale j de sorte que
le voyageur en parcourant ces nombreu-
ses rangées de momies, embaumées
comme celles d'Egypte et de Syrie, peut
se croire un moment aux catacombes
chrétiennes du Liban. Chaque profes-
sion , chaque dignité sociale y conserve
son costume : le patriarche tout doré;
le prélat avec mitre cl crosse; l'ermite,
le frère lai, tous y portent un habit dont
la magnificence est en rapport avec le
degré d'honneur propre à chacun durant
sa vie. Un écrileau proclame le nom du
mort au-dessus de chacune de ces tom-
bes, simples comme celles des tsars et
des moujiks, comme celles de tous les
vieux croyans. Partout j'ai remarqué que
l'absence d'ornement sculptural ou ar-
chitectonique est le caractère distinctif
des sépultures orthodoxes.
la seconde caverne, sans communi-
cation apparente avec la première, est
également précédée d'une petite cha-
pelle à peintures, mais elle renferme
dans son sein beaucoup moins d'apparte-
mens, ce qui fait croire qu'elle ne servait
point de demeure aux vivans , mais élait
simplement pour les morts; elle n'a que
six cent trente-sept pieds de longueur,
tandis que l'autre en a quatorze cent.
Ces grottes ne m'ont présenté, comme
art, qu'une seule chose remarquable :
c'est une chapelle, parmi beaucoup d'au-
PAR M. CYPRIEN ROBERT.
111
très insignifiantes, qui a sa porte sainte
posée sur deux colonnes, que surmonte
un arc en fer à cheval; l'extrême simpli-
cité des chapiteaux et de tout l'ensemble
de celte chapelle portent à la croire pri-
mitive. Ainsi , un arc moresque, perdu
dans ces solitudes, y aurait été fait par
des Byzantins en même temps que les
Arabes faisaient ceux de l'Alhambra. Il
y aurait en Russie plus d'uue preuve à
recueillir pour démontrer que ce qu'on
appelle art moresque n'est au fond que
l'art byzantin. Nous parcourions ces ran-
gées de moines du onzième et douzième
siècle, enveloppés de bandelettes, et
dont les os noircis et décharnés sont
pourtant restés intacts. Le prêtre qui me
conduit s'arrête devant chacun d'eux
pour me raconter sa vie ; il y en a de si
extraordinaires que je regrette de ne
pouvoir les mentionner ici; mais celte
Histoire des Pcrcs de Kijov, tirée des
sources slavonnes, mérite un travail à
part.
Je regardais avec terreur les étroites
fenêtres carrées, chacune aujourd'hui
garnie d'une ou deux vitres, par où l'on
passait le pain et l'eau aux malheureux
enfouis pour leur vie dans ces cellules,
pratiquées aux parois des corridors, et
souvent trop étroites pour qu'ils s'y pus-
sent coucher. Dans des temps barbares
comme ceux d'alors, il fallait sans doute
des prodiges d'ascétisme pour attendrir
les cœurs durcis des grands de la terre;
il fallait de tels martyrs pour fonder
l'Église en Scylhie. Ce genre d'ermites,
qu'on nomme en russe d'un nom qui cor-
respond à celui de iiiurcsy n'étaient pas
toujours isolés. On montre une cellule
où douze d'entre eux vécurent ensemble,
et la légende les dit fils d'une même
mère; on montre aussi un saint dont le
corps s'enfonce de plus en plus dans la
terre, au dire du peuple, qui observe
avec anxiété de combien de lignes il
baisse par génération, car quand il sera
tout-à-fait enfoui l'univers finira.
J'arrivai enfin à la tête de mort placée
sur une tombe , et d'où découle constam-
ment une huile miraculeuse, dont les
popes oignent les lèvres de leurs fidèles.
Cette particularité uic rappela des reli-
ques semblables sur le Rhin et ailleurs;
et l'abus qu'on en fait jeta dans mon âme
de pénibles réflexions, qui m'accompa-
gnèrent jusqu'à ce que je fusse remonté
vers la clarté du jour. Un beau soleil
brillait alors, et colorait l'ardente ver-
dure et les vignes qui recouvrent ces
grottes des saints russes, comme elles
revêtent les catacombes italiennes. Mais
les images des murés planaient sur mon
imagination; je me rappelais le texte
d'Hélfotj qui prouve qu'il y en eut en
France comme en Orient. « La coustume,
dit-il, estoit autrefois à Vienne en Dau-
phiné de choisir un religieux que l'on
croioit estre le plus avancé dans la per-
fection et le plus digne d'estrc exaucé de
Dieu, et on le renfermoit dans une cel-
lule afin qu'il y passast le reste de ses
jours dans la coulcraplation et qu'il y
priast sans cesse pour le peiiple ; c'estoit
aussi la pratique de la plusparl des mo-
nastères, non seulement d'hommes, mais
encore de filles. Il y en avoit, entre au-
tres, dans le monastère de Sainte-Croix
de Poitiers; et Grégoire de Tours a des-
crit les cérémonies qu'on observoit dans
la réclusion de ces saintes filles, ^lais
ces reclus d'Europe avaient au moins un
petit jardin , où ils pouvaient faire quel-
ques pas ; ceux des laurrsd'Orii'ut étaient
plongés comme dans des sépulcres. En
Russie, ces espèces de slylites occu-
paient le plus haut degré dans la classe
des anachorètes dits parfaits, en slavon
sc/ufiniks, et revêtus de Vluibit angclifjiic
comme ne participant plus aux faiblesses
de la nature humaine.
CYrniKJN Robert.
— ii^|«OH^g"'
112
c»:dvres de m. li: pjik.sideint riamrouiu;.
REYUE.
<h;i\iw:s PIIII.OSOIMIK.HF.S DI:; m. lk piiésioem iuamboukg,
riihlicrs par MM. T.-U. Iolsslt, cl Fabbc Foisslt , ancien supérieur
de scniinaiie (1).
Voici 1111 hoiiimc dont la renommée
Iillt^raire n'a pas eu dans le monde un
i^raiid retentissement, un philosophe
dont les travaux n'ont él6 jusqu'ici ap-
précies que d'un public restreint, quoi-
que nombreux. En convenant de ce fait,
nous ajouterons avec confiance et con-
viction que rénumération des écrivains
pliilosopiirs de ce temps serait incom-
plète, (ju'il y aurait lacune dans l'his-
toire des travaux qui ont de nos jours
rxercé une influence sur le mouvement
des idées en philosophie, si une place
honorable n'était réservée à M. le prési-
dent Kiambourg. Quels sont, pour obte-
nir une telle distinction , les titres à pro-
duire? A'est-elle pas un prix assuré pour
celui qui unit à la véritable intelligence
des questions, à une raison qui les jui^e
avec fermeté, le don de bien exprimer
son jugement; pour celui enfin qui , ne
relevant d'aucun maître, a su se frayer
une voie que personne n'avait précisé-
ment ouverte? Tous ces mérites se re-
trouvent en M. Riambourg. Par les senli-
mens et le fond des doctrines, il entre
assurément jusqu'à un certain point en
communauté avec d'illustres contempo-
rains dont nous rappellerons bientôt le
nom. ^lais les procédés de son esprit
sont tout autres que les leurs, et sa mé-
tliode semblerait le rapprocher des ad-
vers.Tiresde ses principes; enfin, les de-
voirs d'une carrière publique, aciive,
laborieuse, constamment associés aux
m«''ditatiors de la pensée, lui donnent
aussi un caractère paiticulicr. Suivant
nous, leju-cment d'un livre du ^enre de
celui que nous avons sous les yeux est
bien avancé quand une vraie connais-
sance de l'auteur est acquise. Nous envi-
sagerons donc M. Itiambourg sous divers
points de vue : les uns , théoriques ; les
autres, personnels. Occupons-nous d'a-
bord du principal, c'csl-à-dirc du fond
de sa doctrine.
Si les œuvres de M. Riambourg eussent
été déjà publiées quand a paru l'ouvrage
de M. Damiron, intitulé Essai sur l'his-
toire de la ]iliiloso])liie au dix-neuvicme
sicclCj nul doute qu'il n'eût été rangé par
la critique de l'ancien c^lobc. dans l'école
théologique , et l'aurait été avec justice
en admettant qu'il suffit pour appartenir
à cette école d'une foi catholique sincère
hautement avouée et de la résolution
prise de repousser toute opinion con-
traire aux dogmes chrétiens. 3Iais si l'on
eût prétendu indiquer sous cette désigna-
tion des esprits concentrés dans l'élude
et l'amour de la religion au point de dé-
daigner les opérations de la pure raison
et les observations psychologiques, au-
cun des écrivains classés dans cette caté-
gorie ne lui aurait appartenu réellement,
et M. Riambourg aurait dû moins que
tout autre y prendre place.
M. de Ronald , M. de Maistre ; plus
tard , M. de Lamennais, dans WEssai sur
l'indiffcrcncc; 31. Rallanche , INI. d'Eck-
stein, avec M. de Chateaubriand, dont il
est difficile de circonscrire la gloire par
le nom de philosophe : voilà les hommes
de qui l'influence a le plus contribué .î
ramener les esprits dans les voies de la
religion. Tous tendent au môme but;
mais ils suivimt des routes si difftrenles
(ju'il y a (iuel(|uc ciiosc de forcé à les
(1) Chez Dcbtcourl , libruirc , rue dc5 Sainls-Pcres, \i\)\ ô Toi. in-ii'. l'rix : IJfr.
OEUVRES DE M. LE PRÉSTDE^'T RIAMBOURG.
grouper sous le litre d'école. Pour peu
qu'on étudie leurs œuvres et qu'on les
compare, on est d'abord frappé de la
distance qui sépare le point de départ de
chacun d'eux, de la liberté entière avec
laquelle chacun pose les prémisses dont
il fera sortir ensuite toutes ses déduc-
tions. Ils ont cela de commun , que tous,
leur marche une fois tracée, la suivent
sans s'inquiéter des autres, sans même
se préoccuper beaucoup de leurs adver-
saires; tous sont des esprits synthétiques
ou veulent l'être, et, comme il arrive,
tous ont leur synthèse particulière.
Ils se ressemblent encore par un autre
point: tous donnent au mot philosophie
la même étendue; tous en le prononçant
ont le même objet immense sous les yeux,
quoique chacun l'envisage sous un aspect
qui lui est propre. Venus à la suite d'une
époque qui a vu les doctrines les plus
générales se mêler à tant d'événemens,
les principes métaphysiques devenir so-
lidaires de tant de catastrophes, il est
arrivé, même aux plus philosophes d'en-
tre eux, que l'abstrait et le positif se
sont fréquemment unis dans leur polé-
mique ; comme leurs adversaires du dix-
huitième siècle, i!s ont considéré les
questions à la fois dans leur théorie et
dans leurs résultats; comme eux, ils ont
appelé philosophie tout labeur de l'es-
prit humain, pourvu qu'il s'appliquât à
des sujets généraux. Mais la philosophie
ainsi conçue n'a plus les caractères d'une
science; sans commencement et sans fin
possibles, sans autres limites que celles
de la pensée, dont elle est le noble et
puissant exercice, elle est immense
comme elle.
On ne peut le nier cependant, il est
une science de la philosophiez cultivée
par tous les peuples sortis de l'enfance -,
science spéciale, quoique bien vaste en-
core, dont au dix-sepiiènie siècle Des-
cartes et Malebranche sont en France les
rcprésentans plus que IJossuel et Pascal;
au dix-huitième siècle, Locke et Condil-
lac plus que llousscau et \oltaire. C'est
cette science qui doit être enseignée dans
l<«s chaires publiques, et qui par suite
des circonslauces l'est sans suite, sans
(Misenil)le et sans lixilé; c'est à elle (|ue
M. Hiambourg a consacré ses laborieux
loisirs. Dans l'ordre des travaux de l'in-
113
lelligence, ce n'est pas seulement la hau-
teur de la fonction qu'un homme se
charge d'accomplir qui doit lui assigner
un rang dans l'estime; souvent c'est pour
lui un mérite de moins entreprendre
lorsque la tûche qu'il s'impose lui paraît
essentiellement utile , et qu'en promet-
tant moins de gloire elle exige pourtant
de grands efforts. Naturellement assez
riche de raison pour dédaigner tout faste
de logique, soutenu par une instruction
forte et variée , doué d'un discernement
calme et d'une équité d'esprit qui le ren-
dait singulièrement propre à l'exposition
historique, à l'analyse et à la critique
des systèmes , M. Riambourg avait par-
faitement mesuré la nature de ses tra-
vaux à ses facultés; je dis la nature, non
l'étendue, car l'œuvre à laquelle il vou-
lait consacrer le reste de sa vie dépassait
trop évidemment les forces humaines. Ce
qu'il a laissé, et qu'il considérait seule-
ment comme des lambeaux de cette œu-
vre, sufhra, nous en avons la confiance,
pour lui maintenir dans la mémoire des
hommes éclairés une juste réputation.
Revenons à la philosophie et à son en-
seignement actuel. Elle exerce sur la
jeunesse une puissante influence, quel-
quefois salutaire, souvent dangereuse,
alors même qu'elle semble perdre toute
action sérieuse par suite de la succession
rapide de professeurs qui ne font que pa-
raître, et chez qui pourtant, durant
leur passage, les idées ont eu le temps de
changer deux ou trois fois. Cette mobi-
lité ne doit pas empêcher de reconnaître
dans l'enseignement philosophique une
sorte de marche suivie et certaines pha-
ses bien distinctes. Ainsi , professée au
premier temps du rétablissement des
études sous le consulat et sous l'empire
dans une direction toute sensualist?, la
philosophie a reçu tout-à-coup, il y a
vingt-cinq ans, uiu^ impulsion différente;
depuis , il s'en est b<*aucoup fallu qu'elle
ait toujours été rassurante au point île
vue chrétien: mais enfin elle a cherché A
relever l'honime, elle l'a rendu moins
hostile aux doctrines religieuses , elle lui
a ineul(|ué des idées et des sentiniens
dont la religion peut tirer parti pour les
tourner à mieux. Les catholitjues doivent
ap|)récier tout ce qui est bon en soi et
^ ^avoir gré de tous les services; ils n'ou-
114
irUVRES DE M. LE PRÉSrDENT RIAMBUURG.
blinront donc pas qu'un homnin sup(j-
rienr, devonn drptiis iMuslro dans la |)0-
litiquo. rt qui. j<*!t'' par les circonstances
dans renseignement de la philosopliie,
n'a fait })Our ainsi dire que la traverser,
a éf«* le premier auteur de cette rc^action
subite, véritable r»h oint ion (pii depuis
s'est continnt^e constamment, quoi(|UC
sous des formes diverses.
(Mioi qu'il en soit , la philosopliie de
nos jours, qu'elle ait pour organes des
hommes voués à l'enseignement ou des
écrivains, émet souvent des doctrines
hasardées, mt^me d.ingfreuscs; elle doit
donc ^tre l'objet d'une surveillance con-
tinuellement active. Cependant les hom-
mes célèbres dont nous avons cité les
noms, le regard probablement fixé sur
de pins pressans besoins, ont générale-
nient consacré i>eu de temps et de soin à
ce genre d>' polémique (I). I\I. de Ronald,
sans doute, a touché dans ses McLangcs
philosophiques à pins d'une question
alors agitée dans les écoles ; y\. de Mais-
tre, en mainte occasion, et particulière-
ment quand il veut réhabiliter la théorie
des idées innées, à combattre les systè-
mes contemporains en métaphysique;
M. de Lamennais agit d'une manière ana-
logue dans VE^sai sur L'indiffrencc.
Mais aucun de ces hommes célèbres ne
s'est imposé la tAche de discuter article
pir article les doctrines généralement
répandues, et d'attaquer en quelque
sorte pied à pied, sur leur propre ter-
rain , les hommes «n crédit près de la
jeimesse. Cette lAche , M. Riambourg a
pu se la croire réservée, et il l'avait con-
nue dans toute son étendue possible. C'é-
tait une œuvre complète et immense en
ce genre qn'il voulait accomplir, et pen-
dant le peu d'années qu'il lui a été doniu';
(Vy consacrer, il va déployé, avec une fer-
meté de principes inébranlable, une sa-
gacité et une modération qui y sont bien
rarement unies an même degré; rien de
plus attachant cpic de le voir reprendre
<în sons-œuvre les idées des autres pour
les réduire au vrai \ son scrupule ù ten-
dre justice aux hommes les plus éloignés
de ses doctrines, sa disposition cmpres-
(I) Il faut oïccpltT M. (rEtks(cin , à qui Ton doil
en ce gcnro un ,;rdiiJ nuiubre de morceaux de cii-
lique excellente.
sée à leur concéder tout ce que lui per-
met sa conscience, sont admirables.
VA c'est maintenant (jue nous pouvons
voir dans toute sa clarté le caractère in-
contestable d'originalité du président
Riiambourg. Chez qui rencontre-t -on
cette rare impartialité philosophique?
Chez un homme qui n'a jamais conclu la
politique, si ce n'est au point de vue de
parti et avec un sentiment passionné. Où
brille celte intelligence de toutes les
idées, quelles qu'elles soient, lors môme
(ju'elles se déguisent sous les formes les
plus modernes et les plus étranges? Ch<;z
un homme d'un Age avancé, ne quittant
guère sa ville de province, nourri dans
les études d'un autre siècle, disciple de
Port-Royal, au jansénisme près. Autre
contraste : ses travaux attestent une in-
struction philosophique très étendue;,
qui n'a pu s'acquérir que par une appli-
cation persévérante, et qu'on ne rencon-
tie pas toujours égale chez ceux qui
font profession de consacrer leur vie à la
science ; et lui , la science ne vint jamais
l'occuper avant que les devoirs multi-
pliés d'une carrière laborieuse ne fussent
tous accomplis. D'abord, élève de l'Ecole
polytechnique, puis avocat, juge, pro-
cureur-général , président à la cour de
Dijon , jamais son zèle ne s'est un instant
alangui , jamais personne intéressée n'a
pu soup(jonner que d'autres soins que
ceux de sa fonction eussent place dans
son esprit ; et cependant quand le magis-
trat savait ainsi se réserver pour l'élude
de la philosophie des momens de liberté,
il n'y voyait pas le premier objet de sa
pensée: elle était pour lui bien plutôt un
moyen qu'un but. Métaphysicien par
goût et par disposition native, il se sen-
tait avant tout fervent catholique ; mais
il était de ces fidèles que saint J'aul ap-
pelle avec tous les saints à comprendre
quelle est 1(1 largeur, la longueur^ la
hauteur et Itt j)/ofoiideur du mystère.
i*our lui, comme pour Pascal, pour Ma-
lebranche, les limites précises du natu-
rel et du surnaturel se montraient peu
tranchées, et s'il discernait toujours
comme émanant de sources différentes
la philosophie, qui apparaît comme
l'œuvre de l'homme , et la religion, qui
est reconnue Pauvre de Dieu, il ne les
considérait pas comme aussi distinctes
OEUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RIAMBOURG.
11$
dans leur objet , et croyait probablement
avec de grands esprits qu'une séparation
trop absolue entre elles serait la néga-
tion de l'une ou de l'autre j il ne médi-
tait rien de moins qu'une apologie chré-
tienne complète par la philosophie et par
l'histoire. L'examen critique de tous les
systèmes achevé , le sien se serait trouvé
produit, et ses travaux polémiques suc-
cessifs seraient devenus par leur ensem-
ble et naturellement une œuvre dogma-
tique. Mais ici ressort encore une des
particularités de cet excellent esprit. Lo-
gicien à la manière du dix-septième siè-
cle, et remarquable surtout dans ies dis-
cussions de pur raisonnement , il sympa-
thisait avec les hommes de nos jours qui
attachent, dans l'intérêt de la religion, une
importance principale aux témoignages
tirés des traditions antiques. Libre de
toute préoccupation exclusive, il ne con-
fondait jamais sa méthode pour la dé-
monstration de la vérité avec la vérité
même. Ainsi, quand de vifs débats, aux-
quels Rome a mis fin, divisaient l'Église
de France, le bon sens élevé de ]\L Piiam-
bourg cheminait irréprochable entre les
deux partis, profitant de tout, jugeant
tout, et devinant d'avance une concilia-
tion vers laquelle tous aujourd'hui gravi-
tent, qu'ils s'en doutent ou non.
L'ouvrage que méditait ]M. Riambourg
n'a jamais été même ébauché dans son
ensemble, et comme l'observent ses esti-
mables éditeurs, supposer seulement
qu'il pût être terminé était une illusion
de l'auteur. Les trois volumes publiés en
1838 comprennent différens travaux qui
concourent tous à exprimer sa pensée gé-
nérale, quoique sans liaison sensible.
Ainsi, l'on y remarque deux composi-
tions courtes, mais complètes, qui
avaient déjà été publiées comme ouvra-
ges indépendans ; on y retrouve encore
de précieux morceaux insérés dans di-
vers recueils^ puis des fragmoiis inédits,
et plusieurs questions traitées daiis un
but tout spécial. Les qualités qui distin-
guent l'auteur se font partout sentir;
elles rassortent plus ou moins selon les
sujets.
La collection s'ouvre par VKculc
d' Athènes. Dans cet ouvrage, imprimé
une première fois en 1829, l'auteur a
mis en discussion, sous la forme du dia-
logue , les diverses doctrines de la philo-
sophie antique; il s'est même permis
d'énoncer, sous le nom des philosophes
grecs, des argumens qui datent des
temps modernes, lorsque les anciens,
dans la bouche desquels il les place, ne
les auraient pas désavoués. Le ton de
cette controverse est convenable et di-
gne ; elle aboutit, de discussion en dis-
cussion, de concession en concession, à
rendre évidente l'impuissance du raison-
nement pour donner une solution com-
plète, et à l'abri de la critique, à l'en-
semble des questions qui intéressent au
plus haut degré l'iuimaiiité, puisqu'elles
décident de sa destinée et de ses devoirs.
Mais cette conséquence, qui résultf*,
comme à l'insu des interlocuteurs , de
leur argumentation contradictoire, tou-
jours faible dans la défense , quoique vic-
torieuse dans l'attaque, se produit sans
effort, sans partialité contre les hom-
mes, j'ajouterai sans injuste déduction
pour les idées qui , dans ce naufrage où
elles vont toutes s'abîmer, conservent
leur valeur comme témoignage de ce qui
peut sortir de puissant et d'ingénieux du
cerveau des grands hommes. 3L Iliam-
bourg était bien loin de ce zèle malha-
bile reproché quelquefois à des écri-
vains, et qui les pousse à infirmer dans
l'exposition les raisonneuiens de leurs
adversaires pour les réfuter avec plus
d'avantage. Par scrupule de conscience
plus eue O! e que par modération d'esprit,
il se maintenait e.i ce genre au-dessus de
toute faiblesse.
Mais il n'eût donné qu'une œuvre in-
complète s'il se fût borné i\ reiulre sensi-
ble la misère radicale de tonte philoso-
phie, et n'eut en même temps fait recon-
naître à la lumière de quel flambeau
l'homuie peut en effet conduire en sécu-
rité sa pensée sans rien sacrifier de son
énergie. Un cj)i/ogue, remarquable de vi-
gueur de style et de fermeté logique,
termine VJ-uolc ti Jlhcucs et lui sert de
conclusion. Les caractères dislinctifs de
la révélation y sont d'abord nettement
retracés; puis, pour parler comme ses
éditeurs, < la question réduite à ses vé-
ritables termes, l'auteur démontre en
peu de pages , par des preuves tout exté-
rieures et palpables, où il faut clicrcher
non seulement l'unitine révélalion, mais
116
OTUVRKS DE M. LE PRÉSIDENT RTAMBOURG.
riinique Église qui vienne du ciel. > L'au-
teur commence par cHablir victorieusc-
nuMil (jiril n'y a «raulic icfii^^c* assuré
contre If sc«'plicisnic (iiio la loi à la r('-
viMalion; puis il pose en maxime irréfra-
gable (jiie le scepticisme, impossible à
riiommc, est à la fois contraiiuî h sa rai-
son et à sa nature; il justifie judicieuse-
ment cette dernière pens(?e. lY'ut-(^tre ce-
pendant devait-on attendre ici une dis-
cussion plus d«Seioppée et plus appro-
fondie; là était la réponse triomphante
aux conclusions désespérées qui sortent
du dialogue, et c'était pour 1\I. Riam-
bourg, qui tlans le reste de l'épilogue ne
peui apparaître que comme apologiste
chrétien, une occasion de plus de se
montrer philosophe. ISi le temps le lui
avait permis, il se réservait probable-
ment de donner à ce point de contro-
verse l'étendue qui aurait ajouté à l'ou-
vrage un nouveau degré de mérite.
A la suite de V Ecole d'Allwncs sont
placés les travaux polémiques insérés
par l'auteur dans divers recueils. On y
trouve encore aujourd'hui une lecture
solide et d'un véritable intérêt. On y
puise avec les doctrines les plus sages
d'excellentes leçons dans l'art difficile
d'apprécier les opinions d'autrui : mais
pour estimer ces morceaux 5 toute leur
valeur, il faut embrasser d'un même
coup d'œil le temps actuel et l'époque
où ils ont été donnés comme articles. On
nous pardonnera donc ici une sorte de
digression. IM. Kiambourg ne peut qu'y
gagner ; en reportant sur le passé des
souvenirs devenus plus impartiaux après
ilix années, on est conduit h rendre un
témoignage flatteur au discernement du
crilicpie : en considérant le présent , on
s'étonne en combien de points ses prévi-
sions se trouvent déjà justifiées.
IVappelons-nous 1828. ce temps de la
vogue du journal le (jlohe, et des succès
de M. Cousin à la Sorbonne. Les spécu-
lations, les éludes philosophiques étaient
alors en grand honneur : ceux qui se
présentaient comme les interprètes de la
science se distinguaient alors par uti ta-
lent réel, de l'instruction, une manière
sérieuse , des senlimens élevés. Ils se
prononçaient avec assurance sur de gra-
ves questions, et promettaient pour un
temps rapproché la solution satisfaisante
d'immenses problèmes. Sans doute, entre
ces hommes qui déclaraient tous avoir
puisé leurs idées premières à la même
source, des germes de dissentiment com-
mençaient à poindre sur la méthode et
la doctrine , deux choses qui n'en font
qu'une , comme l'a si bien établi M. Cou-
sin ; mais ces divergences encore légères
ne troublaient en rien l'accord unanime
de leurs flatteuses espérances. Cependant
depuis , les communes prétentions auda-
cieuses se sont comme effacées, et les dé-
bats naissans , remplacés par d'autres
soins, n'ont point eu de suite. INe faut-il
pas s'étonner du peu de persistance de ces
hommes ilistingués quand il s'agit d'une
science à laquelle ils déclaraient avoir
voué leur vie '.'Ils ne pourraient présenter
comme excuse les temps de crise que
nous avons traversés : c'était pour eux
une raison de redoubler d'ardeur, après
que le plus illustre d'entre eux s'était
chargé d expliquer , par les évolutions
indépendantes de cette science souve-
raine, tous les changemens sociaux , tons
les faits de quelque valeur, et jusqu'à
l'avènement des hommes dont l'influence
se fait sentir ici-bas.
Nous chercherons à déterminer les
causes du mécompte qu'il nous a fallu
subir. Pour cela , au lieu de constater
avec M. Cousin l'empire exercé par la
philosophie sur les faits, nous serons
conduits à faire ressortir une action qui
se montre au moins quelquefois et qui
est tout opposée. Nous examinerons si,
précisément dans les vingt-cinq dernières
années, ce ne seraient pas les hommes et
les événemens, en tant qu'ils modifiaient
les situations personnelles, qui auraient
agi d'une manière singulièrement puis-
sante sur les vicissitudes de la philoso-
phie. L'assertion est grave ; nous ne
pourrons la justifier sans remonter assez
haut et sans en venir aux noms propres ;
nous lAcherons de le faire avec modéra-
tion et mesure.
La vie purement philosophique , cette
vie réduite à l'activité de la seule pensée,
supérieure aux circonstances du dehors,
ne connaissant d'.iutres événemens que
ses progrès , d'autres sujets d'inquiétude
(jue ses lenteurs, a toujours été rare et
didicile; elle est comun^ impossible au-
jourd'hui. Comment l'homme suivrait-il
ŒUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RTAMBOURG.
117
sa carrière en ligne droite sans regarder
autour de lui dans ce continuel tremble-
ment du monde! Quand M. Roycr Col-
lard opéra la réaction spiritualiste que
nous voyons se prolonger et dont on ne
saurait assigner le terme , lui aussi asso-
ciait d'autres préoccupations graves aux
méditations abstraites. Ce n'est pas assez
dire. Jeté par sa volonté hors de sa poli-
tique , à laquelle sa jeunesse avait pris
part avec chaleur , il ne nous repro-
chera pas de supposer que les ensei-
gnemens puisés au sein d'une révolution
impie , joints aux instincts d'une nature
élevée et aux souvenirs d'une éducation
hautement morale, étaient entrés, con-
curremment avec le jugement de sa rai-
son, comme motifs déterminans dans sa
direction philosophique. Lorsqu'il im-
portait et mettait en honneur de ce côté
du détroit la judicieuse et patiente mé-
thode de l'école écossaise, il en appré-
ciait la sagesse, et sa raison y adhérait;
mais il l'aimait surtout pour ses consé-
quences. C'était avec une satisfaction de
sentiment autant que d'esprit qu'il faisait
disparaître la statue-homme de Condil-
lac sous la lime d'Edimbourg , et déga-
geait de ses grossiers débris l'homme
réel apparaissant comme une force es-
sentiellement une, active, libre, repon-
sable ; enfin, l'homme, du spiritualisme
auquel le philosophe se sentait attaché
par toutes les puissances de la raison et
par les traditions qu'il respectait le plus.
JNul doute qu'il ne considérât du nic^me
point de vue ce qui se faisait par d'autres
autour de lui. Quand IVl. Laromiguière ,
sous l'impulsion du mouvement nouveau,
reconnaissait dans Valtcntioii un prin-
cipe actif , il ne devenait ])as pour cela
disciple d'Edimbourg. IM. lloyer Collard
n'en regardait pas moins sa iléclaration
comme une précieuse conqut^te. Soyons-
en surs, au contraire, ISL Jouflroy, ipii
suit la méthode écossaise avec fidélité,
acceptant pour lui et pour les sIjmis la
mission dtî reconstruire l'édifice du vrai,
et (le publier la loi nouvelle, mais décla-
rant aussi que << l'opinion qui attribue
le; faits de conscience h. un principe dis-
tinct de tout organe corporel , i)ciit jus-
qu'ici titre considérée comme une hypo-
thèse " , blessait, bien plus celui qu'on
appelle son maître, qu'il ne l'cùl lait par
Toas >iii. — • N" 41. lar.y.
quelque infraction aux procédés de Reid
et de Dugald Stewart. On peut appliquer
à M. Royer Collard . en philosophie . ce
qu'un publiciste a dit de lui en l'indi-
quant comme chef et fondateur de l'école
dite doctrinaire en politique. «. 11 s'y est
trouvé lié moins par une communauté
de doctrines que par des habitudes d'es-
prit analogues (1). »
La restauration rendit M. Royer Col-
lard à sa destinée. En fermant sa car-
rière philosophique après trois années
d'enseignement, elle ouvrit celle de ses
disciples. Pour ceux-ci , la science ne
pouvait être de prime-abord ce qu'elle
avait été pour leur maître : une forme
sous laquelle s'exerce, à défaut d'autre,
la vocation décidée d'un homme à agir
sur la société. Leur jeunesse les avait
jusqu'alors soustraits à toute sérieuse
préoccupation des intérêts publics j ils
achevaient de se former aux derniers
temps de l'empire, quand la force, ré-
gnant sans contrôle, semblait affranchir
les théories de toute responsabilité; ils
avaient à demander à leurs talens nais-
sans , à s'assurer, par des efforts soute-
nus, un avenir dans l'enseignement pu-
blic. La philosophie dut donc leur ap-
paraître sous deux aspects , d'abord
comme science purement spéculative et
abstraite , puis comme source et matière
d'une profession spéciale. Si un senti-
ment d'un autre ordre avait pu trouver
en outre de l'écho parmi eux, c'aurait
été celui de l'indignation contre l'op-
pression des idées, en général . sous l.i
force brutale du despotisme niililaiic;
mais aucune prédisposition n'appelait,
croyons-le, vers uiu» école plutôt que
vers une autre ces enfans d'une époque
sans traditions, on pourrait dire sans
principes. Quand ils changèrent d'opi-
nion à la voix d'un nouveau maître, au-
cun penchant ne vint secoiuler chez ces
jeunes hommes le jugement de leur es-
prit. Us ont renoncé alors aux hypothc
ses de Condillac ; mais ce ne fut pas de
leur pirl repoussement direct pour les
conséquence-; matérialistes qui eu décou-
laient ; ce fut bien plutôt volonlc tle pro-
scrire toute espèce d'hypothèse et faviMU*
(I) M. lie Carnô , Vues sur l Ilisloirr ronlempo^
raine.
118
ÛTUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RIA^MBOURG.
pour uiio mctiioile plus rigoiirpuscmenl
expérimentale, lis ont consenti à resser-
rer la seience dans les bornes de la psy-
chologie, lis se sont résip;nés à assii^ner
pour dernier terme aux conquêtes de la
j)l»ilosophie la d(?couverte de faits primi-
tifs et géfu^raux, qui eu\-mtïmes. invinci-
l)lement inexplicables, apportent cepen-
dant h l'esprit qui les discerne une satis-
faction, celle de lui icndre compte des
faits particuliers plus rapprochés, que
riiomnie aperçoit d'abord parce qu'ils
l'entourent ; mais cet aveu des limites de
la science fut sans fruit pour eux. Leur
intelligence s'est trouvée conduite vers
le mystère et contrainte de s'arrêter de-
vant lui : mais c'est à peine s'ils ont lixé
leur retiîard sur ce mystère , que Reid
contemplait avec respect , que M. Royer
Collard , son interprète original , entre-
voyait sans doute et qui ne l'offusquait
pas. Conlens de l'étroit domaine que la
pensée peut parcourir sans craindre le
poids d'écrasantes obscurités , ils ont
adopté virtuellement cette maxime , que
M. Cousin proclamait plus tard dans une
intention un peu différente : « Ce qui est
au-dessus de ma raison, ce que je ne
comprends pas, n'existe pas pour moi. »
Leur vuo, qui ne se dirigeait pas au-des-
sus fî'eux, se tournait avec complaisance
au-dessGus. Ils se flattaient qu'une fois
arrivés aux faits primitifs, ils seraient re-
connus par le res'e des hommes comme
parvenus plus haut qu'eux, et seraient
par conséquent en mesure de leur don-
ner des ensoignemens et leur tracer des
règles. Celte espérance, jointe à la jouis-
sance de ne rien sentir au-dessus de soi,
leur suffisait. C'eût été un prodige que
des hommes si distingués , dans le pre-
mier orgueil de la jeunesse, sous 1 in-
iUience de l'éducation de l'empire , se
lussent élevés à concevoir de plus nobles
besoins!
De semblables dispositions ne met-
taient, il est vrai, en droit d'espi-rer
quils oprrasscnt en France une ])rolonde
restauration morale; mais du moins,
dans l'ordre de la science, pouvait -on
attendre beaucoup de ces hoainies (|ui
voyaient s'ouvrir devant eux un long
Lvenir. Qu'ils miss. «ut de l'ensemble , de
a pcrbévéi ance dans leurs efforts , et ils
dévoient allucher leur nom à un monu-
ment philosophi({ue vaste et durable.
La psychologie , dans laquelle l'art
d'observer et de constater les faits joue
le rùle principal , se prête mieux (jue
toute autre branche de la science au
concours des travailleurs, et il n'est pas
douteux que vingt années d'applic ition
el de persévérance dans cette voie n'eus-
sent amené de grands progrès. Cepen-
dant, ((iiaud noJis faisons de bonne foi le
compte de ces vingt années, nous retom-
bons dans la surprise; malgré les espé-
rances données par les premiers débuts,
malgré les promesses de I82t{, qu'ont-elles
produit? Quelques essais qui suffisent
pour faire apprécier les dons heureux
que leurs auteurs ont reçus du ciel el
donner le regret qu'ils n'en aient pas
tiré plus de parti ; des traductions utiles,
aucun ouvrage important qui leur soil
propre. Mais ce qu'il y a de pis , plus de
concert réel après quelques années. Si
l'on célèbre encore l'école écossaise, ce
n'est plus d'une voix unanime, et ceux-
là même qui continuent de s'en déclarer
les adeptes, ne se ploient qu'avec impa-
tience et sans suite aux obligations que
ce litre impose. Les sérieuses études psy-
chologiques, les investigations patientes
sont rares et isolées. IMais surtout la
modestie, la réserve, la patience, ces
vertus philosophiques d'P^dimbourg, dis-
paraissent bientôt. Elles sont remplacées
par le faste des promesses, par la plus
étrange présomption à résoudre déliniti-
vement les plus obscurs problèmes.
Les jeunes philosophes qui se propo-
saient naguères d'être les savans anato-
misles de l'esprit humain , jettent tout-
ù-coup le scalpel . montent sur le tré-
pied : qui d'entre eux ne s'est pas mis en
devoir de rendre son oracle? Le secret
de l'humanité, de l'univers, de Dieu, ils
vont nous le dire.... et ils n'ont rien dit.
De toute celte période, qui pouvait être
si fructueuse, rien ne subsistera. Le pos-
sible (ju'on devait tijulcr a été négligé;
l'impossible présomplueusement essayé
est resté impossible. Certes, il y a eu Ja
le sujet d'un grave mécompte , el nous
devons en rechercher la cause : celle que
nous lui assignerons est peu philoîophi-
(|ue. A notre avis . si les jeunes disciples
de ."M. Royer Collard se sont détournés
(h; la Yoi.\ ouveric devant eux , si tant
OEUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RTAMBOURG.
119
d'espérances légitimes ont él6 déçues, il
faut l'imputer au grand fait politique
qui domine cette époque, au fait de la
restauration. Une plus longue durée du
règne de Napoléon, que les destinées de
la philosophie occupaient peu , aurait,
nous n'en doutons pas, maintenu celte
science dans la voie d'un progrès lent ,
mais réel; sa chute sur ce point aussi a
tout bouleversé. Voici comment un effet,
assurément bien éloigné et secondaire,
est sorti, suivant nous, de cette crise dans
le cours des destinées du monde.
La restauration a ouvert pour la France
une ère de discussion, où les plus graves
intérêts se débattent. L'influence qui
s'obtient sur l'opinion par la contro-
verse , est devenue le principal moyen
d'action sur le pays. Le don de convain-
cre et celui d'entraîner par des raison-
nemens déduits d'idées générales, a pris
le rôle que remplissait, sous Napoléon,
le don d'éblouir par la gloire et de con-
tenir par la crainte. Quand le cours des
traditions est violemment brisé chez un
peuple ; quand aucune puissance irrésis-
tible n'y fléchit plus la volonté des hom-
mes, la démonstration ou la séduction
qui la simule sont les seuls principes de
force, et l'élude subtile de la philosophie
prépare merveilleusement à exercer cet
empire. Comment les brillans élèves do
l'i'cole normale n'auraient-ils paspromp-
lement reconnu que les habitudes d'es-
prit qu'ils avaient prises et les facultés
qu'ils avaient fortiiiées en eux dans un
autre but, les disposaient à la vie politi-
que et les appelleraient peut-être un jour
à l'exercice du pouvoir ^ A quelle source
sainte auraient-ils puisé la vertu de res-
ter inattaquables à l'ambition?
C'aurait été cependant l'élouffer hc-
roïc|uement dans leur cœur, que de se
maintenir avec fermeté dans la voie de
l'école écossaise , et de se vouer exclusi-
vement à la psychologie. Quel chemin ,
je le demande, aurait j)u frayer dans le
monde une vie consacrée à de scrupu-
leuses investigations sur les facultés es-
sentielles h l'esprit humain, et les pro-
cédés qu'il suit en raison de sa nature.
Ce lra>ail d'cbsorvalion et d'analyse ne
sera jamais apprécié que d'un monde
d'exception; il exige, dans ceux qui
rcnlropronncul, dos liabiludes de con-
centration et d'isolement méditatif in-
compatibles avec l'influence sur les au-
tres hommes. Ainsi s'explique peut-être
pourquoi l'on vit les plus avancés de nos
jeunes philosophes renoncer bientôt aux
études psychologiques , et comment le
mot éclectisme j inscrit sur leur ban-
nière , signala la direction nouvelle où
s'engageait leur pensée. Choix sincère ,
assurément, exempt de calcul et d'ar-
rière-pensée , mais qui eût été habile s'il
eût pu eire prémédité. Nous avons dit en
quoi l'austère méthode d'Edimbourg fait
presque forcément obstacle à la fortune
de ses partisans dévoués. Ajoutons que
l'éclectisme nous semble apporter natu-
rellement à ceux qui se passionnent pour
lui les avaniages opposés.
Au point où il se place, l'éclectique a
sous les yeux un iiorizon sans bornes :
toutes les idées, tous les systèmes, toutes
les opinions possibles sont de son do-
maine. L'ontologie, la morale, la reli-
gion, la politique, la législation , l'es-
thétique, n'offrent point de question sur
laquelle il n'ait son mot à dire. Mais ce
mot prend toujours et partout la favo-
rable apparence d'une parole concilia-
trice ; l'éclectisme prétend soustraire
l'Ame aux préventions, et affecte de pro-
scrire les jugemens passionnés; il semble
ainsi emprunter son principe autant au
cœur qu'à l'esprit, à la volonté qu'à l'in-
telligence. Par ce côté , et par la facilité
d'étendre l'application du système à tous
les sujets, il devient accessible à bien
des gens qu'une philosophie plus dog-
matique aurait bientôt rebutés ou fati-
gués sans fruit. Près de ces personnes ,
au contraire, s'il est un moyen de pren-
dre faveur, c'est assurément d'exposer
ea regard deux doctrines opposées qui
lixent d'autant mieux la curiosité, qu'on
les montre plus exlrt^mes; c'est de faire
ensuite jaillir de leur conflit une opinion
moyenne à laquelle on déclare s'arrêter.
Pour peu que chaque auditeur ou lecteur
voie celle doctrine déiinilive se dessiner
dislii>clcmeuL sur les deux autres qui lui
servenl comme de repoussoir, il se per-
suadera porter sur le problème enti(M'
un jugenieut éclairé; et (juand il adop-
tera la solution qu'on lui présente , il
croira (|u'il se décide en pleiiu": connais-
sance de cause. Que celui qui use de cette
420
rrrvREs de m. u: rRÉsioENT RiAMr.oi
méthode ail l'art d'y joindre riMoii d'iin-
partialité protectrice qui n'exclut pas la
chaleur ni nu'^nie Tt^xaltation et la vc'Iil'-
mencc , et il aura conquis la sympathie
de toutes ces Ames candides, jeuiu's en
niajoriltS (|ui aiment à voir les questions
lie fait qui les touchent prendre la cou-
leur de questions de principe; ou encore,
dont la vie morale se consume à pour-
suivre l'heureux moment où tout le
monde va s'entendre sur tout, moment
qui fuit sans cesse devant eux sans les
ch^sespérer jamais.
iM. Cousin est le seul qui nous ait mon-
tré en France réclectisme sur une grande
échelle. Toutes les idées, toutes les scien-
ces morales rentrent dans son domaine,
la religion comme la politique et l'his-
toire. La religion d'un peuple était alors,
pour !M. Cousin, le symhole d'une doctrine
philosophique ; sa politique était la
même doctrine mise en action, son his-
toire en était l'explication par les faits.
Dans tous les systèmes, suivant ce phi-
losophe , on s'est trop préoccupé du
fini ou bien de Vin fini. Le juste rapport
du fini à l'infini n'a été bien senti en re-
ligion que par le christianisme, bien réa-
lisé en politique que par le gouverne-
ment représentatif. Or le christianisme
et le gouvernement représentatif sont
deux formes de l'éclectisme; et c'est un
des caractères de leur excellence. Dans
sa critique ingénieuse et calme des phi-
losophes contemporains , M. Damiron se
déclare éclectique, lui aussi s'est chargé
d'appliquer l'éclectisme à la religion ;
mais il est loin d'établir, avec M. Cousin,
entre l'Évangile et sa doctrine une sorte
d'identité. L'Evangile, au contraire, ne
fournit à son choix qu'un des élénicns du
vrai, et c'est en dehors de lui qu'il pré-
t(Mid en trouver la plus haute expression.'
chologie qu'il enij
de ses décisions. En
osait aborder l.i qn
(lui:; ni es finissent .'
tour l'avènement p
dogme, il abando
voie de l'observât
lancer dans la plus
conjecturale des *
a décorée de nos je
Sophie de l'histoire
règles écossaises n
tée même par ceux
faire les attaques d
le christianisme.
ÎMalgré leur div
points, il est remai
sophes émules s';
dans deux prétenti
de juger les droits
que h la créance de
de mort porté co
tien , celle de doi
monde. Nous nous
autorisait chez euj
ce qui les excitait
La fidélité aux d<
INous avons vu c
pas de scrupule à
un sentiment de a
en eux , loin de 1
voies hasardeuses,
Les sérieux scrut
aussi peu avancée
gie prise au point
auraient attendu
par la solution d<
préliminaires des
des peuples avant
dicteurs de leurs
auraient-ils voulu
non dans les homn
tériel avant de lei:
ŒUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RIAMBOURC
d'une vérité, a dit Bossiiel. La consé-
quence exacte de celte maxime dite à un
docteur catholique de si grande autorité.
est que le travail qui consisterait à dé-
gager de toutes les erreurs les racines de
vérité qui leur servent de support et leur
donnent la vie, serait un travail évidem-
ment éclectique qui pourrait être essen-
tiellement chrétien. Mais j'irai plus loin.
L'éclectisme repose sur cette idée, que
tout système émané de l'esprit humain
n'a d'autre valeur que celle d'un minerai
précieux dont il faut séparer la gangue :
mais alors la raison prescrirait de cher-
cher ailleurs que dans les systèmes le
moyen à l'aide duquel on pourra y re-
connaître et en extraire le métal rare et
pur. Et qui donc pourra fournir celte
pierre de touche indispensable, sinon ce
qui a toujours été considéré dans le
monde comme principe de vérité en
vertu des traditions et en dehors du rai-
sonnement : la religion.
Nous voici bien loin de toute idée d'an-
tagonisme entre la foi et la philosophie.
Cependant, c'est un fait que nos éclecti-
ques, au risque d'ôter à leur système sa
seule base possible, nos Écossais, sans
s'inquiéter s'ils ne s'écartaient pas des
voies de la psychologie, ont tous pris à
tâche de mettre le christianisme en cause.
Les uns l'ont traité ouvertement en enne-
mi, les autres ont affecté à son égard les
formes de la protection. Deux procédés,
moins différens qu'ils ne semblent au pre-
mier abord. Autre sujet digne de re-
marque : La guerre que lui faisaient il y
a dix ans ces hommes est maintenant
comme assoupie j elle est généralement
remplacée par des protestations bien-
veillantes , qu'on peut croire sincères.
Après cela, comment ne pas présumer
fluence , leur gloire se
ment de jeunes et ai
désiraient acquérir du
ciété, et qui n'y apport
que leur puissance d
raient - ils pas été in:
sionnés pour la philos<
Or, s'ils eussent adm
hypothèse, qu'il peut
obéissance à des vérit
ne sondera jamais Tii
c'eût été au moins se
cette philosophie. Bi(
fussent venus à recont
que l'homme réservai
forces intellectuelles <
culte du mystère , il
cile de leur démontn
doit être la meilleurt
réduit forcément celle
à la raison, à des pr<
ment étroites et mode
nace de déchet pour la
philosophes qui pen
régner en souverains
humaine. Il leur fut r
vrai, une belle tâche
spéciale, circonscrite
recte sur la société, e
en rien à leur ambitio
traire, au point où ils
ne s'ouvrait pas devani
perspective.
Quand ces philosopl
de raison et d'amour (
çaient d'arrêter chez U
généreux l'élan qui h
questions immenses qi
tive d'autre solution (
de la foi, ils se gardaie
chez les hommes pral
généralités: des paroi
i:i2
OEUVRES DE M. LE PRÉSIDENT RIAMROURO.
on dix reposera la seule autorité léf;i-
huM', àeu\ appartiendra le véritahlo sa-
ceriiuce. lii loi^ique inùne i^ natnrelle-
nitMit, et nous n'oxnj,'éroiis rien ; eux-
mônies, tians plus d'un maniieste, dont
nous pourrions citer les paroles, ont ad-
mis e\plicileuient ces consécpieuces, qui,
pour (^tre rif,'Ourcuses, n'eu font pas
moins sourire.
J.a couliancc nu*lre d'illusions qu'in-
spire la jeunesse lut sans doute pour
beaucoup dans ces prétentions; mais les
circonstances politiques contribuèrent
bientôt à lorlilier celte exaltation natu-
relle . et la ciiangèrent en un esprit d'au-
dace et de Téritable hostilité.
A la chute de JNapolcon, les élèves de
l'École normale partagèrent unanime-
ment, on pourrait dire, la joie qu'excita
dans presque toutes les classes de la so-
ciété la lin de la.guerre et des vexations
impériale?. Cependant le rélablisseaient
«le la vieille dynastie rendait une réac-
tion contre ce sentiment inévitable : elle
ne se fit pas attendre. De nombreuses fa-
milles répandues sur le sol entier, habi-
tuées dans l'ancien régime au respect de
tous, liées à la fortune de l'antique
royauté par des avantages sociaux anti-
ques aussi, les avaient vus brisés du même
coup qui frappa la couronne. Conmient
au retour des Bourbons auraient-elles
étouffé l'espoir de reconquérir au moins
en partie leur situation perdue et une
prépondérance incontestable dans la so-
ciété.^ Cette consé(iuence forcée d'un
rapprochement Ters le passé tourna
promptement en un commencement
d'opposition malveillante la satisfaction
qu'une multitude de gens avaient éprou-
vée aux premiers jours de la restaura-
tion. L'homme se passionne et oublie
vile, surtout quand sa vanité l'alarme.
Des gfns d'esprit, confians en eux-mê-
mes et non exempts d'ambition , comme
les élèves de l'École normale, ne devaient
pas rtrc les moins susceptibles; le soup-
çon que des faveurs ou du pouvoir pour-
raient être accordés sur d'autres motifs
que la distinction personnelle les révolta:
par leurs taleiis et leurs habitudes sé-
rieuses d'esprit ils furent conduits à s'é-
riger en arbitres du mérite, et à plaider
au nom de la raison «i d»' l'ér^alilé natu-
relle, sous la forme dc:>intércs.',te de la
pure théorie, la cause du gouvernement
par les classes riches et éclaiiées, cause
à laquelle le fait de l'affaiblissement des
clas.M's autrefois prépondérantes assurait
plus que la meilleure lo^ifjue un succès
conforme à leurs désirs. Ils eussent peul-
ctre pris patience si des obslacles directs
et positifs, rencontrés par chacun d'eux
dans la carrière tracée devant lui , ne fus-
sent venus donner h leur opposition le
caractère d'une lutte passionnée.
Tous appartenaient A T Université; plu-
sieurs attiraient sur eux par leurs paro-
les et par leurs actes la surveillance,
mèuie la défaveur de l'autorité qui gou-
vernail l'instruction publique. Des mani-
festations choquantes d'indifférence reli-
gieuse furent encore l'occasion de mesu-
res de sévérité qui accrurent leur irrita-
lion; justes en elles-mêmes le plus soii-
vent. elles coïncidèrent avec les essais
de restauration catholique fondés sur
l'alliance de la puissance civile et de la
puissance religieuse , essais qui , de l'aveu
de tous aujourd'hui, furent si funestes
aux deux intérêts qu'ils étaient appelés à
f.-îvoriser. Une sclilarité malheureuse
s'établit entre le trône et l'autel, et les
mécontenfemens , éveillés par la crainte
de l'influence aristocratique, se tournè-
rent bientôt avec une vivacité bien plus
grande en apparence contre ce qu'on ap-
pela jésuitisme et congrégation : ainsi se
forma graduellonient contre la religion
et ses ministres une sorte d'hostilité gé-
nérale, qui en 1826 et 1827 atteignit
toute sa violence.
Des temps semblables offraient une
belle occasion pour dresser en face de la
bannière de la religion le drapeau de la
philosophie, et poser la question de la
î rééminence de l'une sur l'autre. Des ex-
cursions peu prudentes de M. Cousin,
sur le dom ine de la religion et de la po-
litique, eurent pour résultat la clôture
de son cours; les disgrAces universitaires
deM>l. Dubois, Jouffroy, Damiron, don-
nèrent naissance au journal /c Clobc. Sa
polémique, habituellement contenue par
un sentiment de dignité et par un louable
dég(»ût pour les allures révolutionnaires,
di'qrassa queh|uefois toute mesure. Duc
d»'s occasions où ressortit le plus l'esprit
anti-chrétien qui animait alors ses rédac-
teurs lut la publication , soua forme de
OEUVRES DE M. LE PRÉSIDEIST RIAMBOURG.
123
supplément au journal, d'un article in-
titulé : Comment les dogmes finissent,
qui fit alors grand bruit, et dont M. Riani-
bourg a extrait plusieurs citations. Dans
ce morceau, l'extinction définitive du
dogme ancien , l'avènement prochain du
dogme nouveau sont clairement expli-
qués 3 le droit de déterminer les caractè-
res du nouveau dogme, celui d'initier les
peuples à sa connaissance , de les diriger
dans ses applications morales, y sont re-
vendiqués pour les philosophes avec une
assurance que seraient loin d'avoir au-
jourd'hui ceux qui affectaient ces pré-
tentions étranges.
La même présomption a cessé d'exister,
et nous attribuerons sa fin à une cause
analogue à celle qui lui avait donné nais-
sance, à un grand fait politique, à la ré-
volution de juillet. En rapprochant cer-
tains hommes du pouvoir, elle leur a fait
sentir leur impuissance à exercer une
action morale sérieuse sur les popula-
tions, et le désir leur est venu de lavoir
aux mains de l'autorité religieuse, qui en
avait usé jusqu'alors au grand profit de
tous. La révolution leur procurait en
môme temps dans le gouvernement une
influence qui les consolait de renoncer à
ce qui avait fait long-temps l'objet de
leur ambition.
La politique du Globe n'est pas de no-
tre sujet. M. Riambourg n'y a fait que
des allusions très indirectes. Le Globe
professa généralement en ce temps de
bonnes maximes, tendant à substituer
aux violentes passions de gauche un sen-
timent plus impartial. On peut seulement
regretter qu'elles ne soient pas constam-
ment restées présentes au souvenir de
ceux qui les produisaient alors, depuis
qu'une révolution les a rapprochés du
pouvoir et des affaires. Quant au carac-
tère de sa philosophie, nous croyons
qu'il est maintenant facile de le saisir.
INous avons montré comment l'action
combinée de diverses causes jeta l'école
philosophique de la restauration dans
une voie de présomption aventureuse,
bien écartée de celle que lui avait tracée
son fondateur. Mais tout en s'affranchis-
sanl complètement dans le fait, les élè-
ves de l'École normale n'en continuèrent
pas moins de reconnaître pour maîtres,
31. Royer-Collard et les Écossais. C'est
qu'en effet ils étaient bien jeunes , et
avaient peu produit pour avoir le droit
de se dégager de tout antécédent , et de
se proclamer chefs d'école. L'embarras
de cette double situation se fait sentir
jusque dans leurs travaux les plus spé-
culatifs. Après avoir célébré la méthode
expérimentale et la réserve écossaise, on
les voit émettre des doctrines et s'arro-
ger une autorité qui leur sont directe-
ment contraires.
Il en est résulté dans les écrits de ces
jeunes philosophes de fréquentes con-
tradictions et une confusion d'idées sur
laquelle le talent même le plus limpide
ne parvient pas à faire illusion. 31. Riam-
bourg a parfaitement fait ressortir ces
défauts. Mais éloigné par les goûts d'un
autre âge, par ses habitudes de magis-
trat, enfin par son séjour en province...,
du théâtre où s'exerçaient les personnes
qu'il entreprenait de juger, il s'est ha-
bitué à considérer les écrits plutôt que
leurs auteurs, à examiner les propor-
tions et les déductions logiques, plutôt
sous le rapport de leur mérite intrinsè-
que qu'en vue des motifs qui les faisaient
émettre. 11 y a des cas où cette méthode
de critique est bonne , où elle est seule
permise. C'est quand elle est appliquée
après coup aux travaux d'hommes émi-
nens dont les méditations , après tout
une vie consacrée aux études philoso-
phiques, ont fini par se réduire en sys-
tème. Mais la même méthode n'est pas
sans inconvéniens, si on l'emploie pour
apprécier les essais contemporains de
jeunes esprits encore livrés aux pieniié-
res agitations de leurs pensées. Inévita-
blement bien des assertions, auxquelles
ceux qui les ont avancées ne tiendront
bientôt plus, sont prises là trop au sé-
rieux; en même temps bien des incohé-
rences, qu'expliquent très bien le mou-
vement, les passions, et rintluence des
conjonctures, prises au point de vue
abstrait restent incompréhensibles, l ne
critique ainsi laite, dans les mains d'hom-
mes d'un autre temps, n'aura pas pour
eux tous les mérites d'une histoire, puis-
(ju'elle néglige les causes. I.lle enregis-
trera pourtant une multituilede maximes
et d opinions qui ne peuvent plus avoir
qu'une valeur historique. îMalgré ce genre
d impcrlccliou, V Ecole de Va ils n'en sera
121
(rnVHES DE M. LE 1•RÉS1^K^T IUAMBOIjTxG.
pas nioin*; liio louionrs avec un intc^n'^f
sonlcmi vi un prolit rt'cl.
Avant (io finir sur ce point, nous sen-
tons le l)esoin de protester contre le sens
trop sévère que Ton pourrait prtiter h
qnel(pies expressions des paj^es qui pré-
ct'denl. On jiourrait nous accuser d'insi-
nuer (pie les seclaleurs de lY'cole t^clec-
tique écossaise ont constamment et sciem-
ment subordonné leurs doctrines à des
vues intéressées. Loin de nous de leur
iin|niler un si odieux machiavélisme;
seulement nous ne nous croyons pas obli-
j;és de les croiie exempts des faiblesses
communes ù presque tous les hommes.
Or qui n'a pas constaté comme facile-
nuMit la raison s'accommode aux désirs,
surtout dans la jeunesse, et comme la
passion sait fausser le juçi^ement à son
insu en le forçant à observer les choses
d'un point particulier où elles changent
de face! Quanta la présomptueuse ambi-
tion de substituer l'autorité de leur pen-
sée .'i celle de la foi chrétienne, et leur
influence h celle du sacerdoce, nous fe-
rons remarquer qu'elle ne leur fut pas
particulière. Depuis vingt ans on la voit
partager partons les hommes de quelque
"valeur, qui, séparés par l'éducation ou
quelque circonstance des croyances chré-
tiennes de leurs pères, avaient conservé
de l'élévation dans l'esprit , avec un vif
sentiment moral , ou de la chaleur dans
l'Ame. C'(''tait assez pour souffrir profon-
dément du vide que raffaibiisseuuînt de
la foi antique creusait aussi bien dans la
socié'té que dans les cœurs. Ces hommes
ont compris que ce vide était contraire
à la nature, ils en ont conclu qu'il n'était
pas besoin d'une force surnaturelle pour
le rorabler. Puis prenant une intention
droite pour une vocation , ils ont résolu
de rendre à l'humanité le plus grand des
services: leuresprit. sans autre guide que
leur désir. s'<'st lancé dans les recherches
difficiles, dans les combinaisons ardue»,
et bientôt ils ont cru reconnaître dans les
fanlôuu's que créait leur imagination
échauffée, tous les caractères de la vé-
rité qui faisait faute au monde.
A la considérer dans son principe, on
ne peut int'cnnri.iitre (pie cette «•( range
disposition n'émam; d'honorables ins
tincts. Héduitc par l.i rrih.wion aux ré
•^uli-il:, (|u'cllc peut pioduirc, clic en
court l(î ridicule. On a vu naguère suc-
comber sous le ridicule des hommes dis-
tingués aussi , mais dont l'exaltation .s'é-
tait manifestée par des actes si bizarres
«pi'iis ont concentré l'allenlion sur eux,
et mis comme dans l'ombre d'autres
chercheurs (pii, plus mesurés en appa-
rence , ne leur cédaient guère au fond en
délire. Le monde civilisé tout entier a
coiniu les saint-simoniens et les a dé-
clarés extravagans. D'après son plan ,
INI. Riambourg ne pouvait se dispenser
de soumettre leurs doctrines à une dis-
cussion raisonnée.ll a déployé dans cette
critique les précieuses qualités qu'en
toute occasion nous avons été à portée
de remarquer en lui. Il est difficile, en
effet , de mieux analyser un système , de
mieux montrer sous leurs diverses faces
les théories dont se compose le saint-si-
monisme. Dans la partie métaphysique ,
M. Riambourg est i)hilosophe; dans tout
ce qui a trait à l'organisation de la fa-
mille, et à l'héritage, on reconnaît le
jurisconsulte ; mais pour ce qui touche
à la question sociale, peut-être les opi-
nions politiques si arrêtées de l'auteur
ont-elles eu trop d'iniluence sur son ju-
gement. Toujours juste, indulgent même
pour les personnes, il n'en juge pas moins
le système avec une extrême sévérité.
Pson seulement il réprouve les thèses im-
morales, mais il ne voit guère dans l'en-
semble (pie la dernière expression du
principe révoliilionnaire. Là encore, je le
crois, certaines circonstances ne lui ont
pas permis de se rendre compte de tous
les faits. Ainsi l'on ne peut nier que les
saint simoniens n'aient été les premiers
au sein du matérialisme, à reculer de-
vant les conséquences de leurs doctrines,
ù comprendre l'impossibilité de fonder
la société sur l'intérêt personnel, à recon-
naître dans la religion le seul bien social
cllicice. à rendre à l'Eglise unejustice his-
torique à peu près complète. Beaucoupde
folif's se mêlaient h cela , je le sais; mais
cela révélailpourlant une tendance qu'un
catholique zélé n'aurait pas du suivre
d'un (cil mécontent, indifférent même,
IM. Riambourg, par la disposition d'es-
prit (pu; nous avons dt^jà indiquée, a été
plus frappé de l'absurdité du .système
xiiiil simonien . que du mouvement d es-
pnl dont il acte le [iremier signe. 11 n'a
œUVRES DE M. LE PRÉSIDEINT RIAMBOURG. 125
Le second volume contient encore plu-
sieurs morceaux de bonne critique, et le
Plan d'un cours d'histoire pour un petit
séminaire. Rédigé sur la demande d'un
respectable évêque, ce dernier opuscule
pas suffisamment compris que les adep-
tes eux-mêmes, séduits par le mot pro-
grès dont ils ont tant abusé, attachaient
bien plus de prix à ce mouvement qu'à
la justesse intrinsèque de leurs apho-
rismes.
L'examen du saint-simonisme clôt TE-
cole de Paris. JNous sommes forcés de
passer rapidement sur plusieurs opuscu-
les , quel que soit leur mérite réel. i\e
pourrait-on pas j en mettant de côté les
mystères j conserver intacte la croyance
d'un Dieu? telle est la question traitée
sous ce litre : le Prohlcme insoluble. Nous
n'avons pas à dire que M. Riambourg
se décide pour la négative. Mais l'im-
puissance de l'homme à échapper au
mystère ne peut se prouver que par une
savante analyse de l'esprit humain. Le
philosophe déploie là toute sa sagacité.
« Si je n'étais avant tout chrétien , avait-
< il dit, j'appartiendrais à l'école écos-
i saise. > Le caractère de son talent s'ac-
corde bien avec cette inclination. Les
mêmes qualités , jointes à une grande
force logique, se font remarquer dans le
morceau qui suit, intitulé : Faut-il s'é-
tonner qu'il y ait des mystères ? Ce mor-
ceau rappelle beaucoup l'école de Port-
Royal. Un travail digne de plus d'intérêt
encore, et qui a une valeur historique,
est un rapport lu en 1823 à l'Académie
de Dijon, sur la question de laCcrtitude.
C'était le temps des premières discus-
sions soulevées par M. l'abbé de La Men-
nais. Aucune autorité ne s'était encore
formellement prononcée, et déjà l'esprit
judicieux du président Riambourg savait
réduire la question à ses véritables ter-
mes, et la résoudre dans une suite de
déductions simples mais rigoureuses. Cet
écrit répandu à temps aurait pu prévenir
de grands maux, s'il n'était vrai qu'une
théorie même hasardée, mais qui divine
les esprits profondément, restera long-
temps impénélral)le aux traits (i(^ la rai-
son. Si elle a des partisans nombreux et
zélés, on peut être sur qu'elle eniprunlc
cette puissance à des passions , ou à de
bons sentimens qui ont à se produire.
(Jiiaïul les urics ou les autres se seront
fait jour, le jugement de chacun sera dés-
intéressé, et le moment du triomphe de
la vérité sur ce puiul particuliei" arri-
vera.
a dû être pour ]M. Pàambourg l'objet
d'une véritable affection ; car un de ses
plus vifs désirs a toujours été de voir les
études du clergé acquérir un nouveau
degré de force, d'étendue et de variété.
Mais j'ai hâie d'arriver au dernier ou-
vrage de l'auteur, à celui où Ton trouve
le plus d'unité, au volume intitulé : Ra-
tionalisme et Tradition.
On sent en lisant cet ouvrage que l'au-
teur a eu principalement en vue les
chrétiens sincères, occupés d'études phi-
losophiques, et que son but a été de bien
tracer la voie qu'ont à suivre aujourd'hui
les défenseurs de la foi. On y voit cepen-
dant dominer ce qui forme le caractère
distinctif de son talent. Ici encore, il
prend à tûche d'exposer sur chaque ques-
tion toutes les opinions émises avant lui,
et de les réduire au vrai par une discus-
sion sérieuse et impartiale. Tous les sys-
tèmes prennent ainsi place dans son œu-
vre , et c'est encore par la critique qu'il
arrive à établir sa propre doctrine. Les
idées qui ont cours dans le monde ne
peuvent remonter qu'à l'une ou à l'autre
de ces deux origines : ou elles sont nées
de la puissance delà raison humairie, ou
bien, révélées dans le principe, elles ont
été transmises d'Age en A^c par tradi-
tion. Ici s'ouvre un grand débat ; la ré-
vélation en fait a-t elle existé'.' Ceux qui
le nient ou qui ne s'en iuquiéleul pas ,
forment l'école rationaliste. Ceux qui y
croient, au contraire, sont sinon chré-
tiens, du moins dans la voie du christia-
nisme. I\lais lors même qu'on accepte le
fait d'une révélation , il s'en faut que le
problème philosophique soit pleinement
résolu. 11 reste A éelaircir quel est dans
le trésor de nos idées, tel que les temps
l'ont formé, le fruit du travail de la pen-
sée: quelle est au contraire la part qui
revient aux croyances traditionnelles.
SelotKiue l'on décide cette question d'uiu^
manière i>lus ou moiiis traneliée dans un
sens ou (l.ins l'autre, on peiu'lie veis le
ralionalisuu' ou Ton tend à accepter le
|0U^ huMifaisaul de la foi.
Djus la discussion qu'il établit avec les
i2n
CITUVRES DE M. LE VRÉSTDENT RTAMBOURG.
rationnli<;tr<; , ^^. Rianibourg reproduit
dans un ordrr nu^lliodicjuc cl pit^'is tons
1rs ar^uiniMis (jii'll avp.it semtVs jusquo là
dans sa polt*ini(ino. Mais lorsqu'il abordtî
les questions rrialivcs A la tradition, son
esprit sr montre sons nn jour nouveau,
IV^rndition vient se combiner avec la logi-
qu<^et la psycbolo;;ie. et l'ouvrai^c prend
i^l nn certain point une forme liistorifjue.
L'auteur entreprend d'assigner h la ré-
vélation et h la raison leur pari respec-
tive dans le domaine des idées, et de
fixer les époques où Tune et l'autre ont
tour à tour exercé la principale action.
C'est (|u'unc école récente, née au sein
du catholicisme, excliîsivement tr.idi-
lionnelle en théorie, quoique très ration-
nelle en pratique, avnil inquiété ^î. Riam-
bourg par ses propositions absolues.
Zélé partisan des études orientales et de
tontes les recheicbes s\ir l'antiquité, il
craint qu'un entralnpment irréfléchi ne
leur donne bientôt une importance exa-
gérée , et ne prétende en tirer des consé-
quences qu'elles ne renferment pas. Il
s'élève contre les rapprorhemens quel-
quefois forcés qu'une interprétation en-
thousiaste voudrait étrblir entre nos
doj^mes et ceux de la Chine et de l'Inde ;
il plaint le temps dépenséà chercher sous
des mythes obscurs et souvent révoltans
une pensée qui ne reposa jamais dans
leurs profondeurs. Mais \h , pas plus
qu'ailleurs, son intention n'est de dé-
courapjer des fortes études les hommes
reliLîieux. Ce qu'il veut au contraire avec
chaleur, c'est, en prévenant quelques
abus, faire tomber les préventions que
bien des esprits nourrissent contre les
découvertes modernes. Il aspire an mo-
ment où , animés d'un même zélé, tous
les chrétiens studieux marchorit d'un pas
éj;al à la conquête de la sciences sans en-
goùment comme sans préjugé. M. Rinm-
bourj:; ne s'avfuglait pas sur les faiblesses
de ses amis; il les jugeait comme ses ad-
versaires sans partialité avec discerne-
ment et prévoyance.
l.st-il besoin que nous terminions pur
nn lésiimé cet article déjà bien long.
Nous ne le pensons pas , car nous croyons
inutile une répétition abri'gée de nos
sincères éloges. "Mais de plus , pour les
philosophes du genre de celui qui nous
occupe, la chose devient très difficile. Il
n'en est pas sous ce rapport des esprits
modérés, vi^jilans, (jui saisissent toutes
les faces diverses des choses, et sont tou-
jours prêts à porter appui h la vérité et
à la rai5«on partout où elles leur sem-
blent attaquées, comme des esprits pas-
sionnés et systématiques. Ces derniers
changent souvent de point de vue ;
l'axiome qui leur était sacré, l'année sui-
vante sera peut-être échangé par eux
contre un axiome tout opposé: mais
chacune de leurs productions pourra
être ramenée à une pensée unique, et se
résumera facilement dans une proposi-
tion fondamentale. Leurs œuvres prises
isolément auront au plus haut degré
le cachet d'unité , quelles que soient
les contradictions de leur vie. Chez les
premiers, au contraire, l'unité bien
moins sensible dans les travaux réside
et persiste tout entière dans la per-
sonne et dans les intentions. C'est pour
cela qu'en commençant cet article , nous
avons fait entendre que pour bien ju-
ger l'auteur de ces œuvres philosophi-
ques il fallait connaître l'homme. Isolre
but serait rempli et notre satisfaction en-
tière, si nous espérions que les pages
qu'on vient de lire rendront plus facile-
ment appréciables le caractère si élevé
ol impartial, l'esprit si sagace de M.
Riambourg, et l'imporlance des volumes
publiés après sa mort par des amis dé-
voués, si distingués eux-mêmes, presque
ses disciples, et sur lesijuels il a long-
temps exercé la légitime influence que
donnent une raison puissante et d'émi-
nentes vertus.
E. WlLSOW.
PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE.
127
PSYCHOLOGIE EXPÉIUMENTx\LE ,
PAR L. E. r,AUTALN ,
Chanoinu honoraire do Strasbourg, professeur de philosophie et doyen do la faculté des lettres ,
docteur en théologie, en nièdecine, Os lettres, etc. (l).
Nous nous sommes engagés , dans uii
premier article (2), à rendre compte d'une
manière détaillée des deux volumes de
Psychologie expéri/nenlale _, publiés par
l'abbé Bautain.
Dans îc présent article, nous nous bor-
nerons à V Introduciion placée ert tôte de
cet ouvrage, ot qui sert d'introduction
générale au cours entier de philosophie,
dont la psychologie expérimentale est
l'une des branches.
Cette partie de l'ouvrage , résumé de
l'enseignement philosophique dont nous
nous occupons, est présentée en para-
graphes serrés, non développés, tels q'.ie
le professeur les dicte dans ses cours,
comme textes de développemetis. Nous
chercherons à bien faire connaître le
sens et la portée de ce travail , par quel-
ques citations du texte et quelques dé-
veloppemens qui en manifestent l'esprit
et en fassent voir l'application au temps
présent.
Quel est le principe et le terme de la
philosophie chrétienne? Telles sont les
deux questions extrêmes, et id(MUiq!ies
au fond , dont s'occupe cette introduc-
tion.
I
Le principe <Î8 la philosophie chré-
tienne n'est pas une proposition pre-
mière dont se déduise tout nue doc-
trine, et son terme n'est pas une vloctrine
formulée, déduite de cette proposition
première. Le principe et le terme de la
philosophie chrétienne sont un état de
l'Ame humaine.
îSi la philosophie chrétienne est celle
qui se fonde sur la parole du Christ;
s'il est vrai que le Christ a dit : i Prati-
<i quez mes paroles, et vous connaîtrez
« la vérité; » s'il est vrai qu'il a dit ;
« Le commandement que je vous donne,
« est de vous aimer les uns les autres j »
il s'ensuit que la connaissance de la vé-
rité découle pour riio'.nmede la pratique
du commandement, et que lecomman-
denient étant l'amour , la vérité pour
l'homme vient de l'amour.
Cette assertion aussi simple qu'an-
cienne, maisénoncéeeldéveloppéeseien-
tifiqiiement , constitue à nos yeux l'ini-
portance et l'originalité des travaux du
professeur de Strasbourg. Cette solide
vérité, grAcn à Dieu, s»' répète fréquem-
ment de nos jours; mais il était bon de
la voir philosophiquement développée
dans tout le cours d'un enseignement.
La vérité vient de i'amour. Cette pa-
role vient de la bouche du Christ, com-
mentée dans la vie pratique, de la ma-
nière la plus lucide, par un très grand
nombre de saints, exposée même dog-
matiquement au moyen ûge par Hugues
de Saint- Victor et son école, et pratiquée
par saint Thomas qui puisait, disait-il .
sa science aux pieJs du Crucifix , dans
son amoin* pour sou Sauveur. C'est aussi
cequ'adit saint Paul : « Je nevcu\ d'aulre
« science que celle de Jésus crucilié. >
Et cependant il semble assez nouveau,
peut-être un peu forcé, d'engager les
philosophes <^ aimer pour connaître. Le
divorce de la tète et du cœur est bien
ancien parmi les hommes qui pensent.
Peut-être même est-il peu de penseurs
aux yeux desquels on ne paraisse con-
fondre deux ordres de choses bien diffé-
rens, en énonçant seienlill :jmMneut que
la lumière philoH)pIii(iuc vient de l\i-
moiu'.
C'est qu'en effet la sphèie des senti-
mens et la sphère des idées sont deux
sphères très distinctes. L'homme dont la
vie se porte vers rinlelligcncc cl la rai-
(1) Paris, chez La^uy fn-ros, rur Bouihon-lc-Chiilcau , I. '1 vol. in-3\ prix : llfr.
(15) Voir le n' ol>, l. vu , p. ii«j.
128
1\SVCK0L()GIF, FXPKIUMF.NTALE ,
NOM sT'puisP ordiiiaiiiMiient N» C(rur, cl
celui dont \c t (iMii- scconccMilrc cii amour
laisse birn souvenl toinhcr la science
comme vainc.
Toute Ame aimante, en (jui rinlclli-
f^cnce est tHeillée, sent nn anla;;onisme
coulimiel entre son esprit et son cœnr.
Lors(iu'elle se porte vers l'amour, elle
sent que son esprit se replie surlui uicme,
perd l'étendue, perd la couleur et la va-
riétt^ ; elle sent (pie son inlclli^'once re-
devient simple VA dciiuce comme l'in-
telli^'ence d'un enfant. Si elle se porte
vers la lumière , son entendement se di-
late et sou cœur semble s'épuiser.
Dans tous les ordres reli^'ieux, on prive
de science l'esprit des nouveaux frères,
pour que leur cœur apprenne à vivre de
prière et d'amour. Dans celle épreuve ,
leur cœur s'échauffe et leur esprit pûlit;
puis, lorsqu'ensuite la science redevient
un devoir, l'intelli^'ence reparaît avec
sève, mais l'Ame se plaint que sa ferveur
s'éteint.
L'amour et la lumière sont donc deux
sphères distinctes, cl qui semblent même
aujourd'hui bien moins se soutenir que
se combattre.
Et cependant le commencement de nos
ténèbres, c'est la séparation de ces deux
choses ((ue Dieu avait unies, l'amour et
la lumière. Dieu est amour. Dieu est lu-
mière, et nous sommes faits à son image.
La science perd la force et la vie quand
elle n<î la tire pas du cœur; l'amour ne
se répand point sur la terre, ne parvient
pins à dominer les hommes, quand il ne
se rend pas visible par la lumière.
\ oilà pourquoi , lorsque les hommes
d'amour et de prière négligent la science
comme vaine , ils déposent le sceptre in-
tellectuel . le sceptre qui doit régir l'es-
prit humain: et c'est alors que l'esprit
des siècles s'égare sans direction.
Loisque de leur côté les hommcîs de
scien(MMU(''prisenl l'amour, comme source
de science, lorsqu'ils disent: Le cœur
est le foyer des illusions; lorsqu'ils eu
viennent à s'endurcir contre tout senti-
ment pour suivre les conséquences rigi-
des de leur esprit, lorscju'ils chassent
du domaine sciciiiirnjuc l'amour, la foi,
pour s'enfermer e\clusiv<Muenl dans la
pensée, n'arrive-l-il pas alors que leur
esprit sans base, rcnon(,anl, autant qu'il
h^ j)eul, à l'altraclion centrale du cœur,
stî pcril, s'évanouit cl se dissipe dans le
domaine sans lin de la pensée ?
Il y a donc une alliance idéale et né-
cessaire en soi, entre la lumières et l'a-
mour; et cependant, dans la piatique et
dans le fait, il y a opposition et diver-
gence entre les deux.
L'antagonisme du cœur et de l'enlende-
inent est un état invétéré dans l'homme,
une habitude de l'esprit humain : c'est
presque une condition de notre vie pré-
sente, un vice originel de la constitution
de l'homme déchu.
Eh bien ! c'est là le mal que la philoso-
phie chrétienne, appuyée sur la vie chré-
tienne, doit chercher à détruire. Dans
cette destruction même, se trouve la so-
lution du grand problème philosophique.
Ce point , nous rafiirmons ici, sans le
développer en ce moment.
Reprenons les conséquences de cette
première idée, que le principe philoso-
phique c'est l'amour.
Tout le mal scientifique , le cercle des
égaremens, des illusions et des ténèbres
de l'esprit, vient de la séparation même
de l'esprit et du cœur, qui n'est elle-même
qu'une conséquence de la séparation de
notre cœur de Dieu.
C'est faute d'amour que l'esprit le plus
haut se dégrade , et ne craint pas de se
livrer à des erreurs que repoussent l'i-
gnorance et la simplicité : c'est faute d'a-
mour que les plus belles intelligences
osent affirmer des cho5es que repoussent
les enfans et les femmes par un instinct
de cœur qui les tient dans le vrai.
Par exemple , ce n'(îsl qu'une intelli-
gence abstraite du cœur qui peut tomber
dans l'apalhie de l'éclectisme, et surtout
dans l'impur panthéisme, cette niaise-
rie de l'esprit isolé , qui ne voit pas ce
qui peut l'empêcher d'identifier toutes
choses, le bien avec le mal, la haine avec
l'amour. L'esprit peut être panthéiste;
le cœur, s'il n'est vicieux, ne peut pas
Pêlre. Au spectacle du monde , l'esprit
est spectateur, mais le cœur seul est juge.
L'esprit ne voit (jue faits, lois et formules,
effets et causes, évolutions logiques et
nécessaires : il trouve sa joie dans ce
spectacle où le mal est beau comme le
bien ; l'un n'est pas plus logique ni dra-
malJiiuc que laulrc. Mais le cœur cm-
PAR M. L. BAUTAIN.
129
brasse l'un . repousse l'autre , parce que
le cœur aime la justice et hail l'iniquité,
s'il est vivant.
Tout esprit séparé du cœur, s'il tra-
vaille et s'il marche, quel que puisse être
au point de départ son degré de lumière
et de foi , descend en proportion exacte
de sa vitesse et de son énergie vers la
destruction de tout dogme . la neutrali-
sation de toute parole de vérité, vers la
face ténébreuse du monde. Mais un es-
prit fondé sur un cœur droit, quel que
soit son degré d'ignorance . s'il travaille
et s'il marche, remonte en proportion
de sa vitesse et de son énergie , vers la
lumière, l'affirmation, vers la face lumi-
neuse des choses et le foyer de la vé-
rité.
On peut poser que l'esprit tombe dans
les ténèbres et dans le froid en propor-
tion de son éloignement du cœur. Et
quel que soit l'amour qui règne dans un
cœur, pur ou impur, l'esprit demeure
au moins dans l'affirmation d'un système
s'il se maintient uni au cœur -, mais il
descend jusqu'à la négation de toute doc-
trine s'il s'en sépare.
L'affirmation d'une doctrine positive
suppose toujours comme principe un
amour. Si c'est l'aflirmation du sensua-
lisme, il faut du sensualisme vivant, un
amour vigoureux de la terre et point
désenchanté . dans le cœur de celui qui
l'annonce. Ln homme sans nulle passion,
un esprit franchement isolé, rigoureu-
sement critique , niera l'épicurisme au
m«'^me degré et au même titre que toute
autre forme philosophique.
Le principe subjectif de la philosophie
est donc le cœur de l'homme, et l'ori-
gine des différentes doctrines philoso-
phiques vient des états divers du cœur
humain.
Là où se trouve le cœur d'un homme,
là est aussi son trésor intt'llecluel , sa
doctrine implicite ou explicite.
Si le cœur est plongé dans les sens , il
en résulte le matérialisme, système phi-
losophique toujours vivant parnii les
hommes, tant ([iie le sensualisme est
pratiqué.
Si notre cœur s'attache aux charmes
de la nature et à l'intelligente admiration
de ses beautés, plutôt qu'a la jouissance
de ses formes et à leur possession égois-
tique, il produit ces gracieuses théories,
délices de l'imagination, beaux rêves des
esprits colorés et des cœurs jeunes, foice
poétique du platonisme.
Si notre cœur s'élance avec excès vers
la lumière , la cherche sans sobriété , se
pose dans un désir avide de la contem-
plation, de la science à tout prix, c'est
là la voie mystique dans le sens dange-
reux, c'est un ambitieux amour delà
lumière créée sans véritable amour de
Dieu. Dans cet état , l'homme fait effort
pour devenir lui-même la source de la
lumière, et il s'éloigne de la lumière in-
créée que la seule pureté peut atteindre,
et qu'on n'obtient qu'en passant par la
croix, et ses ténèbres et ses souffrances.
Enfin, lorsque le cœur se donne à
Dieu, libre et pur de tout autre amour,
alors, si l'àme cherche la science et la
vision, elle est dans la philosophie chré-
tienne, dont il est dit : « Bienheureux
< ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils
{ verront Dieu. >
Ainsi, la voie philosophique véritable
est celle-ci : Appuyer son e>prit sur son
cœur, son cœMir sur Dieu.
iSous le croyons, il y a un extrême à-
propos à dire ces choses en ce moment ;
car c'est la voie par laquelle seule nous
pouvons aujourd'hui lutter contre l'ob-
scur mélange des doctrines innombra-
bles , incohérentes , qui pèsent sur les
esprits.
jNous sommes environnés de doctrines
sans amour, sans pratique et sans foi ;
fruits d'une exaltation maladive de l'es-
prit sous un grand ville de etrur. Des sé-
ries de pensées confuses , indiftérentes,
rontraires. et cependant toujours prêtes
à s'unir dans im fastidieux syncrétisme
pour se séparer aussitùt; des voix molles,
sans vigueur d'assertion, faibles, mais
innombrables, luttent et se neutralisent
dans la splière vague de l'esprit isob'-.
Fantômes inconsislans, qui nagent dans
l'air et ne s'appuient jamais sur terre,
sur la terre rtSistante de la pratique et
de l'action; qui s'isolent de toute base
d'amour, de pratique et dévie; qui pnr-
l(Mit comme ces esprits étranges qu'un
écrivain connu crut voir eu songe . ils
s'énouijaient à partir de leurs lèvres, sans
souffle de poitrine, sans éprouvei- nulle
émotion; ils avaient l'art de maintenir
130
PSYCHOLOGIE EXPKIUMENTALE,
rij;oureu<;cinenl isolrs rnn tic l'autre leur
parolt; cl leur ((iMir.
CroNons-iiotis donc que ces Cantôines
peuvent rrsistrr lorsqu'une parole chré-
tienne, fondt'e sur la prali(|iie et sur l'a-
mour, leur comuKuule de se dissiper V
(.'.onuue l'épée sul)Nt;.'ntielle du Ik'îios
chassait les ombres vaines qui s't'car-
taient sans rési>tance devant un corps
réel, ainsi, croyous-ie hien , l'épée vi-
vante de la taj^esst^ du Chri.>>t, qui est
substance parce qu'elle est amour, peut
t hasser du ciel de la l'rance ces vaj;;ues
Iraiuées de panlliéisine, ces miasmes de
doute et de fatigue spirituelle, ces théo-
ries sans cœur, et percer jusqu'au tiel
serein dans l'atmosphère éteint qui nous
ul)sède.
Eli bien! si dans celte confusion , dans
cette fadeur générale de parole, si nos
efforts, nièuje j)0ur la cause de Dieu,
semblent aussi trop souvent faibles et
iu)puissans h trancher sur le bruit, d'où
vient ce mal? quel en est le remèdfî?
Avouons-ie, (juand cetie faiblesse et cette
stérilité se font sentir, c'est manque de
cet état cordial, humble et puissant, qui
donne aux plus simples paroles le sel et
le mordant, la sève et la fécondité.
Si ce (fu'on appelle aiîjourd'hui le nou-
veau mouvement catholique dans la lit-
térature, la science, la politique et la
philosophie , doit prendre de l'impor-
tance et obtenir un résultat européen et
historique , la condition de ce succès
c'est que, plus que jamais, quiconque
prétend combattre par celle cause se re-
cueille en son cœur devant Dieu , et re-
vienne avant tout à l'amour comme base
de science , de sa},M;ssc et de force : quii
quiconque s'est mis à écrire se mette à
pratiquer.
Lue autre cause de la médiocre in-
lluence d.; celte nouvelle tendane;; vient
de son attitude b'^'èrement craintive à
l'égard de rantorité spirilLclle. Elle ïie se
seul pas encore tout à-fail soutenue, et
ciainl. sans l'oseï- dire, de ne pas l'ctrcî
assez. Cest iiu'en effet l'autorité ne put
encore accorder sans réserve son tjop
puissant appui à toutes nos bardiessi s
littéraires, piiilosophiques et scienlili-
ques. Pour cela , qii'atlend-elle.^ Le voici :
1^'autorilé, suilout l'autorité centrale,
le sié^c do Piomc, cherche avant loul
dans ses enfans le caractère chrétien
foudamenlal, l'amour, ou, ce qui est
même chose, l'humilité , ipii est en nous
la capacité pour l'amour; i caritdtis Lo-
chs huinilitas , i dit saint Bernard; l'hu-
milité est le lieu de l'amour, (hiand
Home trouve dans une Ame ce caractère,
il semble qu'elle lui dise : < Allez en
paix ; ama et die qiiod vis. i Mais elle
tient pour suspectes même les meilleures
paroles de quiconque ne s'est pas fait
reconnattre à ce litre.
L'autorité catholique attend donc des
{^ciges solides d'amour , de vie pratique,
d'humilité, de pureté, de désintéresse-
ment d'esprit , avant de reconnaître
comme légitimes et comme appartenant
au Christ, les nouvelles forces qui se
développent.
Une remarque d'un très grand sens
vient d'élMî faite dans ce recueil (1),
c'est que l'état passé du clergé gallican
(qui n'est plus le nôtre aujourd'hui), état
Uianifeslé p.>r celle tendance, non h se
séparer , mais à se distinguer du centre
de l'unité d'une manière réfléchie, pr<^-
méditée et formulée, avait en propor-
tion éloigné de l'amour pour réléguer
davantage vers la science l'ensemble de
nos travaux et de nos efforts. < ISous n'a-
vons plus assez hardiment professé la
vcrilc dans VamoiWy > doctrine essentiel-
lement romaine , essentiellement cen-
trale dans l'Église catholique. jNous nous
sommes trop posés dans le domaine spé-
culatif j nous y avons suivi trop loin le
philosophisme sans cœur ; nous avons em-
ployé ses armes impuissantes; nous avons
accordé que l'amour et la foi devaient
rester dans les limites du cœur , sans se
mêler aux choses de la raison, de même
qu'on accordait quel'induencede l'Eglise
(hi Sauveur, se bornant au for intérieur,
au salut de chaque Ame, n'avait pas droit
de se mêler au m<juvemenl social ; doc-
trines contraires au progrèfcde la science,
comme au salut des peuples, comme à
l'enseignement invariable de l'Eglise
mère, cœur de l'Eglise universelle.
Donc, et sous tous les rap,)Oits, la
marche à suivr<; , la voie unique et né-
cessaire , la voici : retour de l'intelli-
gence vers le cœur, de l'esprit vers l'a-
(1; i>umOrQ de fvvriçr^ arlicio iaiilulé Imaid,
PAU M. h BAUTAIN.
131
moiir, de la pliilosophie et de la science
vers la pratique et vers la foi : retour du
cœur vers l'unité centrale , vers Dieu, et
vers le cœur de son Eglise.
Quand les travaux des savans chrétiens
s'appuieront entièrement sur ces bases,
on verra prendre à la science catholique,
sur tout ce qui porte à côté d'elle le nom
de science, l'ascendant qui convient à la
vérité sur l'erreur.
De là vient, disons-nous, et l'impor-
tance et l'a -propos de l'enseignement
philosophique dont nous nous occtipons ;
car il est tout entier dans ce sens : il
pose scienlifiquement l'amour comme
principe et comme terme ; dans son plan
général et dans tous ses détails , dans ses
conseils et sa méthode , c'est en vertu de
ce principe qu'il marche, et c'est vers ce
terme qu'il lend. La première page et la
dernière du livre traitent de ce point.
Citousen quelque chose :
« Le sujet de la philosophie, c'est
I l'homme, le seul être de ce monde qui
« ait la conscience de lui-même et de ce
« qui l'affecte, le seul qui sache aimer
« ou réfuter son affection avec motif.
I L'homme est aimant de sa nature
« comme il est libre et inlelligenl. Il
« aime dès qu'il vit, avant de connaître
« et de se connaître, avant qu'il soit ca-
« pable de choisir l'objet de son affec-
i tion. Il aime ce qui lui est semblable,
< analogue ou homogène. H tend vers ce
< qu'il aime, et parce qu'il l'aime. Qu'est-
< ce donc qu'aimer? qu'est-ce que Ta-
< mour(l)?
« L'amour , dans le sens universel du
« mot, est le principe créateur de toutes
« choses. Il est la source de la vie, la loi
« des intelligences, le lien sacré qui unit
« toutes les créatures du ciel et de la
« terre. L'amour spécial, humain, l'a-
« mour dans l'homme est l'expression du
« besoin foncier qu'il a de la vie ; c'est la
« tendance du moi vers un non i/iui , le
'< penchant du sujet vers un objet, alin
< (h; se l'unir ou de lui être uni. Gar-
i dons- nous de coufoudje Vnmour, qui
« appartient ;\ l'Ame, à ce qu'il y a de
( plus pur, de plus céleste dans l'homme,
« avec la convoitise de l'esprit , avec la
« concupiscence de la chair ou les appé-
(l) Inlrçiluclion , |j G,
« tits du corps. L'homme appelé ce qui
« répond au besoin de sa vie physique;
'( il convoiLe ce qui flatte son goût et s'y
attache; mais il n'aime, il ne peut ai-
mer véritablement que ce qui est ho-
mogène à sa nature physique, analogue
à son besoin foncier. La créature hu-
maine ne saurait aimer que ce qai lui
est égal ou supérieur , comme sa haine
ne peut s'appliquer qu'à ce qui est à
son niveau, ou à ce qui la dépasse. > (^ 7.)
î L'amour humain a sa source dans le
besoin profond de la vie, dans !e senti-
ment que l'homme acquiert de sa dé-
pendance de la source de toute vie;
dans la conscience vague de sa limita-
tion, de son impuissance à se suffire h
lui-même, à vivre par lui et pour lui
seul. Il n'y a pas de vie sans mouve-
ment, sans action et réaction, sans
communication. L'homme est-il dans
l'abondance? il tend à communiquer
son bien-être, à en faire part li ses sem-
blables pour .se les attacher, pour s'en
laire aimer ; il ne jouit vraiment de ses
biens matériels et spirituels qu'à celte
condition. Est-il dans la pauvreté, dans
le dt^n\iement? il cherche . et poursuit
ce qu'il croit propre à le soulager ou à
le satisfaire. Dans l'un et l'autre cas ,
c'est le besoin de vivre qui le presse :
du besoin senti naît le désir, et du désir
vient l'amour. > (§ 8.)
4 3Iais si l'amour de la vérité est la
condition de la science de la vérité ;
s'il n'y a point d'amour sans désir, ni
de désir sans le sentiment intime et
profond de la privation de quelque
chose qui est essentiel à notre bien-être,
de quelque chose que nous ne possé-
dons point en nous-mêmes, (|iic nous
ne pouvons nous donner , qu'il faut at-
tendrez et recevoir d'ailleurs, il sera
vrai de dire (|ue la capacité de l'indi-
vidu pour la science philosophique est
en raison de son besoin senti et réflé-
chi , reconnu et avoué d'un bit n qui lui
maïuii.e ; en r.iison de la conviction
qu'il aura acquise que son existence
réclame un soutien , que sa vie spiri-
tuelle ne peut se passer d'aliuieni ; et
il sera encore vrai de dire cjuil ny a
point de philosophie réelle, point de
science pîiilo^opliique possihie la où
rhommc prétend se suflirc a lui même,
m
rSYCîIOLOGîF KTPKnniENTALE,
< puiser la sn'onro o\ la v«'îrilé vu lui : la
a où l'oif^iiril dissimula le besoin , où lY*-
< i^oisnic ('loiilfe l'aiiiour. » {j 9.)
(!e sont l;"i ipielques uns des parap^ra-
phcs de riutroduction. Nous eu raj)i)ro-
chous ici les dernières pafjes du livre (|ui
uionlient (jue l'amour est la eousonnua-
liou de la science, comme il en est le
principe.
4 11 y a dans l'Iiomme un besoin plus
profond que le besoin de connaître,
c'est celui d'ainu^r. L'inttdli^encc est à
TAme ce que la vt'rité est au bien ; et
comme le bien est la consommation du
vrai, l'amour est la consommation de
la science, iîavoir, c'est vivre par l'es-
prit; aimer, c'est vivre par l'Ame; vi(î
plus profonde , puistjue l'Ame est la
racine de l'esprit, et que l'intelligence
en est une puissance. Aussi , ce qu'il y
a de plus ('levt' dans la science, toutes
les merveilles de la contemplation ne
suffisent plus h une Ame en qui le be-
soin foncier de sa nature s'éveille. La
vi^ritr, si belle qu'elle soit, lui paraît
froide, la science vaine, si elle ne re-
(joit la vie en substance, et elle ne peut
la recevoir ainsi qu'en aimant : car l'a-
mour seul unit intimement à l'objet, et
il n'y a de bonheur que par l'union et
dans l'unité.
< IMais il y a des degrés dans l'amour
comme dans l'intellij^ence , depuis le
désir le plus grossier des sens, jusqu'à
l'amour le plus pui-. II y a de l'Ame
dans tous les degrés de l'amour, car on
n'aime qu'avec TAme : mais tantôt elle
aime purement , imraédiatenuMit ce
qui est analogue à sa nature ou ce qui
lui est supérieur j tantôt elle aime mé-
diatement, avec mélange, (juaud son
désir n'airive h l'objet qu'A travers le
corps, les sens , l'imagination , la rai-
sou, l'esprit; ou quand elle aim(; ce
(jui est d'une nature inférieure A la
sienne. Alors son amour s'abaisse et
rlle se di^grade. Le seul objet digne de
son attachement c'est le Di»Mi supri^-m»;,
la source de tout bien, l'I^tre p.ir ex-
cellence. Aussi le cherche-l-(dle in-
sliuclivemiMil par toutes les voies et en
toutes choses , cl lorsqu'elle se pas-
sionne pour une créature, pour un 6tre
lini, c'est (ju'cllc croit y trouver le
bien infini qu'elle aime et la joie sans {
« terme qu'elle espère. L'illusion de la
« passion humaine est de chercher le vé-
< ritable bien où il n'est pas. De là le
< mécompte qu'elle éprouve par la va-
< nité de son objet, dès qu'elle le pos-
i sède, comme ces fruits de la mer INIorle,
< dont les couleurs éclatantes excitent la
« convoitise, et qui tombent en pous-
t sière dans la main qui les touche.
I l'.n Dieu seulement et dans l'amour
< de Dieu, l'Ame humaine peut trouver
i le boidieur dont elle est avide, parce
< que l'infini , dont elle est, peut seul as-
c souvir sa faim , combler le vide de son
< Être. C'est pourquoi l'homme ne peut
< parvenir à la vraie félicité, comme à
« la vraie science , que par une ascension
< continue et soutenue, passant succes-
« sivement par les degrés de l'intelli-
« gence et de l'amour, son esprit et son
< Ame s'élargissant et s'épurant toujours
a davantage, jusqu'à ce qu'il entre en
< rapport immédiat avec la vérité uni-
€ verselle , avec la bonté infinie , avec
< Dieu manifesté dans son éternelle lu-
I mière. H commence par aimer ce qui
i frappe les sens, ce qui réjouit le corps :
I c'est l'amour animal. 11 aime ensuite
« ses semblables, d'abord ceux qui lui
c sont unis par les liens du sang et dans
< lesquels sa frêle existence trouve se-
< cours et protection ; il les aime , parce
t qu'il est sorti d'eux, parce que sa fai-
< blesse et ses besoins l'attachent à eux.
i Dans le cercle de la famille , surtout
c (juand il en devient le chef, son amour
< s'étend, en se donnant à d'autres êtres
< pour lesquels il s'oublie souvent lui-
< même. Au-dessus de l'amour de la fa-
< mille est l'amour de la patrie , se dé-
( vouant au bien commur» dans l'unité
« nationale, image inférieure, mais belle
« encore, du Dieu suprême qui se donne
« à tous et n'excepte personne. Au degré
c supérieur est r.nnour de Ihumanilé ,
< qui, ne s'appuyant plus sur des uïotifs
« humains, n'a pu naître dans le cœur
i des hommes qu'après qu'il leur eût été
< révélé qu'ils ont tous le même Père
( dans le ciel. Ik doivent donc vivre en
i frères; et de là la fraternité chrétienne
« que l'Kvangile a établie dans le monde
i sous le doux nom de charité. L'amour
i de Dieu et de tous les hommes en I)i<Mi,
t voilà le plus i)ur amour, l'amour })ar
PAR M. L. EAUTAIN.
133
€ excellence , celui qui développe l'âme
€ dans toute sa capacité , et qui peut
€ seul la rendre infiniment heureuse ,
€ parce qu'il la met dans un rapport in-
ï destructible avec le principe même de
€ sa vie. Le but de l'amour est de s'unir
< à l'objet aimé, pour devenir semblable
< à lui et n'être plus qu'un avec lui. La
< tendance de l'amour de Dieu dans
< l'homme , c'est d'agir comme Dieu et
« de réaliser, autant que l'humanité le
< comporte, la perfection divine. « Soyez
« parfaits comme votre Père céleste est
< parfait. » Tel est l'idéal de la charité
I chrétienne; idéal qui a été réalisé sur
» la terre dans une vie humaine, par
« celui qui nous l'a apporté du ciel ,
< par le Yerbe divin fait homme. Jésus-
i Christ nous a appris par sa parole et
< par ses actes, par sa vie et par sa mort,
€ à aimer comme Dieu aime ; il nous a
« appris à aimer quand m('//^e ^ malgré
< les ingratitudes , les outrages et les
i persécutions. < Si vous n'aimez que
< ceux qui vous aiment , vous ne faites
I pas plus que les publicains et les païens.
€ Aimez ceux qui vous haïssent, bénis-
< sez ceux qui vous maudissent , faites
< du bien à ceux qui vous font du mal ;
< c'est par là que vous ressemblerez à
< votre Père qui est dans le ciel. > Ce
< qu'il nous a enseigné, il l'a fait; il a
< aimé les hommes jusqu'à mourir pour
€ eux ; il a donné son sang pour les sau-
< ver; et depuis ce temps l'homme sait
« qu'il n'aime bien que quand il est prêt
< à sacrifier sa vie pour ce qu'il aime.
i Depuis ce temps des milliers d'hom-
< mes , de femmes et d'enfans , ont pu au
< nom de Jésus-Christ et par sa charité
f qui les pressait , se dévouer pour
« leurs semblables qu'ils ne connais-
« saient pas , qui ne les aimaient pas ,
« qui souvent même étaient leurs persé-
« cnleurs et leurs bourreaux. Depuis ce
< temps il y a eu continuellement sur la
i terre, partout où la parole de Jésus-
< Christ a germé , des martyrs de la loi
« et de la charité , des héros de l'amour.
< l/I!van^'ile en appelant tous les hom-
« mes à l'unité et en travaillant ù les
< unir en Dieu par Pamoiir le plus ex-
i cellenl (jui absorbe tous les autres, a
< montré au genre humain sa vraie des-
< linatiou et l'unique moyen pour y par-
ToaiB vm. — N" 41, iiiôî).
i venir. < Qu'ils soient un ! > Voilà le but;
i et c'est le dernier vœu du Christ. < Ai-
f mez-vous les uns les autres, comme je
i vous ai aimé.) Voilà le moyen ; et c'est
i le commandement nouveau! j
< La parole de Dieu est donc à la fois
t la lumière de la science et l'âme de la
i civilisation. Le monde moral tourne
< autour de cet axe depuis le commeu-
€ cément et surtout depuis la venue de
« Jésus-Christ ; et c'est pourquoi la phi-
< losophie , amour de la sagesse dans
c son vrai sens, et qui doit en montrer
< le chemin aux hommes , doit aussi s'ai-
< tacher de toute sa force à la parole qui
c a tout fait, qui porte en elle les idées
< de toutes choses ; et qui ainsi peut
i seule fournir à toutes les sciences les
( principes éternels de leur développe-
i ment. Il n'y a plus aujourd'hui de phi-
< losophie platonicienne, de philoso-
c phie aristotélicienne, de philosophie
< stoïcienne ; ces doctrines n'existent
« plus que dans Phistoire , comme des
c préparations à l'unique philosophie ,
< parce qu'il n'y a qu'une seule sagesse,
i la sagesse de Dieu, manifestée par son
I Verbe. Il n'y a de philosophie possible
c en nos temps que la philosophie chré-
f tienne : en elle réside l'espoir de la
! science , de la civilisation et du pro-
< grès de l'humanité (1). >
Oui, la solution du problème scienti-
iique comme celle du problème social
est indiquée dans l'Évangile : mais elle
n'est pas encore acceptée dans le monde,
quoique la civilisation chrétienne dans
ses crises successives et même dans ses
écarts, converge vers l'une et l'autre.
(^u'on prenne le texte de l'Evangile et
le commentaire de l'Eglise et qu'on y
croie scientifiquement , politiquement ,
comme on y croit religieusement : on y
verra les solutions cherchées par le be-
soin des peuples et le besoin de l'esprit
humain.
On souffrira de scepticisme et d'anar-
chie tant qu'on regimbera contre cet ai-
guillon.
Il est lemp^ de prendre au sérieux les
vérités évangéiiques , d'en vivre à travers
toute la vie , dans la prière , dans la pen-
sée, dans la vie sociale et privée.
(I) Psychologie xpérim., i. ii, p i«W.
134
PSYCHOLOGIE rAPKRIMENTALE ,
Nous le voyons, les sciences dans leur
ensemble, et la philosophie surtout , la
jxïlilique enropt^tMiue et toute la civilisa-
lion moticrue eu )uassp en sont aux il(;r-
niers embarras. 11 devient clair, ce sem-
ble , qu'on ne peut plus sortir de là que
par une catastrophe ou par la Tranche
acceptation des conseils du Christ, guide
lu^cessaire de notre marche.
Pour nous borner aux choses d'intelli-
j^enco , oui , l'espoir de la science , de la
lumière que veut l'esprit humain, réside
dans la philosopliie chr(^,tienue ; et la
philosophie chrétienne est celle dont la
base est l'amour.
Mais, comme nous l'avons dit, l'anta-
gonisme de l'esprit et du cœur est un
état invétéré dans l'homme. J-.'âme et
l'entendement semblent deux termes op-
posés qui se neutralisent l'un par l'autre ;
la science nous enlle et l'amour nous
aveugle.
Donc il faudrait, en toute rigueur,
changer de vie pour sortir de ce cercle
vicieux : il faudrait une transformation
de notre état interne. Il faudrait l'ascé-
tisme chrétien , la puriiication , la mort
mystique de Jésus-Christ , toute la voie
de la croix.
Fonder la philosophie sur l'amour,
c'est donc planter la croix de .lésus-
Christ dans le domaine philosophique.
Dieu veuille l'y hxer , pour délivrer
l'esprit incertain de ce siècle de ses té-
nèbres et de ses langueurs.
ir
Tsons avons vu que le principe de la
philosophie c'est l'amour.
l'J maiulenant quel est l'objet dont la
philosophie est l'amour? Quel est le
irrme vjms lequel tend l'amour philoso-
|)lii(|ue?
C'est la Sagesse.
Mais qu'est-ce que la Sagesse? — C*est
relie dont parle l'Écriture sainte au livre
de la Sai^rsse. Un chrétitiu n'en peut vou-
loir d'autre.
i J'ai été créée dès l'origine et avant
( les siècles, dit la Sagesse , et je de-
« meure jusqu'au siècle à venir.... Celui
t qui m'a créée s'est reposé dans mon ta-
i bernacle. Ixclcs. 2i.)> < La Sagesse est
< le miroir de la majoslé de Dieu , l'i-
< mage de sa bonté... (Sag., viii.)» i Elle
i est la mère de l'amour pur, enseignant
i la vraie science. »
Ces paroles et les autres des livres sa-
pientiaux, appliquées par les Pères tantôt
à Jésus-Christ comme Dieu, tantôt à son
humanité, appliquées par l'Eglise i'i la
\ ierge très pure . devenue mère de Dieu,
sont commentées par saint Augustin de la
manière suivante (l).
Sans exclure aucun autre sens, il les
applique à la demeure céleste , spiri-
tuelle, appelée tabernacle de Dieu, dont
il est dit : < h'cce tahcniiiculuni Deicutn
hominibus. i
< A otre séjour , ô mon Dieu , n'est
i donc rien de terrestre ni de semblable
< au ciel corporel sensible : c'est quel-
i que, chose de tout spirituel , tenant en
< quelque manière de votre éternité : il
( est incorruptible: vous l'avez fait de
( nature à subsister toujours.... C'est la
« Sagesse créée, première de toutes les
< créatures. >
I La Sagesse incréée est éternelle com-
< me vous-même, ô Père tout-puissant :
< elle vous est parfaitement égale : c'est
< par elle que vous avez créé le ciel et la
i terre et tout ce qu'ils renferment : c'est
t le seul souverain principe de toutes
« choses : en un mot, c'est votre Fils uni-
« que qui est la Sagesse incréée. >
i Mais votre demeure est la Sagesse
i créée, spirituelle par sa nature, et de-
« venue lumière par la contemplation
f de la lumière. »
< Et celte Sagesse créée est la céleste
(i Jérusalem , celle ville toute libre , qui
I est notre mère commune, qui est et qui
< sera élernellemenl votre ciel (2). »
H y a donc une Sagesse incréée, le
Verbe-Dieu , et comme intermédiaire en-
tre l'esprit de l'homme et le \ erbe divin,
il y a cette Sagesse, Sagesse créée, lu-
mière illuminée, et devenue lumière par
la contemplation de la lumière : < (Jiiw
conlcnipLalUmc LiiiiiuiLs Ltmcii esL, t
De même que dans la vie la piélé du
chrétien s'adresse à Jésus-Christ pour
parvenir au l*ère , et s'adresse à Marie ,
ynère de Jésus, pour parvenir à Jésus-
Christ; de même que chaque chrétien
(1) lUt'dit., rhap. \i\.
(•1) S. AuQ., Uvdil.j cbap. XIX et xx.
PAR M. L. BAUTATN.
135
n'est pas seulement en rapport avec Dieu
par la prière et la vie intérieure , mais
surtout et d'abord par l'Église notre
mère , épouse de Dieu : de même l'intel-
ligence de l'homme et son amour pour la
céleste vérité tend à son terme extrême,
la Sagesse incréée , par la médiation de
cette Sagesse créée , appelée la maison de
Dieu, son temple , le tabernacle où Dieu
se communique aux hommes (l\
Cherchons quelque reflet de cet énoncé
théorique, fondé sur l'Écriture et sur la
tradition, dans l'expérience de notre pro-
pre cœur et dans la vie de l'humanité.
Quand un homme est touché de Dieu,
quand Dieu met au fond de son cœur l'a-
mour du bien et de la vérité, alors la mo-
tion qui l'inspire et le saisit dans les
mortelles ténèbres où les hommes sont
couchés, lui dit d'abord : i Lève-toi et
marche. > Et l'homme marche et tra-
vaille avec ardeur et joie. Il marche et il
croit à un but. Il marche vers une patrie
dont il s'est souvenu. Qu'il sache ou non
que cette patrie est le ciel même et le ta-
bernacle divin , il marche vers un idéal ,
vers un avenir de lumière , vers l'idéal
d'un monde dominé par le bien. Il mar-
ciie vers une terre promise dont il porte
en lui la promesse et dont il cherche la
réalité. Il porte en lui le reflet et l'image
de tout un monde de lumière et d'amour:
il en poursuit le corps et la substance.
Tout homme tend vers un pareil monde
ou du moins tous s'y sentent poussés.
Is'y a-t-il pas pour tous les hommes
une voix qui nous pousse dans la vie ,
comme dans la science , sans nous per-
mettre d'arrêter : une voix qui nous ex-
cite par l'expérience à toujours avancer;
qui , dans notre voyage terrestre, à tra-
vers la science ou la vie, nous porte
comme un voyageur plein de jeunesse et
d'avenir qui rêve toujours dans le loin-
tain une nature plus riche et plus belle.
<,hielle est cette voix qui ne cesse de nous
dire ; < Il y a mieux , il y a mieux ! i
Quelle est cette voix? quel est ce but?
C'est la voix de Dieu même qui ne
cesse de porter chaque homme vers le
but de la vie : qui pousse chaque homme
(I) Voyez Vlntroduclion, p. 0 , et la noie 6,
p. 4S , au lome premier do lu Ptycholog^e expéri-
mentale.
et toute l'humanité vers le royaume de
Dieu , vers sa sainte volonté réalisée dans
toutes les créatures en la terre comme au
ciel, vers le nom de Dieu glorifié, vers
la sphère de lumière que pressent toute
intelligence et dont tout cœur a senti
l'attrait.
Tous les hommes sont poussés vers ce
but. Tous sentent cette impulsion et cette
inspiration. Aucun homme ne travaille-
rait, l'humilité cesserait d'avancer , si le
secret pressentiment d'un but meilleur
que le présent , d'un monde de lumière
et d'amour ne pressait le cœur de cha-
que homme.
Sans doute la plupart prennent le
change. Bien peu vont jusqu'au terme
sous l'impulsion reçue : bien peu préten-
dent à l'amour éternel , à la beauté su-
prême : bien peu résistent aux séductions
partielles de repos et d'amour qui les ar-
rêtent et les détournent dans la voie sa-
crée de la vie. Mais cependant chaque
pas dans la carrière, dans la vie ou dans
la pensée, annonce le but suprême dont
l'attraction peut seule produire un mou-
vement humain.
Voilà des faits humains, des faits uni-
versels. Il est un terme absolu , positif,
au travail de la vie comme au travail de
la pensée.
La marche de l'humanité, dirigée par
la Providence, développe un état dernier
qui est le but du travail humain. Aidée
par Dieu qui lui donne la force d'agir et le
plan du travail , qui la dégage du mal
par le mystère du Christ , l'humanité en
se développant et en se purifiant édifie
le temple de Dieu : elle-même devient
ce temple saint en s'unissant et en se
conformant à la Vierge divine, épouse
et mère de Dieu , temple de l'Esprit
saint.
Voici maintenant le sens philosophi-
que des données précédentes et leur ap-
plication à l'état actuel de la science.
Le panthéisme allemand , qui est la pé-
riode philosophi(|ue dernière, se réduit
à ceci :
« La marche du monde est le dévelop-
pement de Dieu. Dieu cherche à obtenir
pleine conscience de lui-niiMn;' en s'.'\-
posant. »
< Dieu -principe est rextrêinc passé,
Dieu-terme est rcxtrêmc avenir. Dieu
i.3(;
PSYCHOLOGIE e\pi:rimentalk,
siij«H, Dicii-objrl , sont \cs deux pôles de | clltM rrlablir dans \o. niondo lo rovnump
l'univers. >
< Dieu se développant pour se voir est
le foyer du monde : et Dieu développé
se possédant et se réflécliissanl dans sa
totalité est la limite , le but, le terme cx-
tr«'me du mouvement de l'univers. >
( Dieu l'ère est le centre du moiule : le
monde est Fils de Dieu : riiomme est l'Es-
prit de Dieu, j;loritiant l'un par l'autre.
Et ces trois termes forment la J'rinité
consubstanlielle. >
Kli bien ! la connaissance cbrétienne de
la Sagesse, telle que l'Écriture la décrit,
répond au panthéisme en lui substituant
la vérité dont il présente la monstrueuse
image. Voici ce que la philosophie ca-
tholique répond au panthéisme :
La Trinité consubstantielle c'est Dieu :
Dieu absolu, parfait, avant toute créa-
ture et tout développement.
Le but de la marche du monde n'est
pas le développement de Dieu.
Ce n'est pas Dieu qui se réalise , c'est
son idée qui se manifeste et sa volonté
qui se fait.
L'idée de Dieu est le terme du monde :
c'est l'idéal vers lequel marche l'huma-
nité, pour lui devenir adéquate et obte-
nir ainsi conscience d'elle-même et con-
science de Dieu.
L'idée de Dieu, soit en elle-même soit
dans sa réalisation, est ce que la tradi-
tion chrétienne appelle : IVom glorifie de
Dieu, temple de Dieu, tabernacle de
Dieu, royaume de Dieu , Et^lisc de Dieu ,
Epouse de Dieu. Et c'est aussi ce que
l'Ecriture sainte appelle « miroir sans
tache de la grandeur de Dieu , image de
sa bonté. >
Ce n'est point Dieu-objet en face de
Dieu-sujet : ce n'est point Dieu se con-
cevant et se réfléchissant lui-même dans
son iniinie perfection : ceci se passe au-
dessus du monde, dans le sein de la Tri-
nité.
Mais cette capacité pour concevoir la
lumière éternelle c'est la Sagesse créée
que Dieu daigne rendre . lumière par la
< contemplation de la lumière, lumière
< illuminée par la lumière illuminan-
I te > 1,. »
Et l'homme, poussé par Dieu, doit en
(I) S. Auj;., irc(/if.,cli. XIX.
(lu l^^niphî divin , la i^loire du nom divin,
par la marche et par le tr.iv.iil , par la
pensée et par la vie. ()ne s'il ngil ainsi
rjiomme sera fait enfant de Dieu.
Et ce développement du nom divin
dans l'univers n'est pas le cours commun
du monde qui se fait par la succession
des années et des jours , par le passage
des générations sur la terre : le nom di-
vin se glorifie et se développe dans W.
monde par Jésus-Christ et les hommes
qui le suivent, à travers et malgré le
monde , pour le sauver.
Ainsi le panthéisme s'est égaré faute de
connaître la Sagesse, objet d'amour du
philosophe chrétien.
l^ntrons dans quelques détails plus
précis sur la nature de l'objet philoso-
phique.
(1 (^)u'est-ce que cette existence mysté-
< rieuse dont le philosophe se dit ama-
< teur, qu'il recherche avant de la con-
< naître, dont il attend la satisfaction de
< son besoin foncier, le complément de
« sa vie , la science , la félicité? Qu'est-ce
c que la Sagesse? qu'est-elle en elle-
i même? qu'est-elle par rapport à
< l'homme (1)?
< Si le mot de philosophie n'est pas un
c vain nom, s'il implique la notion de
« deux termes, d'un sujet aimant et d'un
< objet aimé , il faut admettre l'existence
< de cet objet distinct de l'homme, non
< moi en face de son moi , mais en rap-
c port avec lui et répondant à son besoin
1 foncier, à son désir. Or, ce que
< l'homme désire naturellement, ce qu'il
c veut instinctivement, ce qu'il recher-
< che et ce qui lui plaît toujours, c'est le
I bien et la vie , c'est ce qui porte le ca-
« raclère de la bonté, de la vérité, de la
I beauté ; et encore une fois, comment
< rechercherait-il naturellement le bon,
< le vrai et le beau, si leur prototype
< n'existait en puissance dans son irilel-
< ligence, s'il n'en portait le caractère
i sacré dans son Ame. dnns son esprit,
< dans toute sa personne? Si aucune
< beauté particulière ne lui parait par-
< faite ou sans di-faut , si aucune ne ré-
< pond complètement à l'idée vague qu'il
« a de ce qui est beau, c'cbt que lidéal,
(I) Iniroducliony S <L
PAR M. L. BAUTAIN.
137
< l'archétype de toute beauté plane con-
( stamment devant lui, à savoir, la Sa-
ï gesse elle-même se réfléchissant plus
« ou moins purement , quoiqu'à son
<i insu, dans son miroir intérieur ou dans
i son entendement. »
C'est là l'objet suprême vers lequel tout
homme est poussé. La marche de la vie et
le progrès de l'homme consistent à se dé-
gager de tout autre objet, de toute autre
forme, pour arriver au terme légitime de
l'espérance humaine.
Sans parler des créatures individuelles
et des biens accidentels auxquels le cœur
de l'homme peut s'élever, le premier
objet général auquel l'homme se trouve
attaché quand il nait à la vie , c'est le
monde physique. L'homme y vit physi-
quement et s'en nourrit. {$ 21.)
Le monde physique peut devenir objet
philosophique. De là le a sensualisme _,
tf VépicurismCj le matérialisme et toutes
« ces doctrines ignobles et superficielles
< qui tendent à retenir ou à ravaler
€ l'homme au niveau de l'animal, qui ont
< leur base dans la concupiscence de la
i chair j et leur terme dans la matière. i>
(§22.)
Mais l'homme , par le développement
des facultés de l'esprit et l'influence de la
parole, s'élève ordinairement au-dessus
du monde matériel, cesse de s'identifier
à lui, et s'en dégage assez pour le voir à
distance dans sa forme et dans sa beauté.
Cela même est le second objet général
auquel chaque homme s'attache dans ses
années d'adolescence ; c'est le second de-
gré du développement ; c'est l'âge de la
poésie j de Vesthétiquc, de l'imagination ;
c l'objet, c'est la figure du monde, la
« nature vue en spectacle. >
Ce spectacle de la nature peut devenir
objet philosophique, et donne lieu à une
philosophie d'imagination, comme le
monde physique, aimé pour sa sub-
stance, donne lieu à une philosophie des
sens. Ce degré philosophique a son fon-
dement dans le besoin de f l'homme de
voir, de contempler et d'admirer la belle
nature , dans la concupiscence des yeux.
•(§2.1.)
Après cette période , la raison prend le
dessus; «elle arrête la fougue de Tima-
< gination , elle en lompèrc le feu cl l'é-
i clal; les images loui-à l'heure si scdui-
€ santés se décolorent, le désenchanle-
< ment commence, et h peine l'homme
c a-t-il prêté une oreille attentive aux
i dictées de la raison qu'il acquiert la
< conscience d'un besoin nouveau, plus
c noble et plus général que les précé-
< dens, le besoin de l'ordre, de la jus-
« tice, du beau moral. Enfant, le sens
< des saveurs, le goût et le besoin de
< l'alimentation physique dominaient en
« lui; adolescent, c'était le sens de la
« vue, de la lumière, le besoin d'images,
< de tableaux, de spectacles. > L'objet
auquel l'esprit de l'homme s'attache
alors , c'est la loi^ la loi soit dans la na-
ture, soit dans l'ordre social, soit dans
l'exercice de la raison et de la parole. La
logique , l'art de la parole , le droit so-
cial, les préoccupations politiques ex-
clusives, la science des lois de la nature
répondent à ce degré. (§ 25 et 26.)
La loi et la raison deviennent objet
philosophique ; c'est le degré du ratio-
nalisme. Dans ce degré , l'homme se con-
temple opiniâtrement lui-même , et le
danger de ce degré , c'est que « la raison
c se persuade qu'elle porte en elle la
( majeure absolue, le principe universel
< de la science, le critérium de la vérité,
€ qu'elle peut remonter par induction
( jusqu'à l'origine des choses, ou dé-
< duire de ses notions pures , comme elle
i les appelle, une métaphysique cer-
< taine, une morale catégorique, qu'elle
« peut être à elle-même sa lumière et sa
i loi, se diriger par sa propre force dans
c les voies de la vie, et n'obéir qu'à elle ;
( philosophie stérile, produit de la con-
« centration de la volonté et de l'exalla-
i tion de l'esprit , fruit éphémère de Vor-
i gucil de la vie. > (ii 28.)
Il est à remarquer que beaucoup
d'hommes s'arrêtent au premier degré du
développement et au premier objet, le
monde physique.
D'autres s'arrêtent au second degré,
au second objet, à la nature vue en spec-
tacle.
D'autres enfin au troisième degré, ce-
lui de la raison se posant dans la loi lo-
gique, naturelle et sociale, telle que ce
monde la comporte, telle qu'elle est dans
la sphère de l'espace et du temps.
Tant d'houinn's s'arrêtent à ces pre-
miers degrés que l'existence d'un degré
138
PSYCHOLOGIE E\^[^^\lME^TALE,
suprriour tic (li'vnloppCinenl n'est ni g<^-
ncraUMiicnt connue ni vulf:jairenient ad-
mise.
Et crjM'iid.nil il est certain que < l'exer-
< cicc Iff^'ilinie de l.i raison dans ia
< splière de l'espace et du temps conduit
( l'Iioiunie au pressentiment de quelque
( cliose d'absolu, d'universel, qui doit
< faire ia base de ce qui est relalii et
< continrent. Ce pressentiment naît dans
< son Ame quand la vérité l'a touché de
< son rayon divin, et alors le besoin de
< connaître se fait sentir ; alors aussi il
i lui faut des objets plus purs, plus no-
i blés et plus vrais que tout ce qu'il a
< connu jusque là. Le pressentiment de
« la vérité lui donne une sorte de foi va-
« ^ue en l'existence d'un monde supé-
( rieur à celui où il vit actuellement,
< dun monde où doivent régner la
< beauté, la vérité, le bien. Quel homme
i n'a pas trouvé parfois dans son inté-
i rieur, à des époques sérieuses et en
( certains momens de recueillement,
< les traces de ce mystérieux pressen-
i tinicnt et de celte foi obscure ? >
(5 30.)
Si l'homme éprouve alors un besoin
intime auquel rien de périssable, rien
de terrestre ne répond, s'il a foi en la
vérité d'un monde supérieur et en la pos-
sibilité de le connaître , il faut admettre
une philosophie qui corresponde à ce
besoin; et l'objet de cette philosophie,
c'est la Sagesse éternelle, manifestée
dans le monde des intelligences. (j3I.)
Mais ce degré que l'homme pressent en
vertu de sa nature , il ne l'atteint pas en
effet par lui-même ou par le cours natu-
rel de son développement; l'iaton l'a
pressenti sans en atteindre la substance.
L'intelligence humaine agissant parelle-
m<^me et en tlehors du Christianisme,
s'arrête h cet égard dans \es/>ir/tualLsnic,
Vide (dis me, le pdtUhcLsnie, pris dans son
meilleur sens; mais ces doctrines qui
élèvent l'homme en science spéculative,
I le laissent dans l'ignorance d»' sa na-
< Inre foncière et de sa position préî-
« sente , dans l'ignorance; de son origine,
c de sa loi , de sa fin et des moyens de
< l'atteindre. » (,3L)
< Il faut donc une doctrine plus élevée
« et plus profonde, plus vaste et plus
« complète que telle dont nous venons
de parler; une doctrine qui révèle à
l'homme les mystères de l'Iioiume, qui
lui dise d'où il est et ce qu'il est dans
la hiérarchie des êtres, dans l'ordre
des existences, d'où viennent les con-
tradictions qui le divisent en lui même;
une doctrine qui lui montre la voie
unique par laquelle il peut avancer, se
perfectionner, arriver à la science de
la vérité, et par elle A la vraie liberté,
à la paix véritable, à la vie foncière,
garant de l'immortalité; une doctrine
qui lui découvre les obstacles qui s'op-
posent à son progrès, les ressources
qu'il porte en lui, et les moyens qui lui
sont offerts du dehors pour les sur-
monter. Or cette doctrine par excel-
lence, enseignant les plus hautes vé-
rités dont l'homme est capable en ce
monde, l'initiant aux mystères divins
par la vertu de la parole divine, c'est
celle du Christianisme, par laquelle le
philosophe devient en toute vérité dis-
ciple de la Sagesse.) (532.)
Ici, «l'objet, c'est la Sagesse suprême
et ses lois; non plus la sagesse de la
chair ou des sens , la sagesse de la pen-
sée ou de l'esprit propre , la sagesse du
siècle, du monde ou du temps, la sa-
gesse humaine enfin, mais la sagesse
divine, idéale et prototype de toute
sagesse, beauté universelle, mère et
modèle de toute beauté particulière,
source de toutes vertus, et qui. à tous
les degrés du développement spirituel
de l'homme, est toujours, qu'il le sa-
che ou qu'il l'ignore, l'objet de son
amour et le but de ses recherches ; car
c'est elle , cette sagesse originale et
primitive, qui fait la beauté du monde
et de la nature, la justice des actions
morales et des lois, la vérité de l'idée
et de la science , la beauté de la vertu
et de l'amour : c'est la îMona.^ des
déistes, la Dias dvî l'idéaliste, la So-
j)/iia des Grecs, la Schwadah des In-
diens, la Chochtnah des Hébreux, la
raison universelle des modernes. »
{i 33.)
Cette idée, entrevue par Platon, ex-
posée plus ou moins heureusement par
le néo-platonisme aidé des écritures
chrétiennes, très répandue dans la phi-
losophie indienne . est développée pure-
ment par nos livres sapientiaux, et vil
PAR M. L. BAUTAIN.
139
dans toute sa force et toute sa vérité dans
la tradition catholique 1).
On lit dans l'Ecclésiastique ces paroles
fondamentales : < Le Verbe de Dieu au
i plus haut des cieux est la source de la
c sagesse C'est le Très-Haut, le Dieu
< souveraindominateurquiTa crééedans
« le Saint-Esprit, qui l'a vue. qui l'a
I nombrée et mesurée, et qui l'a répan-
( due sur ses ouvrages (2\ »
« Remarquons que le texte sacré
c nomme le Souverain dominateur, son
< Verbe et l'Esprit , comme auteur de la
c sagesse, et la sagesse est posée comme
c une existence objective en face de son
I créateur ;3). >
C'est là le sens du long et remarquable
commentaire de saint Augustin, dont
nous n'avons cité qu'une partie (4\
« Cette sagesse, objet de l'amour du
i vrai philosophe, serait donc l'effet pri-
i mitif, pur et universel de la raanifesla-
« tion de Dieu extra se ; c'est elle que
* saint Paul désigne quand il dit que ce
< qui était invisible en Dieu est devenu
c visible depuis la création du monde.
« Ce n'est point l'Être-Dieu , la substance
i Dieu, Dieu dans son absolue st-iu-, qui
« serait devenu visible par la création ;
c c'est Vidée divine posée par la puis-
( sance divine, qui est devenue visible à
( toute créature intelligente, faisant
< partie intégrante de l'univers (5). »
C'est là < l'idée vraiment philosophique
i et mère de la science , puisque son
i idéal , ou la sagesse , renferme tout ob-
c jet de science. »
Résumons ce qui précède, et con-
cluons tout ce travail.
Le principe de la philosophie, c'est
l'amour. Sans amour pratique et vivant,
(1) Voyez la noleô, p. 4o.
(2) Ecdéi., ch. 1, Y. 3, 9, 10.
(3) P*yc*.,p. 49.
(4) Médit., ch. xviii , iix , xx.
(5) Ftych.,f. .SO.
la science n'est plus qu'une science de
tête, vide de substance et d'âme, et
fausse par cela même.
L'objet de cet amour, le but ou terme
philosophique, c'est la sagesse, idée di-
vine, universelle, intermédiaire entre
l'esprit de l'homme et Dieu.
Dans cet objet ou forme universelle,
toutes les intelligences des hommes
pourront s'unir, se pénétrer comme elles
seront pénétrées de Dieu; c'est là le but
suprême que poursuit en ce monde l'a-
mour de la sagesse , et qu'il atteint dans
l'éternité.
La science philosophique ainsi conçue
est le reflet du culte catholique, tel qu'il
est pratiqué par les moindres fidèles.
Le panthéisme moderne , dont le prin-
cipe d'erreur consiste à méconnaître l'i-
dée de la Sagesse créée, idée de Dieu qui
n'est pas Dieu , s'est développé , chose re-
marquable , au milieu des peuples chré-
tiens qui ne reconnaissent pas l'Église ,
épouse de Dieu^ il a germé parmi les
peuples séparés qui, de propos délibéré,
refusent de penser à 3Iarie, épouse de
l'Esprit saint. C'est rejeter l'élément
passif, t lumen illuminaturn (l), i et c'est
absorber tout en Dieu.
Aussi, c'est par l'Église et sa vertu,
c'est par Marie et son intercession vi-
vante, c'est par le grand mystère que
représente la Vierge , mère de l'Homnie-
Dieu , que la philosophie chrétienne
triomphera.
L'abbé A. G.
1) s. Aug., JfedK.jCh. xix.
P. S. Nous répétons à la fin de rel arUcle ce que
nous avons déjà dit on insérant le premier ariicle
de M. Tabbé G., c'c*t que ce sonl ici ses opinions
personnelles et non en tout celles des directeurs de
VI niv*'riHé. Il nous a paru que nos abonnes seraient
bien aises de Toir la doctrine de M. Bautain , qui a
eu du relcDlissement, exprimée par on de ses dis-
ciple».
110
UTlLITt: DES LEGl:^DES l'OPULAlIlE.S.
UÏILlTi: DES Li:(.EM)ES POPULAIRES.
LES MES DES SAIMS DE LA IU;i:TA(;NE-AKM()KIQLE D'ALBEin-LE-GRAM»
ET DE DOM LOIJLNEAIJ,
iiocdilccs par M. Mior.vc de KIiRDA^LT (1) et par Tabbc Tkesvaux (2).
1.
La science et la litlérature se préoc-
cupent beaucoup de la Bretagne depuis
quelques années; elles fouilleront encore
long-temps dans son vieux sol sans en
épuiser la mine féconde. La lîretagne a
SCS philologues qui sondent les mystères
de sa langue celtique , ses antiquaires qui
explorent ses ruines druidiques et chré-
tiennes, ses peintres qui reproduisent
ses sites et ses costumes varies; de jeu-
nes poètes révèlent la poésie de ses lan-
diers et de ses grèves, Turquety celle de
sa foi. Dans cette préoccupation géné-
rale, on semblait oublier ce qui devait,
ce semble, attirer tout d'abord l'atten-
lion, les légendes écloses sur cette terre
religieuse. M. "Miorac de Kerdanet et
TabbéTresvaux réparent cette lacune en
publiant, l'un les Vies des Saints de la
Bretagne- \rniorique d'Albert-le-Grand ,
l'autre le même sujet traité par dom Lo-
hineau.
Albert-le-CVrand rapporte les légendes
breloinies telles qu'il les a recueillies;
professant un grand respect j)0ur la tra-
dition, il ne l'altère jamais dans son œu-
vre qui en est un reflet fidèle; son style,
(l'une gracieuse naïveté, convient mer-
veilleusement à la tAche qu'il s'impose;
M. de Kerdanet a pu le surnommer avec
vérité le Lafontaine de la légende. Cette
naïveté pieuse a souvent quelque chose
de touchant, comme, par exemple, lors-
que réclamant une prière jiour prix de
ses veilles, il termine ainsi la préface de
son livre ; «Adieu, ami lecteur, priez
pour moi. > M. de Kerdanet vient de réé-
diter cet ouvrage, sans y rien changer,
mais en renrichissant de notes et d'ob-
servations savantes qui complètent et
rectifient le texte d'Albert le-drand ;
elles expliquent la légende par Thisloire,
mais elles prouvent aussi que l'histoire
peut puiser dans la légende de précieux
documens dont elle n'a pas encore assez
songé à s'enrichir, et elles présentent
ainsi , sous le point de vue de l'utilité de
la légende, un aperçu en partie neuf et
fécond. Ainsi, par exemple, la légende
bretonne qui met souvent en scène le roi
Arthur pourrait offrir des éclaircisse-
mens à la question aujourd'hui débattue
des origines des romans de la Table-
Ronde. L'abbé Tresvaux n'a pas travaillé
dans le même sens que M. de Kerdanet,
Voulant faire de la Vie des Saints de
Bretagne un ouvrage exclusivement de
piété , il a dû nécessairement se préoccu-
per davantage des vertus des Saints que
des légendes qui .s'y rapportent ; son livre
renferme plusieurs vies nouvelles. Par un
laborieux travail il a refondu complète»
ment l'œuvre de dom Lobineau, lui a
donné un caractère tranché en y mêlant
des méditations élevées et édifiantes.
Dom Lobineau écrit au dix-huitième siè-
cle, dominé par ce froid esprit de criti-
(jue qui franchissait alors jusqu'au seuil
des couvens ; il se pose à un point de vue
tout autre que celui d'Albert-le-Grand;
il modifie et supprime à sa guise, en les
déclarant plus nuisibles qu'utiles, les lé-
gendes traditionnelles que ce dernier
rapporte fidèlement en en proclamant
(1) Les Virt des Saints de la Bielagne-Àrmori(jHC , par Alberl-Ie-(irand , ayec des noies el observa-
tioDs historiques el critiques , par M. Miorac de Kerdanet. Chez Isidore Pesron , rue Pavée-Saint-André-
des-Arts, iô.
(2) Les Viri drt Snin(x de Brelngne et des. Prr.^^nnnet d^iine rminenic pirlr qui ont vécu dam cette
province y par dom Lolmicau ; revues et auguicntéis par l'abbé Trcsiaux. thci MOqui[jnon junior, rue
de& (jrdndà-.^uguslJQS , U , (> ^ol. m o" j prix ; 50 fr.
UTILITÉ DES LÉGENDES POPULAIRES.
Ui
Putilité. Cest un mal, selon nous, que
cette tendance critique destructive des
traditions populaires. Comme Albert-le-
Grand, nous croyons à l'utilité de la lé-
gende; nous ajouterons ici quelques
exemples et quelques observations en fa-
veur de cette vérité encore contestée de
nos jours.
Du reste, l'opinion publique s'est de-
puis quelque temps singulièrement mo-
difiée sur ce point : il y a peu d'années,
la légende était une superstition , aujour-
d'hui elle est une poésie ; la sanction pu-
blique tend à faire encore un pas, à l'ad-
mettre comme une utilité. Le succès de
la p^ie de sainte Elisabeth de Hongrie ,
par le comte de Monlalembert , a surtout
contribué à réhabiliter la légende en
France, à la faire considérer comme
l'une des branches de la poésie. C'est une
poésie en effet ; au moyen âge c'était à
peu près la seule ; à son état primitif elle
était la littérature du peuple, agrandie
aux dimensions du roman épique, celle
des classes élevées. Une autre littérature
est venue remplacer celle-là pour les
hautes classes; mais il n'a pas surgi éga-
lement une nouvelle littérature popu-
laire, à moins que l'on ne veuille appe-
ler de ce nom les romans de corps-de-
garde ou la poésie d'almanach. Pourquoi
donc vouloir étouffer l'antique poésie
légendaire au sein des populations oii
elle subsiste encore? Les affections déli-
cates du cœur, le sentiment en un mot,
fleur mystérieuse qui demande le plus
souvent pour éclore la lumière de l'édu-
cation, est généralement peu développé
chez les classes inférieures ; en revanche,
l'imagination l'est à un haut degré, elle
réclame un aliment, c'est la faculté do-
minante du peuple. Aussi c'est par elle
que les idées ont le plus de prise sur son
esprit. Voilà pourquoi une littérature est
pour lui un besoin , voilà pourquoi la
poésie légendaire a été et peut ôlre en-
core pour lui d'une utilité immense. On
n'a pas encore assez calculé toute la por-
tée du rôle rempli par la légende dans la
régénération spirilualiste du monde nou-
veau; l'ensemble des légendes nées sur
tous les points de la chrétietilé formerait
le poème complet du catholicisme; il
n'est peut-être pas une seule des plus
hautes ventes chrétiennes , de ces vérités
métaphysiques et spiritualistes d'un dif-
ficile accès même pour les intelligences
élevées, qui n'ait revêtu la forme à la
fois merveilleuse et simple de la légende.
Apportant sous son vêtement féerique
ces idées régénératrices, la légende s'as-
seyait avec elles au foyer du pauvre ; en
séduisant son imagination, elle faisait
descendre à son insu des vérités dans son
cœur, et chaque apparition de l'ange aux
merveilleux récits y laissait après lui,
comme font , dit-on , les esprits célestes ,
une trace lumineuse qui éclairait les ac-
tions de sa vie.
Dieu nous garde d'avoir tendance h ad-
mettre cette opinion d'oulre-Rhin, qui
transforme en mythes les miracles. IMais
cette erreur, comme tant d'autres, a pour
base une vérité ; les miracles sont le plus
souvent des faits symboliques. Ainsi, par
exemple, le fait de la résurrection du
Christ a pour sens caché la résurrection
de l'âme à la grâce. En niant le fait du
miracle et en laissant subsister le sym-
bole, on est arrivé à en faire un mytlie ,
erreur qui n'est qu'une vérité incom-
plète. Comme le dit Bossuet. < Dieu est
le maître de disposer de ses créatures,
soit pour les tenir sujettes aux lois géné-
rales qu'il a établies, soit pour leur en
donner d'autres quand il juge qu'il est
nécessaire de réveiller par quelque coup
surprenant le genre humain endormi. »
Aussi, selon l'observation de îM.de Ker-
danet, des miracles ont pu être utiles en
Bretagne , comme ils l'ont été dans toutes
les autres régions , pour convertir le peu-
ple à la foi, et ensuite pour l'y mainte-
nir. Mais parce qu'il est impossible de
démêler dans les légendes le vrai du
faux, doit-on pour cela les supprimer 7
iSon , sans doute. Les miracles étant faits
et symboles sont à la fois une manifesta-
tion de la puissance divine et un ensei-
gnement; d'où il résulte que eeu\ que
rapportent les légendes, lors même qu'ils
ne sont pas un fait réel, sont encore
souvent un enseignement utile. Aussi
Gerson disait-il au concile de Constance :
i L'Église recjoit toutes ces choses et per-
met de les lire, non qu'elle détermine
(ju'il soit de nécessité de salut de les
cioire, mais parce qu'elles sont utiles
pour inspirer des seutiuu'us de piété et
pour Cdilier les fidèles. » C'est à ce point
f13
UTILITÉ DKS LÉC.ENDES POPULaIUKS.
tl»^ vue d'iililiit' (jnr nous nous arriMcrons
plus particiilM^rrnuMïl clans ces qiiohjue.s
mois sur Ifls IcjçtMules biotoniies, dont
les bizarreries font souvent sourire ceux
qui n'en p(''nèhenl pas le sens caclu'r.
Ui^unir ici les léj^endes les plus saillantes
<|ue renferme la province, c«^ ne serait
pas donner une idée juste de la ^,'énéra-
lilt^ des légendes qu'elle contient; pour
plus d'inipartialilé. nous nous ])ornerons
h donner queU|iu's unes de celles que
renferme, dans un rayon d'une lieue, le
coin do terre que nous habitons. C'est
assez dire que nous choisissons au ha-
sard les premières qui nous tombent
sous la main ; penl être suniront-elles
pour inspirer à quelques étrangers le dé-
sir de lire l'œuvre de doni Lobineau et
d'Albert-le-Grand, à quckpies compa-
triotes la pensée d'intciroger quelquefois
la mémoire plus savante encore de nos
vieux conteurs bretons.
II.
La plupart des contrées de Bretagne
possèdent dans quelque vieille chapelle
le tombeau de quelque saint national,
source féconde d'où la légende locale ré-
pand h ]>leincs mains ses merveilles dans
tons les alentours. 11 en est ainsi dans la
presqu'île de Rhuis, étroit promontoire
qui s'avance dans l'Atlantique, en for-
mant par sa cole-nord le golfe du ^lor-
bihan. Vers rexlrémité de cette pres-
qu'île, que les vieux chroniqueurs nom-
ment le paradis terrestre de la Bretagne,
saint (iildas-le-Badonique construisit un
monastère au sixième siècle; là, dans
une église romane attenant à une abbaye
en ruines. Ton voit encore aujourd'hui
son tombeau et ceux de trois autres
saints gallois ou bretons. Par une parti-
cularité assez remarquable, ces saints
chrétiens ont pour mausolée des dolmen
druidi(piesj il y a peu d'années, l'on y
voyait encore le tombeau d'un cin(|ui( uie
saint bieton : mais le conseil de faijri(|ue
jugeant qu'il déparait son église, l'a lait
employer dans la construction d'une mu-
raille. Des tombeaux qui renferment ces
reliques vénérées émanent les légendes
populaires (|ui peuplent eu foulo le
p.«ys.
A peine a-l-ou fait quchjucs pur> 30us
la c^te qui borde les ruines du vieux cou-
vent d(î saint (iildas, (jue l'on icnconlre
une source miraculeuse (jue le saint, se-
lon la tradition, lit jaillir sous le pied de
son cheval en franchissant d'un bond
l'espace qui sépare le rivage d'une lie
voisine. On attribuait à celte fontaine la
vcilu de guérir de plusieurs maux, entre
autres de la rage, que les Bretons appel-
lent ciroug saint GueLLas (mal de saint
(rildas). H y a peu d'années, à la fêle du
saint, on se rendait processionnellement
à cette fontaine , dont les eaux depuis
douze siècles ont sans doute opéré bien
des cures salutaires, ne fut-ce que par
l'action puissante de l'imagination rassu-
rée, seul remède humain à ce mal terri-
ble fréquent sur nos grèves. Le peuple
marchait quelque temps sur les galets
du rivage, sa grande voix se mêlait à la
grande voix de l'Océan; puis, gravissant
les énormes rochers du Grand-Mont, il
parvenait à la source vénérée qui coule
jusqu'à la mer par les fissures du roc, en
faisant naître sur son passage des venures
de mousse de diverses couleurs qui lui
donnent l'aspect des plus beaux mar-
bres. Ce pardon n'existe plus; on ne voit
plus le jour de saint Gildas la procession
se dérouler sur la plage. Cette suppres-
sion, comme tant d'autres que l'on opère
chaque jour dans les mœurs antiques de
notre pays, est-elle un bien? Il ne nous
appartient pas de le décider; seulement,
nous ferons observer qu'en supprimant
ces coutumes , en effaçant des mœurs
bretonnes leur poésie, on supprime
quelque chose de bien plus important
encore, des prières. Ces coutumes, il est
vrai , ne sont pas toutes fondées sur des
faits réels; mais la plupart s'appuient
sur des faits possibles, et toutes publient
une grande et salutaire idée, la plus mo-
ralisante que l'on puisse jeter au sein des
populations, la croyance à la domination
sur la nature dont l'homme s'investit par
la sainteté.
rius loin, sur la même côte, au fond
d'une baie sablonneuse où la lame vient
mourir sans obstacle, un vieux château
élève ses six tours démantelées; là vit
encore le souvenir de saint (îildas, et la
h'gende fait un enseignement de ces rui-
ms en y plaeant la scène d'une histoire
Iraditlonncllc tout-à-lail analogue à celle
UTILITÉ DES LÉGEISDES POPULAIRES.
143
de Barbe bleue. Peut-être ne lira-t-on pas
sans quelque intérêt la légende qui sans
cloute a donné naissance au conte; on
sait quelle influence les récits populaires
de la Bretagne-Armorique ont exercé sur
les idées du moyen âge, qui leur a em-
prunté le sujet de son plus beau cycle
épique.
III.
Le comte Comorre s'était épris d'une
iriolente passion pour Triline, princesse
d'une merveilleuse beauté, fille de Gué-
rok, comte de Vannes. Mais sa réputa-
tion de cruauté semblait être un invinci-
ble obstacle à cette union; il avait déjà
contracté plusieurs alliances illustres . et
personne n'ignorait qu'il égorgeait ses
femmes dès qu'il les savait enceintes.
Comorre employa Pcntremise de saint
Gildas, qui, dans Pespoir d'éteindre la
guerre qui divisait les deux princes, lui
obtint la main de Trifine, en répondant
au père , au nom du ciel, de la vi? de sa
fille, f Cependant, dit Albert-le-Grand,
< se firent les préparatifs des noces. Co-
f morre se rendit à Vannes, et épousa «;a
i dame dans le chasteau de Vannes, et
< l'emmena avec soy dans ses terres (1) ,
i la traitant assez respectueusement jus-
< qu'à ce qu'il sentit qu'elle fust grosse;
< car alors il commença de la regarder
i de travers. Ce qu'apercevant la pauvre
< dame, et craignant la fureur de ce
i cruel meurtrier, résolut de se retii-rr h
i Vannes, vers son père, pour y accou-
« cher, et puis après s'estre délivrée de
I son fruit s'en revenir vers son mary.
< Cette résolution prise, elle lit d'un
I bon matin équiper sa haquenée, et
i avec peu de train sortit avant jour du
« chasteau, et tira le grand galop vers
« Vannes. Le comte, à son réveil, ne la
« trouvant pas près de soy, l'appelle, et
< la fait chercher partout; mais ne se
« pouvant trouver, il se doute de l'af-
< faire , se lève , s'acouslre pronte-
t ment, prend la botte , monte à cheval,
(1) La légende ne dési{;nc pas lo cbàloau de Co-
morre, mais semble le placer ailleurs que dans la
presqu'ilo de Rhuis. I.cs gens dupa)? >oyant sous
leurs yeux los ruines d'un chàlcau féodal . ont cru
naturellement qu'il atait été le théâtre de celte lé-
gende. Je rapporte la croyance populaire.
la suit à pointe d'ospron , et enfin l'at-
irape à l'entrée d'un manoir, hors les
faubourgs de Vannes. Elle, se voyant
découverte , descend de sa haquenée,
et . toute éperdue de crainte . se va ca-
cher parmy les halliers, en un petit
bocage, là auprès: mais son mary la
chercha si bien qu'il la trouva. Lors
la pauvre dame se jette à genoux de-
vant luy. les maina levées au ciel, les
joues baignées de larmes, luy crie
mercy; mais le cruel bourreau ne tint
compte de ses larmes, l'empoigne par
les cheveux, luy desserre un grand
coup d'épée sur le col , et lui avasie la
teste de dessus les espaules, et, lais-
sant le corps sur la place, s'en re-
tourne chez soy.
c Le triste père, tout éploré, alla voir
le corps de sa chère fille, lequel il lit
apporter en ville, et le garder couché
sur un lict funèbre dressé en ia grande
salle du chasteau de la flotte, défen-
dant de Penterrer jusqu'à son retour.
11 prit la poste, se jeta aux pieds de
saint Gildas, luy raconta toute Paffaire
comme elle estoit advenue, et le
somma de luy tenir promesse luy ren-
dant sa fille en vie. Saint Gildas le
consola, luy promit de recommander
celle affaire aux prières de ses reli-
gieux: puis, ayant pris sa réfection,
partirent de compagnie tirant vers
Vannes. Mais avant que d'y arriver,
saint Gildas s'escarla vers le cliaste.iu
où denieuroit Comorre, lequel avoit
fait lever les ponts et baissé toutes les
portes, se doutant bien que le saint
abbé viendroit le reprendre de sa
cruauté et perfidie. Le saint »»stant ar-
rivé au bord du fossez. conunençi à
crier à la sentinelle et demander en-
trée: mais le guet avoit ordre de ne
rien répondre. Ce que voyant le saint
abbé, et qu'il ne gaignoil rien, il lil
une promenade tout à l'entour du
chasteau par dehors, sur la contres-
carpe des fossez : puis, les genoux on
terre, pria Dieu qu'il luy plust cliaslicr
la dureté et obstination de ce déloyal.
Sa prière achevée , il prit une poignée
dépoussière, la jeta contre le chas-
teau, lequel tomba tout à l'instant et
blessa grièvement le comte Comorre;
puis saint Gildas vint retiouver le
in
UTILITÉ DIÙS J.i:(;EiM3KS POPULAiriRS.
I coiiiU" (iiKToU. ot poiii suivirent leur
( chemin.
« Estant anivri \ annrs, il nionladans
< hi salU^ où cstoil j;isant h; corps, prùs
< (lu(|iicl se mit à genoux, et exhorta tout
« le peu[)le la pri^stMit a prier Uieu as-
somhlcment avec luv. La pricre linit;,
il N.ipprocha du cori)s, et prenant la
leste , la luy mist sur le col , et parlant
i\ la (lefuiicle, lu\ dil tout haut : Trititie,
au nom île Dieu loul puissant, Père,
Fils et Saint-Esprit, je te commandes
que tu te lèves sur bout , et me diesoù
tu as esté. A celte voix, la dame res-
suscita, et dit devant tout le peuple,
qu'après la séparation de son ûme d'a-
i vec son corps, les anges l'avoient ravie
< el cstoient tout presls de la placer au
« paradis parmy les saints; mais qu'aus-
« sitost que saint ('^ildas l'eust appelée,
i son Ame s'cstoit réunie à son corps. »
L'on voit que la légende jette une
teinte mystique sur le caractère trop mé-
lodramatique du conte, et qu'ici, comme
ailleurs, elle renferme en elle plus d'un
enseignement religieux. Une simple invo-
cation donnant à une poignée de pous-
sière la force de renverser une forteresse,
n'est-ce pas un récit bien propre à don-
ner l'idée de la puissance de la prière au
paysan qui passe fous ses ruines. — Lon-
geant moi-même un jour les douves de
cette vieille demeure féodale, un paysan
breton, que je ne fais pas intervenir ici,
je vous prie de ci oire , ])0ur l'inlérèt du
récit, m'apprit une simple histoire qui
semblait faire une vive impression sur
lui en lui rappelant la brièveté de la vie.
La duchesse Anne . me disait-iî , voulait
faire paver en pièces d'or ce château.
En faisant niveler le terrain à cet effet,
<dle aperçut une taupe sans mouvement,
et s'étonnait beaucoup de ne pouvoir la
réveiller. Par un raffinement de com-
plaisance, ses courtisans avaient empê-
ché l'idée de la mort d'arriver jusqu'à
elle, pour qu'elle ne vînt pas troubler
son bonheur d'ici-bas. Les ouvriers la lui
expliciuèrent. Dès lors, renonçant à son
projet, elle versa dans le sein des pauvres
l'or qu'cMh^ voulait employer à orner sa
demeure d'un jour, alin de s'acquérir un
titre à celle de l'éternité.
l.ncore un souvcîriir avant de (|uilter ce
Mouxmaaoir. Du haut du donjon à moi-
tié (h'nioli, ou voit un promontoire par
deL^i la mer. A l'horizon du golle. vers
son extrémité, est une chapelle abandon-
née que la distance empêche d'apeice-
voir. J.'un des saints dont les reliques re-
posent dans l'abbaye de saint (.ildas, se
consacra longtemps en ce lieu h la vie
éiémiliciue. On raconte sur la construc-
tion de celte chapelle des choses mer-
veilleuses. Là les jeunes (illes viennent
en secret prier le ciel de bénir leurs
amours: par une coutume bizarre, elles
y apportent des épingles en offrande
lorsqu'elles désirent voir le mariagevenir
consacrer leurs affections. Sans doute,
la naïveté de ces jeunes lilles nous fait
d'abord sourire; mais en y rélléchissanl,
ne trouve-l-on pas quelque chose de tou-
chant et d'éminemment utile dans ces
simples amours mis sous la protection
d'un saint ? L'intention ne communique-
t-elle pas aux moindres faits le caractère
de l'invocation? Une épingle donnée en
offrande peut être une aussi belle prière
qu'une parole fervente. Comparez cette
jeune lille de nos falaises, guidée par la
légende , venant mettre ses plus chères
affections sous la protection du ciel, à
l'ouvrière de nos villes s'ornant l'imagi-
nation des œuvres de V. de Kock, et ju-
gez (juelle est la plus poétique et la plus
salutaire de la littérature populaire d'au-
jourd'hui et de celle d'autrefois.
IjCs légendes bretonnes ne se conten-
tent pas de converser avec le paysan dans
les ruines qui bordent ses champs; sur
les rochers de ses grèves elles poursui-
vent le marin sur les floLs; elles avaient
inventé les scènes maritimes bien avant
nos romanciers modernes. Sans quitter
ces vieilles tourelles sur lesquelles je
vous ai fait monter, vous pourriez aper-
cevoir de lourds chasse-marc es bretons
louvoyant au large en grand nombre;
soyez sûrs qu'en passant en vue de terre,
conteurs de leur naturel, les matelots de
Téciuipage rediront souvent les histoires
traditionnelles que ces côtes leur rappel-
lent ; ils se raconteront, par exemple,
(jue saint G ildas un jour naviijua aussi
sur ces mers d'une façon étrange ; et
celte anecdote. quel(|ue bizarre qu'elle
puisse paraître, les fera ressouvenir que
la foi est toute puissante dans le péril.
i Le diable, dil Albcrl-ic-Grand , por-
UTILITE DES LÉGENDES POPULAIRES.
Ui
tant envie au saint et à ses religieux,
les inquiétoit de spectres et de fantos-
mes, ne les laissnn!: aucunement en
paix. Mais voyant qu'il ne profitoit rien
à cause de la diligence que le saint
abbé porloit à garantir ses raoynes de
ses embnsches, il résolut de jouer d'un
autre ressort et de perdre le saint
pour plus aisément venir à bout des au-
tres : pour à quoi parvenir il depescha
à Blaret quatre démons accousîez en
moynes qui se disoient religieux de
saint Philibert (avec lequel saint Gil-
das avoit contracté une estroitte amitié
lorsqu'il alla en Hybernie). lequel, di-
soient-iis, estoit nouvellement décédé,
et qu'on ne fesoit que l'attendre pour
l'inhumer : partant le suplioient de
s'embarquer hâtivement dans un ves-
seau qu'ils avoient ammené. Le saint
abbé alla à l'église faire sa prière, et
sceut par révélation qui estaient ces
faux moynes: néanmoins il le dissi-
mula pour lors, et ayant pris le livre
des évengiles qu'il avoit escrit de sa
propre main, il le mit reverement dans
une petite caisse qu'il cacha en son
sein au desceu de ces faux moynes, prit
son bréviaire, son chapeau, son man-
teau et son bourdon, et s'embarqua,
et les ancres levées . les voiles tendues,
le vesseau s'élargit en pleine mer; de
sorte que , sur l'heure de prime, ils se
trouvèrent avoir perdu terre de veiie
de toutes parts. Alors saint (Vildas dit :
Or ça, frères, que l'un de nous tienne
le gouvernail, et les autres disent les
primes, et pour plus hâtivement nous
en acquitter, baissons la vergue du
grand mast. Ces faux frères lui répli-
quèrent : Si vous retardez tant soit
peu notre course, vous n'arriverez pas
à temps au monastère. IS'importe, re-
pond saint (lildas. ne manquons pour
cela de rendre nos devoirs à Dieu.
Alors l'un d'eux se mettant en colère
contre le saint, luy dit brusquement :
Ah! que lu nous romps la teste avec
les primes. Saint Gildas voyant qu'il
ne gaignoit rien, commença le Dcus in
luijuloriiuiï , s'estaut jellé a gtMUUix, et
tout î\ rinstant la baniue disparut et
tout son attirail, ri les quatre moynes,
et le saint se Iro iva seul sur les vagues
de la mei-.
< Se voyant dans ce danger, il se re-
i commanda à Dieu et acheva ses pri-
( mes : puis, ayant osté son manteau ou
; froc, se mit dessus, et en attacha le
( bout à son bourdon pour cueillir le
< vent, s'en servant de voile, et cingla
< en cette sorte jusques à la cos.e d'Hy-
f bernie. >
Dans une autre scène de mer, relative
à saint Bieuzi. ce ne sont plus des dé-
mons . mais bien des anges qui forment
un équipage surnaturel. C'était un di-
manche, le saint disait la grard'messe à
ses paroissiens assemblés : il entend tout-
à-coup un tumulte dans l'église ; c'est un
seigneur qui perce la foule: il vient
trouver le saint prêtre à l'autel , et le
prie d'interrompre l'office divin pour se
rendre en toute hâte à son manoir. Sans
doute il craint pour la vie d'une épouse,
d'une til!e chérie ; vous n'y êtes pas ; l'un
de ses chiens est atteint de la rage: il
veut que le saint vienne le guérir par un
miracle. Sur son refus formel, il lui as-
sène sur la tète un grand coup de son
épée. qui l'enlr'ouvre et y reste enfoncée.
Le meurtrier s'enfuit effraye de son
crime; mais le saint breton, sans s'en
émouvoir, le glaive enfoncé dans sa plaie
qui ruisselle, continue à offrir avec re-
cueillement le sacrifice de la croix....
L'office achevé, il se dirige expirant vers
la côte de l'aden. Là, sur la grève, il
trouve un vaisseau mystérieux: les mate-
lots sont des anges, qui le conduisent
jusqu'aux pieds de saint Gildas pour re-
cevoir sa dernière bénédiction et mou-
rir.
Quelquefois aussi l'influence de ces
traditions religieuses enfle les voiles des
navires de nos côtes pour les guider vers
quelque pèlerinage célèbre. Si. par exem-
ple, vous vous trouviez, à un certain
jour de l'année, sur les grèves du Mor-
biiian, le golfe aux trois cents îlots,
vous pourriez voiries habitansde ce petit
archipel breton dirigeant processionnel-
lemeiit vers sainle Anne leur flolille pa-
voisée, en chantnnt sur les vaguas un
cantique guerrier en souvenir de l'abor-
dage d'un vais«;eau sarrasin par un na-
vire do gurrre monté par des l'raiiçais et
des Bretons. Les Français furent tués jus-
qu'au dernier; mais les r.retous, ayant
lait un vœu à la mère de la \ icrge, cou-
140
UTILITÉ DES LKGENDES POPULAlIiES.
lurent à riix seuls \c vaisseau int;créanl,
sans qu'aucun d'eux fùl blessé; et chaque
aniu'c U»s marins du f^olfe exiU'uUMit lidc-
lenienl le vœu tle celle procession ma-
rine , faite il y a des sii>cles par leurs an-
c^lres.
iSoiis sommes loin d'avoir raj^porlé
toutes les légendes iiuii i eiileiiue un hori-
zon rétréci; leur accumulation sur ce
point si borné lait ju^jer de leur multipli-
cité, (le que nous en avons cité peut faire
entrevoir leur caractère distinctif. Les
légendes de la Ureta^jne sont loin de ren-
fermer toutes les richesses poétiques des
légendes chrétiennes de l'Orient • mais
elles présentent de remarquables exem-
ples d'énergiques vertus, un caractère
tranché d'utilité pratique. La croix de
granit de ses sentiers, le men-liir de ses
landes, un rescif , une ruine isolée, sont
pour le paysan, pour le marin breton,
autant de pajçes éloquentes où ils relisent
sans cesse ces simples poésies qui culti-
vent leur esprit en édiliaut leurs ûmes,
gravent dans leur cœur les vérités les
plus hautes, les principes les plus purs,
tout en nattant les caprices de leur ima-
gination.
Deux grands hommes ont vécu dans
ces lieux dont nous avons rapporté quel-
(jues légendes : saint Gildas, auteur des
livres précieux de Kxcidio BriLlaniœ et
yicris corrcclio j qui eurent une grande
influence sur son époque, et Pierre Abai-
lard, furent également abbés du monastère
de saint (iildas de Rliuis. Le souvenir du
philosophe , et même de l'amant célèbre,
s'est complètement effacé de la mémoire
du peuple ; la vie du saint est écrite dans
ses traditions en caractères inelïaetibles,
et même nous avons vu les nombreuscis
p()j)ulations protestantes du |)ays de
thalles, chez lesquelles il passa, il y a
douze siècles , en faisant le bien, s'iricli-
ner de respect à sou nom. C'est (pie la
gloire du saint est la seule gloire com-
plète d'ici-bas; l'homme illustie n'est
connu (|U(; de cette petite portion du
genre humain que l'on nomme la classe
lellréiî ; le saint, lui seul, recueille l'ad-
miration de l'humanité tout entière. Ce-
pendant nous lisions dernièrement dans
les Lcllrcs d'un voyci^cui-, d'un illustre
pseudonyme, le regret éloquemment ex-
primé de voir la gloire délaisser toujours
hi vertu pour ne s'attacher qu'au génie,
bien des lecteurs sans doute se sont
laissé aller à admettre cette pensée, sé-
duils par le style prestigieux qui l'ex-
prime, sans songer qu'elle ne pouvait
avoir de réalité dans l'époque catholique.
Un saint, en effet, dans son acception
humaine, n'est-ce pas l'homme devenu h
jamais célèbre par la vertu? L'apothéose
de l'homme orgueilleusement puissant
n'cst-elle pas remplacée dans le monde
nouveau par la canonisation du chrétien
humblement vertueux? Comment donc
peut-on déplorer de voir la vertu rester
élernelleracnt dans l'ombre après que le
Christianisme l'a entourée de tant de lu-
mineuses auréoles?
IM. JMiorac de Kerdanet et 31. l'abbé
Tresvaux ont fait une œuvre éminem-
ment utile en rééditant les ouvrages épui-
sés d'Albert-le-Grand et de dom Lobi-
neau , et en les enrichissant, l'un, d'ob-
servations savantes, l'autre d'éloquentes
méditations. Un complément nécessaire
à leurs travaux, c'eut été une traduction
bretonne de ces légendes. Un grand
nombre de nos paysans savent lire, mais
seulement leur vieux langage celtique.
Un jeune prêtre de talent travaillait à
cette bonne œuvre lorsque la mort est
venue l'interrompre. Espérons que sa
pensée trouvera un continuateur j l'œu-
vre en est digne. Ou a coutume de ren-
fermer dans des chAsses d'argent les os-
semens de saints, qui, promenés au mi-
lieu des populations, sont quelquefois un
remède à des maux physiques ; un livre
dans lequel on a recueilli leurs vertus
n'est-il p.is comme une chîksse précieuse
renfermant leurs reliques morales, qui
peuvent aushi guérir bien des plaies de
rame?
Jllks de Euanciibvillk.
HISTOIRE DE L'EMPIRE DE CONSTA^TI^^0PLE.
147
CMtîon^ i^( (A M^mài i>^ Ci^î^toîtc i^c fvan«-
DE LA CONQUESTE DE CONSTANTINOBLE,
PAR JOFFROI Di: VILLEHARDOLIN ET HENRI DE YALENCIENXES.
Édilion faite sur des manuscrits nouvellement reconnus et accompagnée de notes et commentaires
par M. Paulin Paris, membre de l'Inslitul.
Le plus féodal el le plus chevaleresque
de nos chroniqueurs nationaux, Joli'roy
de V'illehardouin el Froissard , sont, des
écrivains du moyen âge , ceux qui se sont
fait la meilleure part dans l'admiration
des étrangers. Le premier fut le père de
noire liistoire en langue française, en ce
sens qu'il a composé en français la pre-
mière chronique importante dont nous
ayons conservé l'original. Le second est
connu par ses merveilleux récits de
prouesses , de nobles faits d'armes et de
vie de châteaux , par l'abandon inimita-
ble de son style conteur et la richesse in-
épuisable de son coloris. jMais ce n'est
point là ce qui leur a mérité à chacun la
faveur particulière dont nous parlons.
S'ils l'ont obtenue l'un et l'autre à deux
siècles d'intervalle , c'est par d'autres
motifs j c'est parce qu'ils ont eu l'heu-
reuse idée d'écrire nos annales au mo-
ment même et sur les lieux où elles se
confondaient avec les annales des peu-
ples voisins. De là l'intérêt général qu'ils
ont su donner à leurs ouvrages, et la
préférence dont ils ont toujours été l'ob-
jet de la part des étrangers.
Par les mêmes moyens que Froissard
se rendit cher à l'Angleterre à la lin du
quatorzième siècle, au commencement
du treizième Yillehardouin n'avait p:is
moins bien mérité de l'aristocratie véni-
tienne. Aussi la sérénissime et dominante
république n'oublia point la RcLution de
lu prise de Cunstanlinople en 1204, par
les barons français réunis à ses vaillans
soldats. Après avoir partagé avec la
France la gloire de celle aventureuse ex-
pédition, il ne lui restait plus qu'à s'as-
socier à la renommée littéraire du chro-
niqueur français vn essayant de publier
la première édilion do son ouvrage.
C'est ce que fit le sénat de Venise en
1573, après que François Contarini, son
envoyé dans les Pays-Bas, eut découvert
un manuscrit du seigneur Joffroy de
VïUehardouin y mareschal de Champa-
gne et de Ronianic. Mais les difficultés
de celte première publication lui ayant
bientôt paru insurmontables, il se vit
forcé de l'abandonner , et ia copie du
précieux manuscrit resta déposée dans
les archives de Saint-!Marc. En 1585,
Blaize de Vigenère , gentilhomme bour-
bonnais attaché au duc de jNevers, fil ini
primer à Paris, pour la première fois,
celte relation de la prise de Constanti-
nople. Le vituix langage du chroniqueur
y était accompagné d'une traduction mo-
derne généralement hdèle. et de courtes
oijoervations historiques dont le savant
Du Gange devait profiter soixante-douze
ans plus lard. INIais d'abord une seconde
édilion de Yillehardouin parut à L}ou
eu IGOl , avec une épître au roi liés
chrétien Henri IV. Grâce à ces dvxw édi-
tions et au mouvement réorganisateur
imprimé parce sagemouaicpie, la science
de l'histoire nationale s'éclaira d'un jour
tout nouveau, et avec elle l'iiisloire do
l'Europe chrétienne au moyen Age.
La narration de Villehardoniu parut
un foyer de lumières où cliaciui pouvait
prendre la clarté qui lui manquait. Paul
Kamusio, iils du fameux auteur des na-
vigations, y puis» largjMneiit pour les an-
nales de l'Italie, el le jésuite d'Oulreruan
pour celles de la province de Flandre.
Ce dernier, dans sa CoustantinopoU^
bel^ica , poursuivit au-delà des limites
du vieil hiîitorien le récit des exploits et
de la domination des l'rançais dans la
GrèocLnlin parut le travail de Du Gange,
(jui lit oublier lous ses devanciers en re-
148
HISTOmi- DE L'KMinRE DK CONSTAMTrPfOPLE.
produisant leurs nirilleurs coninientairos
ri j()if,'iiaul i» Irurs (h'couvertes les rcîsul-
l.ils « (11* sou ardtnL-; patience el de sou
ailuiirahle sai;acitr dans la reehercluî et
dans remploi de tous les monuniens iné-
dits ou peu connus (I). »
< Ce (|ue Ion doit le plus louer dans
son édition de Villeliardoniu , dit !M. 1\
Paris, c'est l'érudition avec laquelle l'au-
teur compulse et met en usaj^e les écri-
>aius du r>ns l.mi)ir(\ La collection dite
la byzantine s'imprimait alors à l'impri-
merie royale : V Histoire de l'empire de
Con.stantinople dut naturellement en for-
mer l'une des parties. Mais si les secours
fournis par Aicétas , Acropolis, ÎSicé-
phore (Vrégoras et quelques autres, suf-
fisaient bien pour attester jusqu'à l'évi-
dence la bonne foi, la sincérité, le bon
sens de Villebardouin , il fallait d'autres
secours pour résoudre avec la dernière
précision les problèmes topograpbiques;
les difticultés que présentaient la lecture
des noms propres et la nécessité de rat-
tacher aux personnages cités les indica-
tions historiques que d'autres documens
pouvaient fournir. C'est là, il faut en
convenir, la partie faible du travail de
Du Cange ; la topographie du vieux chro-
niqueur est généralement assez mal éclai-
rée ; les autorités byzantines n'y sont pas
toujours invoquées à propos , et les mo-
numens historicjues de l'Occident lou-
(l) I.o plan et rélonduc du travail de Du Can[;e
sont ind.qut'S par le litre sous li-qucl il le lit paraî-
tre. O fui son premier ouvrage, et il avait plus de
quarante ans quand il Tacheva : «; Uiiloire de rcm-
pire de Constanlinople sous les empereurs français,
dlTist'e en deux parties, dont la première contieDl
l histoiri: de la cooiiiiesle de la ville do Constanli-
nople par les Français et les Vénitiens; érrite par
Geoffroy do Villebardouin, revue et corrigée en
ct'Ste (■dition nut le Msc. de la Bibliothèque du Roi,
et illustrée d'observations bistoritiups el d'un glos-
saire pour les termes de l'auteur à présent hors d'u-
sage; avec la suite de cette histoire jusqucs en l'an
1210, lirée de Phisloire de France Msc. de IMiillips
Mouskes, chanoine et depuis évè(iue de Tournay.
La seconde contient une histoire générale de ce que
les Français el les Latins ont fait do plus mémora-
ble dans l'empire de C. I*. depuis (lu'ds s'en renili-
rent uiailres , jusques à ce que les Turcs s'en mmiI
emparez; justitiées par les écrivains du temps et p. ir
plusieurs chroni(|ue5 , chartes et autre» pièce* non
encore publiées. - - l'.iri-. , de Pimprimeric royale,
msi. i> 1 vol. io-f' doûoipa-cs.
jours patiemment étiuliés, ne comblent
pas le défaut de bonnes cartes que notre
savant critique ne pouvait , plus (jue les
contemporains, consulter comme nous
en avons aujourd'hui la commodité.
Ajoutons qu'au début de sa grande course
littéraire Du Cange n'avait pas l'immense
lecture qui lui fut nécessaire pour coui-
poser son admirable Glossariuni ad
scriptores mcdicv et infinnr Ldtinitdli.s. >
Tout ce qui manquait à Du Cange,
INI. Paulin Paris l'a eu à sa disposition,
l'-t d'abord Du Cange lui même, avec tous
les fruits de son érudition : puis l'édition
mieux élaborée de Yillehardouin , pu-
bliée en 1822 par D. Brial , dans le Re-
cueil des historiens de France ; enfin la
découverte de deux manuscrits nouveaux
et tous les secours de la science mo-
derne. C'est ainsi qu'il a profité du per-
fectionnement des cartes géographiques
pour l'indication des lieux et la concor-
dance de leurs noms anciens et nou-
veaux: car une des grandes difficultés
du texte de Yillehardouin , que n'a-
vait pu résoudre aucune édition anté-
rieure, était dans l'intelligence de sa to-
pographie. Le chroniqueur champenois,
comme tous ses contemporains d'Occi-
dent, ignorant le grec ancien et mo-
derne, avait écrit en roman les noms de
lieux et de personnes comme il les avait
entendu prononcer , et nullement d'a-
près l'orthographe des textes qu'il ne
pouvait lire. De là le bizarre travestisse-
ment qui rendait méconnaissable la plu-
part de ces noms. Ainsi la ville de ISicée
était appelée la Aif/uc ; Larisse tlevenait
Larche ; et l'Euripe, Aégrepont , qui fut
aussi le nouveau nom de file d'Eubée.
Mais que ce ne soil point là un objet de
reproche pour notre historien ; car les
Grecs dénaturaient bien mieux encore
les appellations latines ou romanes. La
meilleure excuse des uns el des autres
est la différence des intonations dans la
langiu; de ces divers écrivains. Ouoi qu'il
en soit, dans la thronicpiede Villebar-
douin. l'obscurité qui régnait dans l'in-
dication des lieux avait encore été aug-
mentée par les fautes des mauvais co-
pistes ;ce qui rendait presque impossibles
à suivre les niouvi^mens militaires et la
marche des croisés; mais grûce au se-
cours des doux nouveaux textes manu-
HISTOIRE DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE.
crits, la plupart des doutes ont élé levés,
t l'intérêt de la conquête a redoublé
comme la clarté de son récit. D'un autre
côté ces leçons, échappées jusqu'à pré-
sent aux recherches des érudits, et pré-
férables à toutes celles qu'ils avaient em-
ployées , a rendu à Villehardouin la
clarté et l'élégance qu'on lui refusait et
tout ce qui constitue son rare mérite
d'écrivain. En un mot, justice a été faite
de tous les reproches qu'on lui avait
adressés , et toutefois non sans quelques
motifs, avant la découverte des manu-
scrits en question , qui seule a permis de
rectiiier les incorrections des manuscrits
précédens. Or, l'importance de ces recti-
fications s'étend à toute Thistoire litté-
raire du moyen âge, mais particulièrement
aux origines de la langue française et à la
question toujours pendante des rapports
de la langue d'oc et de la langue d'oïl. On
sent dès lors combien de systèmes auront
à se modifier, et combien la philologie,
qui a raisonné sur un textefaulif de Ville-
hardouin, doit pécher par les fondemens!
Pour détruire les erreurs accumulées
sur cette partie de la science, il n'y avait
plus qu'à les expliquer et à raconter leur
histoire. C'est ce qu'a fait M. Paulin
Paris.
€ Tout nous force, dit-il, à reconnaître
dans le n. 9644 (celui qui sert de base
aux accusations portées contre le père
de notre histoire en langue vulgaire) un
manuscrit enluminé, exécuté, et sans
doute long-temps conservé dans la ville
de Venise. Cela prouvé, il ne faut pas
s'étonner d'en trouver le style infecté
des suites d'une prononciation mauvaise
et inexpérimentée. Comme tous les an-
ciens textes français copiés en Italie, ce-
lui de notre chroniqueur a subi de cruel-
les atteintes. De là des bévues, des fautes
étranges de style, des négligences impar-
donnables, dont on a jusqu'à présent fait
retomber la faute sur l'historien (1), tan-
dis qu'il n'eu fallait accuser que les habi-
tudes de langage d'un copiste du quator-
zième siècle. »
Mais enliu un texte plus ancien et plus
(I) Villehardouin non scripsil lingua Parisiens t
sed Turonensi ; nain habeo libros velusliori's lin;;ua
Pariàiensi ({ui nielins loijuiinlur; sod uianna diffo-
reniia in >irinis eliani quoad lingaas.(.S'ra//j/<r(fn((,)
TOMK YIU. — N^^ iî. U\yj.
149
correct permet de revenir aujourd'hui
sur un premier jugement qu'on avait cru
sans appel. Villehardouin n'est plus res-
ponsable des fautes de ceux qui nous
avaient transmis son ouvrage; il faut
donc lire son livre dans son livre même,
c'est-à-dire dans le texte publié par
M. Paulin Paris. C'est là désormais qu'il
faut étudier et l'histoire et l'historien.
L'œuvre et l'auteur sont également di-
gnes d'intérêt. Mais combien celui ci mé-
rite une étude approfondie pour tant
de qualités précieuses qui le distinguent.
Comme il sait disposer habilement les
faits et enchaîner rapidement leur récit !
et puis quelle netteté de style! quelle
harmonieuse précision! Au courage che-
valeresque dont il donna tant de preuves
signalées, Villehardouin réunissait l'é-
loquence de l'orateur et l'expérience de
l'homme d'État; comme il eut la plus
grande part à toutes les négociations, et
qu'il fut à toutes les grandes affaires mi-
litaires, on a de la peine à comprendre
qu'il ait eu le temps de décrire l'expédi-
tion romanesque que son récit nous fait
si bien connaître. Quoi qu'il en soit, on
peut dire que son livre est un modèle de
candeur et de véracité. Obligé de parler
souvent de lui, il le fait toujours sans af-
fectation et avec une modestie que l'on
ne saurait trop recommander à ceux qui
doivent capter la bienveillance de la pos-
térité et l'intéresser toujours à leur pro-
pre gloire.
Enfin nous ne saurions mieux justifier
l'importance de la publication de IM. P.
Paris qu'en citant encore une lois ses pro-
pres paroles sur le caractère de la chro-
nique en question et sur la comparaison
de son auteur avec le sire de Joinville, le
second fondateur de notre histoire en lan-
gue vulgaire.
< Le sire de Joinville écrivit un siècle
après Villehardouin : il est naïf et loyal ;
il sait bien tout ce qu'il raconte, et il ra-
conte tout ce qu'il sait sans Iropd'ordr»*
et sans aucune espèce d art. Passioiinj-
pour tout ce qu'il y a de bon , de grand,
de religieux dans les personnages qu il a
connus, il ne remonte pas à la cause d( s
cul reprises, il n'en discute pas les nio} eus
d'exécution. C'est le fidèle retentissement
d'une foule de sons qui jadis avaient
frappé sou oreille. Mais il c^t facile de
10
150
TNSTITUTIOMS ClIAniTARLES.
icconnailrr que \o l»on stMtdchal avait
recM df la nalure les vertus du chtivalitr
plulùt que les taleiis de i'(k'rivain. Tout
«Ml lui nous cliarme aujouicl'hui dans son
stylr , les dt^fauls aussi bien que les qua-
lités; mais comment un di^'ne serviteur
tli^ s.iinl Louis, nous racontant, la larme
encore dans les yeux, tout ce que son
cœur avait j^ardé du saint roi, aurait-il
j»u ne pas nous intéresser ! Joinville d'ail-
ieurs était l'expression fidèle de la che-
levarie au treizième siècle. H aimait son
Dieu, son pays, son cliAteau, ses com-
paj^uons de ^nierre et de cour. INous re-
trouvons tout cela dans son livre, et nous
ne désirons pas y trouver autre chose.
Mais bien des critiques, en plaçant .loin-
ville en rep;ard de A illeliardouin,ont cru
devoir accorder sur tous les points l'a-
vanla;,'c au premier, ^ous sommes d'un
avis entièrement opposé ; car le récit de
\ illehardouin nous semble une œuvre
réellement digne des plus beaux mor-
ceaux historiques de l'antiquité grecque
et romaine. Jamais homme de guerre et
de conseil n'écrivit avec plus de préci-
sion . de clarté, d'intérêt et de sincérité,
la relation d'une jurande conquête et de
tous ses résultats. Chez lui pas un mot,
pas une pensée que le goût le plus déli-
cat ou la raison la plus haute ne doive
avouer. Depuis le moment solennel du
tournoi d'Aicri-sur-Aisne , nous demeu-
rons enchaînés par la sympathie la plus
vive à la suite des croisés, et dans les
diflicultés sans nombre dont leur enthou-
siasme chevaleresque pouvait seul triom-
pher. Cependant Joffroy de Villehar-
douin, en nous inspirant tant d'admira-
tion pour ses compagnons d'armes, n'a
jfimais pour but de nous amener à de pa-
reils sentimcns ; il blâme , il loue, il dis-
cute. Attaché de cœur au parti de ceux
(|ui désiraient poursuivre l'expédition, il
ne déverse pas l'injure ou les reproches
sur ceux qui vouloient L'osl di'pecicr;
d'un seul mot il exprime le blûme et d'un
seul la louange. Kt puis quelle exactitude
dans les détails importans ! Quel vivant
tableau du siège et de la prise de Cou
stantinople, de l'élection de l'empereur,
de la déroute d'Andrinople! .le ne crains
donc pas de le dire, quand on rassem-
blera en faisceau les diverses qualités qui
brillent dans le récit de la conquête de
Couslantinople, on sera forcé de placer
le plus ancien de nos historiens au rang
des Thucydide et des Xénophon, des Cé-
sar et des Polybe. »
L'intérêt qu'inspire la chronique de
Villebardouin domine trop celle de son
continuateur, Henri de Valenciennes ,
pour qu'il convienne de nous arrêter à un
aussi faible accessoire. Quant h la carte
topographique destinée à faciliter l'in-
telligence du uiareschaL de Champagne
et de Iiofiiaiiie, elle a été exécutée avec
une netteté remarquable par M. Gom-
bauld, attaché au dépôt de la guerre. A
côté des noms de lieux consacrés par le
chroniqueur du moyen âge, elle repro-
duit avec soin les appellations delà géo-
graphie ancienne ou bien celles de la
géographie moderne, selon l'intérêt qui
peut en résulter pour la plus grande
clarté du récit; n'oublions pas enfin que
M. P. Paris a soumis ce dernier travail à
VoinniscLcnce de RL Hase, le Du Cauge
(le notre époque , et qu'une pareille ap-
probation justifie à l'avance tout ce qu'on
était en droit d'exiger du savant éditeur.
PiAIMOiNU TmoMAnS^ .
LNSTITLTIOiNS CIIAUITABLES, — I.ÉGISLATION.
^ou«; avons souvent entendu reprocher
aux r.illioliques <le vouloir concentrer
dans les mains de la religion le mono-
pole d« la charité. H faut s'entendre sur
<•(» point. Les cnlholKjues applaudissent
.'i Ions ceux qui font le bien avec des
caurs purs et des iutcnlions droites;
mais ils pcirrnt q»u*, lorsqu'il s'agit de
soulager rinforlune, de venir en aide A
l'humanilé souffrante, la religion et les
dévoueuiens (ju elle iusi.)ire ont une puis-
sance d'efficacité à huiuelle rien n'est
comparable. S'il était besoin d'un nouvel
exemple à l'appui de cette vérité, con-
l'uMuée par l'expérience des siècles, nous
reuipruntei ions à un dopumcnl remar-
INSTITUTIONS CHARITABLES.
151
quable qui est sous nos yeux; nous vou-
lons parler d'une pétition adressée aux
Chambres par la Commission administra-
tive des hospices de INancy.
L'ancienne capitale de la Lorraine pos-
sède trois établisseDiens charitables,
ayant chacun sa destination spéciale, et
recevant Jes malades, les vieillards, les
enfans trouvés ou orphelins. Dépouillés
de leurs biens par la révolution, ces
trois hospices se trouvaient réduits à la
situation la plus précaire; et pour pour-
voir à rinsuffisance de leurs revenus, la
ville était obligée de prélever annuelle-
ment une somme considérable sur ses
deniers communaux. Il est certain que,
de 17% à la hn de 1818, toutes les tenta-
tives d'améliorations ou de réformes res-
tèrent ù peu près sans résultat. Gênée
par les exigences et les entraves de ce
système de régie ou d'économat j, qu'on
veut imposer maintenant comme une rè-
gle absolue, la Commission administra-
tive d'alors s'efforçait en vain de surmon-
ter les difficultés qui l'environnaient; et
les choses empirèrent à tel point, qu'un
déficit de 22, CUO francs fut constaté.
La position n'était pas tenable; il était
nécessaire d'entrer sans retard dans de
nouvelles voies. Pour cela, la Commis-
sion administrative eut recours aux sœurs
de Saint-Charles, congrégation précieuse
que la contrée était habituée à vénérer
et ù bénir : un traité par abonncmenL fut
conclu avec ces dames le 0 novembre
1818. Nous devons ici, on le conçoit,
nous abstenir des détails. Qu'il nous suf-
lise donc de dire que, moyennant des
pFLX de journée de beaucoup inférieurs
aux chiffres du revient des vingt années
précédentes, les sœurs de Saiat-Charles
se chargèrent d'administrer trois mai-
sons importantes, qui avaient assuré-
ment grand besoin de leur esprit d'or-
dre, de leur sage et habile direcliou.
l'ius tard, les dames de Saint-Charles re-
connurent qu'elles pouvaient supporter
une réduction encore sur les pjix, et
elles s'y soumirent avec cette abnégation
dont elles avaient déjà donné tant de
preuves.
La gestion des sœurs porta bientôt ses
fruits, et dépassa toutes les espérances
qu'on en avait conçues; Wiboiincnicntrc-
para les malheurs do Vécontjnun. Depuis
cette époque, les hospices ont vu s'effec-
tuer une énorme diminution dans leurs
dépenses: on na plus eu recours aux
emprunts; le déficit, légué par le passé,
a été comblé ; le mobilier a été renou-
velé ; les bâtimens ont été augmentés ;
enfin la ville de Nancy a pu borner à 8 ou
10,000 francs sa subvention annuelle, qui
s'élevait autrefois à 27, à 30, quelquefois
même à 36,000 francs.
Et remarquez que l'économie n'a pas
été le seul avantage du nouveau système.
Jamais les pauvres n'avaient été reçus en
si grand nombre, ni si bien traités sous
aucun rapport; jamais établissemens de
ce genre ne furent si admirablement te-
nus. Les hospices de Nancy ont la répu-
tation méritée d'être des hospicei-niodif-
les ; on vient de loin pour eu faire un
objet d'observations et d'études, < les re-
i gardant avec raison, disent les pétK
i tionnaires, comme l'exemple de la
. perfection relative, comme la meil-
t leure solution réalisée qui existe d'un
I grand problème philanthropique :
< Moyennant le chiffre le plus modique
< oïL la dépense puisse descendre ^ pro^
» curer à l'humanité ffialheureuse la plus
i grande somme de soulagement piijsi-*
i que et moral possible. >
En présence de succès pareils, faut-il
s'étonner de l'approbation si entière et
si énergique donnée par les conseils mu-
nicipaux et les préfets de toutes les épo-
ques au traité passé avec les sœurs? Faut-
il s'étonner de la reconnaissance et d#
l'attachement voués aux religieuses de
Saint-Charles par les habitans de Nancy?
La vérité est que ichose rare de uotr^^
temps) justice complète est rendue aux
hospitalières ; et ou l'avouera , dans le
suffrage constant des autorités locales,
témoins et juges des faits, dans la sym-
pathie universelle de la population, il y
a bien de quoi consoler ces femmes res-
pectables du mauvais vouloir d'un ins-
pecteur, envoyé de Paris, dont ie rap-
port se trouve, du reste, réfuté avec au-
tant de verve que de logique, à la suite
de la pétition ijui nous occupe.
L'abonne/nciu , couclu. en 181^, a clé
renouvelé plusieurs fcis. Le bail aujour-
d'hui en cours d'exécution est le
si.xitfaie. et devait durer juscju'iMi 1814.
Mais \oï\d quesurvitiil uu^ luslrucltuu
162
INSTITUTIONS CHARITABLES.
niinistt^riellp, on date du 20 novembre
1S3G, qui prescrit l'ori^janisation et le v6-
gime lies l'cononuits dans tous les li()s()i-
ces, et interdit ee système (Vabouncmctit
amidhle, qui peut cependant, on doit en
convenir, avoir d'assez heureuses const^-
quences. Nous n'avons certes pas besoin
de rechercher à quel ordre d'idt^es admi-
nistratives se rattache la mesure dont
nous parlons; il n'est que trop facile d'y
reconnaître cet esprit exclusif d'une cen-
tralisation qui, sans tenir compte des
lieux ni des circonstances , veut que rien
n'échappe à la règle inilexible et uni-
forme qu'elle établit, d'une centralisa-
tion qui prodigue les emplois et les sa-
laires , et mérite si souvent le reproche
de multiplier à l'infini les rouages dis-
pendieux et inutiles.
Ainsi, on veut bien encore accepter les
sœurs comme infirmières ; on veut bien
les laisser au chevet des malades ; mais
on ne veut pas qu'elles puissent jamais
être chargées par les commissions admi-
nistratives de la gestion intérieure des
hospices. Il y en a qui, comme celles de
Nancy, ont prouvé , par une pratique de
beaucoup d'années et par d'incroyables
succès, une éminente capacité ménagère.
JN'importe, l'exclusion va les atteindre.
On pense rencontrer chez des économes
civils plus de lumières, et apparemment
aussi plus de désintéressement et d'abné-
gation personnelle !
La circulaire du 20 novembre devait
porter le trouble au sein d'une foule d'é-
tablissemens de bienfaisance. Comme il
était naturel de s'y attendre, des plaintes
n'ont pas tardé à se produire ; des récla-
mations sont venues de toutes parts,- et,
à dater de ce moment, l'administration
centrale s'est vue obligée (pour rappeler
des paroles prononcées à la chambre des
pairs) de soutenir une véritable lutte con-
tre les administrations charitables.
Placée dans des conditions spéciales,
la commission des hospices de Nancy
croyait n'avoir rien à craindre, du moins
pour le présent. Elle ne doutait pas que.
l'exécution de la mesure, objet d'une si
vive réproi)ati()n , ne fût, en tout cas.
suspendue , (juanl à elle, jusqu'au terme
lixé pour la durée de Vabonnenient con-
clu avec les sœurs; car il lui semblait
impossible qu'un eût la pensée de don-
ner h la circulaire un effet rétroactif,
et de briser un contrat librement formé.
Naine espérance! deux letfifîs ministé-
rielles , dont la dernière est du 10 juillet
18.'{<S. annoncèrent que l'économat devait
êlr(^ organisé dans les hospices de Nancy
comme dans les autres. Seulement , et à
titre de délai de faveur, on consentit ^
ajourner cette organisation jusqu'au l»-''
janvier 1840.
Un tel résultat dut surprendre au plus
haut degré la commission administra-
tive, qui avait fait tout ce qui était en
elle pour éclairer la religion de M. le
ministre de l'intérieur. M. le ministre
avait eu notamment sous les yeux une ré-
cente délibération du conseil municipal,
qui se termine en ces termes : « En ré-
< sumé , le conseil , fjui n'est dans cette
<i circonstance que L'organe de la popu-
i lation entière de la ville , déclare à
< V unanimité et avec le sentiment d'une
< profonde conviction, qu'il regarderait
< comme finfstf. tout changement dans
« le mode actuellement suivi par l'admi-
c nistration des hospices de Nancy. »
Yoilà ce que pensent, ce que proclament
les élus de la cité, ses représentans lé-
gaux. Tout changement leur paraîtrait
funeste; et on avouera que le mot n'a
rien d'exagéré, lorsqu'on saura que pour
subvenir , à Nancy, aux dépenses qu'en-
traîne Véconomat, pour pourvoir au trai-
tement de l'économe et à celui des em-
ployés, il faudrait supprimer nécessaire-
ment quarante-cinq lits de malades/
C'est à la suite des circonstances que
nous venons d'indiquer, que la commis-
sion administrative des hospices de
Nancy s'est déterminée à s'adresser aux
chambres j elle a demandé, par une pé-
tition , 1° qu'on respectAt le contrat sy-
nallagmatique régulièrement passé avec
les sœurs, et en plein cours d'exécution ;
2" qu'il lui fût permis de renouveler ce
contrat à l'avenir, de préférence ù un
régime dî* économat qui, à raison des frais
qu'il comporte, aurait pour conséquence
immédiate de diminuer d'une manière
déplorable les ressources des trois hos-
pices, (hi'on adopte, si l'on veut, Véco-
tioniat comme règle géiu'rale, disent les
pétitionnaires; mais que ce ne soit pas
uîie règle sans exceptions.
.Nous voudrions qu'il nous fût possible
INSTITUTIONS CHARITABLES.
153
de reproduire ici une discussion forte
de choses , où la dialectique la plus ri-
goureuse s'allie à un style toujours clair
et élégant. La pétition des hospices de
Nancy est un travail important et com-
plet qui mérite de survivre à la circon-
stance. Aucun argument n'est omis , et
chaque objection est réfutée. Il y en a
une qu'on était allé puiser dans un arti-
cle d'une vieille loi du 16 messidor an 7,
article qui veut que tout marché pour
fournitures d'alimens ou, autres objets
nécessaires aux hospices civils soit ad-
jugé au rabais j et après affiches ^ dans
une séance publique de la commission.
Mais cet article, dirigé contre l'avidité
des spéculateurs, a été promulgué à une
époque où l'on ne pouvait pas avoir en
vue le concours des congrégations reli-
gieuses, qui étaient encore supprimées ;
et il est tombé depuis dans une désué-
tude notoire. Ajoutons qu'en le suppo-
sant môme en vigueur , il faudrait dire
que c'est une disposition purement ré-
glementaire y souvent modifiée par des
ordonnances, et quelquefois par de sim-
ples instructions .
Malgré de vives instances, la chambre
des députés a passé à l'ordre du jour; il
est juste de dire que cette décision n'a été
été prise qu'à une très faible majorité.
Après un débat animé, où la cause des
hospices a été défendue avec conscience
et talent, la chambre des pairs a ren-
voyé la pétition de Nancy et plusieurs
autres semblables à M. le ministre de
l'intérieur. Nous avons remarqué , au
nombre des opinions émises à la tribune,
un discours de M. le marquis de Barthé-
lémy , discours sul)stantiel , nourri de
faits, plein de logique et de précision.
M. de Barthélémy part de ce principe si
simple et si vrai , que V intérêt des pau-
vres est la loi suprême lorsqu'il s'agit de
l'administration du bien des pain'res , et
il se demande si l'intérêt des pauvres de
Nancy réclame le maintien de Tordre de
choses actuellement établi. L'affirmative
ne lui paraît pas douteuse. < Les hospices
( prospèrent, dit il, et leurs dettes sont
< payées ; les subventions de la ville ont
« été réduites de plus des deux tiers, et
< cependant le nombre des pauvres ad-
< mis dans les maisons charitables s'est
< accru; de nouveaux bAlimens ont été
construits, et tous ces bienfaits sont
le fruit de la bonne gestion économi-
que des religieuses , qui a permis de
porter à 65 c. pour les malades , 45 c.
pour les vieillards , 28 c. pour les or-
phelins, les prix de journée qui avaient
été, en moyenne, dans les vingt années
qui avaient précédé leur administra-
tion, de 1 fr. 2 c. pour les malades,
77 c. pour les vieillards, et 55 c. 2[3
pour les orphelins. Il convient d'ajou-
ter que ces dames ont joui de produits
divers qui augmentent leurs prix de
journée de 4 c. environ en moyenne.
< L'utilité de leur administration a été
tellement sentie par le conseil munici-
pal de Nancy que, dans sa première dé-
libération relative à cet objet, il a re-
mercié la commission administrative
de l'immense bienfait qu'elle avait
procuré à la population: et que, dans
ses dernières délibérations, ce conseil,
totalement renouvelé depuis 1830, qua-
lifie de funeste la décision ministérielle
qui annullele traité. Les préfets, qui se
sont succédé à Nancy depuis 1818, ont
tous applaudi au mode de gestion des
hospices. Aucune plainte, chose bien
rare, n'a môme retenti dans la presse
locale sur cette gestion. Nous devons
donc la considérer comme parfaite-
ment utile aux pauvres.
î Si elle présente, à un haut degré, ce
caractère , serait-il prudent de la dé-
truire, pour la reconstituer ensuite, si
on venait à reconnaître que le régime
des économats , bon peut-ôtre dans un
grand nombre de localités, est suscep-
tible de recevoir des exceptions? >
Plus loin , le judicieux orateur s'ex-
prime ainsi, au sujet des économats:
•t Le régime exclusif des économats offre
« de grands inconvéniens. 11 est funeste
«t dans les petits hospices , où le traitc-
« ment de l'économe absorbe la plus
« claire partie des ressources; quelque-
« fois. dans lesgraiidesvilleselles-mômcs,
« un autre système pourrait ôtre pré-
« féré. On a vu les hospices de Bordeaux
« fleurir à roinbre du régime dit paier-
ie iiel ou de ^'cstion économique. Lu seul
« trésorier général y existait pour tous
« 1rs hospices. Ce trésorier, responsable
« envers l'administration . justiciable de
K la cour dc5 comptes, était en rapport
151
mSTlTUTTONS CIIAIU lAlîLlvS.
* avrc Irj; «i.imcs suju^rinure et (^ronome
« do chnijuc nni^on, cliarg(''(vs drs (h^-
« tails du s(M'vic(\ Il pourrait paraître
« sans iiiconvr^niiMit , et peul-rlro nn^'uif^
« nvantaiircux. de ne pas dt^tiuirtMiu rô-
K f»inie qui , d.ins bien des local ilés, pour-
« rail pr^srntor de hons nVsuItnts. Kn
« matière de philanthropie et de ciiarité
(c publique, on ne saurait quelquefois,
<f sans craindre d'affaiblir ou de tarir
« les sources do la bienfaisance, contra-
« rieret amoindrir I action des personnes
« honorables chariçi^es de dispenser les
" secours. On peut contester sur ce point
« Tutilité d'un régime uniforme , qui ne
« s'approprie pas toujours au caractère
« du peuple , aux besoins et aux habitu-
« des de chaque localité. L'année der-
« nière la chambre i'aparfaitementsenti,
« lorsque, délibérant sur le projet de loi
« relatif aux aliénés, elle a autorisé les
« départemens h traiter à forfait avec les
« établissomens privés pour lé place-
« ment de leurs malades. J'eus l'hon-
« neur, dans le cours de la discussion,
t de parler à la chambre du bel élablis-
« sèment de ÎVJaréville, prés Nancy, tenu
« par les dames de Saint-Charles, et dans
• lequel les aliénés de la Meurthe et des
« départemens voisins sont admis au
w nombre de 6v50 , et, h la complète sa-
t' lisfaction des préfets et des conseils-
« généraux, moyennant le modique prix
« de 70 à 76 c. par jour. »
On voit que M. le marquis de Bar-
thélémy n'est pas de ceux qui seraient
disposés à tout sacrifier à une vaine pen-
sée d'uniforniitc, < l'eu importe, dit-il,
< en iinissant. que le bien ne se fasse pas
< partout de la même manière , pourvu
< qu'il soit fait, sous le juste contrôle
< et sous la sage tutelle de l'adminislra-
< lion, par des mains pures et éclairées.
< Laissons cours, dans notre patrie, à
« tous les nobles sentimens; et lorsque
« Témulation enfante parmi nous tant
« de grandes choses, ne privons pas la
i chariié do son puissant secours. »
Des ci ta lions et aient la meilleure preuve
k l'appui de notre opinion sur le discours
de Al. de Harlhélemv. INous n'ajouterons
qu'une chose; c'est (ju'il est à souhaiter
i|ue cet honorable pair monte plus sou-
vent ta la tribune. Les (|uestious de liberté
reJif^icuse trouveront en lui un défcnseui
zélé, et ayant rinielligence de la position
actuelle. Sa pince est désormais mar(|uée
à côté de M. de Montaleuibertet de quel-
ques autres défenseurs des doctrines ca-
tholiques.
La question s'est bientôt reproduite,
par une autre voie, à la Chambre des
Députés. I\l. de Golbéry et deux de ses
collègues ont déposé une proposition
conrtie en ces ternies : i Les commis-
« sions administratives des hospices pour-
« ront confier, de gré h gré, la fourniture
4 des alimens et autres objets nécessaires
< à ces établissemens. aux congrégations
< de femmes reconnues par le décret du
< 18 février 1809 , sans qu'il soit besoin
< de recom-ir aux formes prescrites p<ir
» la loi du IG messidor an vti et par
t l'ordonnance du 'M octobre 1821. Néan-
« moins, ces marchés seront soumis à
r l'approbation du préfet, qui prendra
c l'avis des conseils municipaux. > On
av?.it objecté aux pétitionnaires de Nailcy
la loi de messidor. Les honorables au-
teurs de la proposition supposent cette
loi encore existante, et ils en deman-
dent l'abrog-ition en ce qui touche les
communautés hospitalières. Quoi de plus
sage, du reste, que ce qu'ils réclament?
Ouoi de plus propre à concilier tous les
intérf'ts? Tci, il n'y a pas même de pré-
texte aux déclamations, il ne s'agit pas
de Créer un privilège ni un monopole
au profit des congrégations religieuses;
il s'agit d'accorder une juste latitude,
une intelligente liberté d'option aux com-
missions administratives ; et, comme si
ce n'était pas assez de la conhance qu'ins-
pirent les tuteurs des pauvres, on exige ,
pour surcroît de garanties, l'assentiment
des autorités locales.
Eloqucmment appuyée par M. Henne-
quin , qui ne manque jamais h la défense
fie ce qui est bon et vrai, la proposition a
été pri'^e en considération par la ("hambre.
Alnis. nous l'avouerons, c'est avec un péni-
ble sentiment de surprise que nous avons
entendu la commission conclure au rejet.
Tout en rendant justice aux convictions
catholiques du rapporteur (M. de Carné),
nous ne lui dissiunilerons pas que ses
raisons nous Ont paru fort peu probantes.
La coinmi<sion. dont il a été l'organe,
semble recoimaitrc les inconvéniens de
Vi'œnofnai jtn tant du moins que sys-
DISTRIBUTIOiN DES PRIX DU COLLÈGE DE JUILLY.
155
fème exclusif et absolu. Pourquoi donc
refuse-t-elle aux administrations chari-
lables le droit d'apprécier et de choisir,
selon les lieux et les circonstances?
Quoi qu'il en soit , la proposition de
M. de Golbéry resie dans sa vérité, et
elle sera discutée à la session prochaine.
Espérons que cette discussion amènera
un résultat tel que doivent le désirer les
amis des pauvres, et qu'on n'interdira
aux pieuses lilles de saint > incent-de-
Paul ou de saint Charles aucun genre
de dévouement, aucune occasion de sa-
crifices. R. DE Bellevxl.
DISTRIBUTION DES PRIX DU COLLÈGE DE JUILLY.
La solennité ordinaire de la distribu-
tion des prix du collège de Juilly a eu
lieu le 19 août , sous la présidence de
monseigneur l'évêque de i\Ieaux. On sait
quels souvenirs d'étude et de science
s'attachent à cette maison. Quoique la
position qu'occupent les propriétaires
et directeurs actuels , MM. de Scorbiac
et de Salinis , dans notre journal , nous
interdise des éloges, il nous sera per-
mis cependant de dire que Juilly n'est
point déchu entre leurs mains, et que
c'est encore un des premiers établisse-
mens pour le choix et le progrès des
éludes. C'est aussi là que tous les ans les
chefs des établissemens de la province
viennent prendre des exemples et des
renseignemens que s'empressent de leur
donner les directeurs actuels avec une
politesse toute fraternelle.
La séance a été ouverte par le discours
suivant, prononcé par M. Léon Roré :
Messieurs,
Tout est dit sur les avantages, sur la
nécessité des études historiques. Aussi
n'est-ce point pour un pareil sujet que je
viens solliciter une attention disputée
par la plus vive , la plus douce et la plus
légitime impatience. Chargé de l'honneur
de porter la parole devant une assemblée
choisie et imposante , je vais, sans es-
poir de la remplir, tenter celte tAche
difficile en vous soumettant quelques
brèves considérations sur l'esprit de l'his-
toire, ou, pour parler plus rigoureuse-
ment, sur la philosophie de l'histoire,
qui forme h Juilly robjel d'un enseigne-
ment spécial.
L'ouvrage le plus parfait que l'on pos-
sède sur cotte waUèrc, c'e^l el ce sera
sans doute encore long-temps le Discours
deBossuelsur l'Histoire universelle. Qu'il
me soit permis de commencer par mettre
sous la sauve-garde de ce génie souve-
rain des idées qui n'ambitionnent d'autre
mérite que d'être reconnues pour appri-
ses à son école. Le souvenir de Rossuet,
comme Taigle, son emblème, plane sur
le monde entier: mais il appartient spé-
cialement au diocèse dont Juilly fait
partie, et rien en ce jour ne pouvait nous
le rendre plus cher ni plus auguste que
la présence de celui (1) que la voix de
Rome, d'accord avec des vœux unani-
mes, a choisi pour neuvième successeur
du plus illustre de nos évoques.
On parle beaucoup aujourd'hui , Mes-
sieurs, de philosophie de l'histoire. Cette
préoccupation des esprits correspond
évidemment à un besoin de notre épo-
que ; et, en effet, dans un temps où
l'activité scientifique embrasse tous les
objets de la pensée , il est bien naturel
que l'on demande à l'histoire , éclairée
par la philosophie, ses plus hautes in-
structions.
Qu'est-ce donc que la philosophie de
l'histoire ? Est-ce une science à part ?
est-ce une science positive ?
Sans prétendre donner une délinilion
complète, on peul dire que la philoso-
phie de l'histoire est la connaissante
certaine des principales lois qui prési-
dent i'i la vie morale et au développement
de l'hunianilé.
^ ous l'ave/, tous reconnu. Messieurs,
dès que vous avez pu systématiser vos
éludes, il faut à l'histoire universelle un
point culminant d'où elle voie se dérou-
lai) Mgr AUou, sacré à Meaus. le '23 a>ril 1830.
i:)G
DISTRIBUTION DES PIUX i)U COLLÈGE DE JUILLY.
Irr, d'où elle saisisse l'ensemble des faits.
Ce point de vue gt^néral lui est aussi ut^-
cessaire tiuf If, sont aux niatliruiatiqutvs
les axiouies d'où dt'Toulent leurs lliéo-
rèuics. Aulrciuenl, l'histoire uiiiversolle
devient une simple chronique, ou plutôt
une masse confuse d'accidens racont(Vs
les uns à la suite des autres, sans liaison
rt^elle, sans conclusion définitive; elle
niaïuque à sa principale oblij^ation, qui
est de ramener l'analyse à la synthèse,
la variété à l'unité. Mais en m(}me temps
il faut que la notion des principes par
lesquels elle prétend expliquer le cours
des choses soit exacte, soit inébranlable;
car à quoi bon de vagues hypothèses,
d'incertaines spéculations sur le point le
plus grave de la science et de la vie, sur
notre destinée à nous tous membres de
la grande famille humaine ?
11 est clair, dès le premier coup d'œil ,
j)Our tout esprit non prévenu , que le
monde moral , pas plus que le monde
physique, n'est à lui-même son unique
mobile et sa dernière raison. Au-dessus
de l'humanité prise en masse, comme
au-dessus de chacun de nous, règne une
▼olonlé, une force supérieure. Malgré
leur liberté incontestable et leur activité
que rien n'arrête , les hommes . à eux
seuls, ne font point, ne mènent ])oint
les événemens. A grand'peine l'individu
peut-il se diriger lui-même dans la voie
qu'il a choisie ; sa volonté est courte,
faible , incertaine ; ses vues sont chan-
geantes , ses moyens d'action toujours
plusou moins limités ; il heurte à chaque
instant contre des obstacles. Comment
condtiirail-il le monde, lui, l'aveugle,
fjtii ne sait si souvent où il pose ses pro-
pres pas'i'Encore moins attri!)uerez-vous
h une collection d'êtres borni's et fra-
giles une impulsion . une direction pour
Inqnelle ils ne se sont jamais entendus
ni no s'entendront jamais, et qu'arrête-
raient, d'ailleurs, mille difficultés insur-
montables, lors même qu'une idée et une
volonté communes les auraient réunis.
L'humatiilé. encore une fei<;, n'est donc
point ù ell«;-même sa dernière loi. son
suprême arbitre. Deux <''lémens se mêlent
ici sans se conloudre, et restent distincts
en agissant simultanément : l'un, inhé-
rent à riioinuie . tVsl-adire , sa libie
acti>ilé. le déploiement facultatif de ses
forces dans la sphère qui leur est assi-
gnée; l'autre, indépendant de tout, élevé
au-dessus de tout, lequel ordonne, dis-
pose, en un mot, goitverne en dernier res-
sort. Oui, Messieurs, une puissance sou-
veraine , plus forte que tous les hommes
ensemble , sans cependant toucher à la
liberté d'ini seul, pousse irrésistiblement
les sociétés vers le but qu'elle a marqué,
les maintient dans lem- orbite tracé d'a-
vance, et de temps à autre, par de sou-
daines péripéties, dont nous sommes
toujours les instrumens volontaires sans
toujours les comprendre, renouvelle,
po\ir ainsi dire de ses propres mains, la
face de la terre.
Cette puissance souveraine, l'antiquité
la nommait le Destin, le monde moderne
l'appelle la Providence. Eh bien ! la phi-
losophie de l'histoire , prise dans sa plus
grande généralité, est à la fois la con-
naissance spéculative et la preuve par
les faits de l'action de la Providence sur
le monde : en d'autres termes, de l'action
de Jésus-Christ , le Hoi éternel des siè-
cles {\) , à qui toute puissance a été don-
née aux deux et sur la terre (2). Point
de milieu : ou l'on remontera jusqu'à ce
principe , jusqu'à cette source unique
des lois du monde moral, ou bien un
scepticisme impénétrable enveloppera
comme un triple voile les premières, les
plus importantes questions sur l'origine,
la nature et la destination du genre hu-
main.
La science réduite à ses seules forces
ne sait où attacher le premier anneau de
la chaîne des faits. Car il n'y a pour les
commencemens du monde qu'un point
d'appui, un seul qui n'ait pas été ren-
versé: la Genèse. On a suffisamment es-
sayé de s'en passer dans le dernier siècle,
et même de le ba'tre en ruines ; mais
dans le nôtre on est forcé d'y revenir,
parce q»ie hors de là l'on ne trouve que
du sable mouvant pour asseoir l'édifice.
Et en vérité , si la passion n'expliquait
tout, ne serait ce pas une chose inexpli-
cable (jue l'on ait voulu rejeter le plus
ancien , le plus authentique des histo-
riens, le seul (|ui nous offre un récit rai-
sonnable de la naissance du genre hu-
(I) Timolh.,! . 17.
{'!) S. Malt.; XXIII. i'ô.
DISTRIBUTION DES PHIX DU COLLÈGE DE JUILLY.
157
main et de ses premiers pas ; que l'on ait
voulu le rejeter uniquement parce que,
en tête de toutes choses i! a placé Dieu?
]Mais, en y regardant de près, on le com-
prend sans peine. C'est que l'ancien et le
nouveauTestament sont indissolublement
liés , et qu'il n'est pas possible d'admet-
tre le Dieu-Créateur de la Genèse sans
être poussé par la logique et parles faits
jusqu'aux pieds du Dieu Sauveur de l'É-
vangile. La création, en effet, telle qu'elle
est racontée par Moïse, la chute de l'hu-
manité entière dans la personne du pre-
mier homme, et la rédemption par Jésus-
Christ , voilà les trois données néces
saires , les trois grands faits générateurs
de la marche du monde , en dehors des-
quels il ne reste plus qu'une inexplicable
comédie dont nous serions à la fois les
tristes spectateurs et les acteurs encore
plus malheureux. < Otez Jésus-Christ du
« centre de l'histoire , a dit Frédéric
i Schlegel , et vous la dissolvez, vous lui
« enlevez son lien, son ciment intérieur,
i lequel n'est autre que la divine per.
I sonne du Messie qui a apparu au point
i d'intersection des temps anciens et des
« temps modernes La foi en Jésus-
< Christ, continue le même auteur, voilà
« le fondement et la clé de voûte du
< monde entier : sans elle l'histoire uni-
I verselle est une énigme sans mot , un
I labyrinthe sans issue, un vaste amas de
I décombres et de fragmens d'un édifice
« inachevé, une tragédie sans dénoue-
« ment (1). »
Vous le savez, Messieurs, l'ardente ac-
tivité intellectuelle qui anime la généra-
lion présente, s'est particulièrement por-
tée sur l'histoire. On ne saurait trop
applaudir à cette heureuse direction. De
tous côtés il se prépare entre les grands
faits historiques miouxcompriset les lois
fondamentales de rhumnnilé expliquées
par le christianisme , qui seul les expli-
que ; il se prépnrc, disons nous, une ma-
gnifique harmonie, dont on entend déjà
les préludes. C'est là . on peut le procla-
mer hardiment, un des points \cs plus
iniportans de l'espèce de vérification
scientifique de l'Église, destinée à éclai-
rer notre siècle. Mais aussi, reconnais-
sons-le bien , celle autres proniul^.Uiou
(I) Philosophie dei Gcschich(e , 2'" Band , s. ♦».
de la bonne nouvelle , ménagée par l'a-
mour infini de la Providence, n'appor-
tera , comme la première, la paix qu'aux
hommes de bonne volonté. C'est la vo-
lonté qui ouvre ou ferme, même à Dieu,
la porte de notre âme.
Quoi qu'il en soit , Messieurs, une al-
liance intime, une alliance offensive et
défensive doit se former de nos jours en-
tre la vraie philosophie et la véritable
histoire. De cette union résultera l'en-
semble de preuves le plus puissant que
la science ait à opposer à l'erreur. De
même que l'unique sagesse réelle se
trouve dans la religion chrétienne , de
même aussi la seule connaissance , la
seule raison complète des faits, le chris-
tianisme étant lui-même un fait , le fait
par excellence, auquel tout se rapporte
et tout est subordonné. En un mot. Mes-
sieurs, de nos jours comme au dix-sep-
tième siècle , la philosophie de l'histoire
n'a définitivement d'autre méthode à
suivre que celle de Bossuet. en rattachant
les nouvelles acquisitions de la science à
son immortel ouvrage, qiii n'a rien perdu
de sa grandeur ni de sa force, parce qu'il
est immense, parce qu'il est indestructi-
ble comme la religion sur laquelle il en
a dessiné le plan. Et pour nous appuyer
encore une fois de l'aulorité de ce grand
évêque , nous citerons , en finissant , les
simples et admirables paroles de sa let-
tre à Innocent XI , où il exposait lui-
même, avant de l'avoir réalisée, l'idée
fondamentale de son discours sur l'his-
toire universelle.
i Nous avons cru , dit il, devoir tra-
< vaillcr.... à une histoire universelle qui
« eût deux parties , dont la première
comprît depuis l'origine du monde
jusqu'à la chute de l'ancien empire ro-
main et au commencement de Charle-
ma'^ne, et la seconde depuis ce nouvel
ompire... Dans cet ouvrage on voit pa-
raître la religion toujours ferme et in-
ébranlable depuis le commencement
du monde ; le rapport des deux testa-
mens lui donne cette force , et l'Evan-
«^ile , qu'on voit s'élever sur les fonde-
iixms de la loi, inoutre une solidité
qu'on reconnaît aisément tHre à toute
(•preuve. Ou voit la vérité toujours vic-
torieiiM^, les hérésies renversée"; . l'K-
gliio fondée sur la pierre les abattre
i:icS
nULLETlNS lUnLlOGllAriIIQUES.
par le seul poiilr> d une aulorilé si bien '
cUiblio, et salTennir avec le (euips,
pendant (ju'oii voit, au contraire, les i
empires 1rs plus Horissans, non senle-
nieul s alïaihlir par la suile tics années,
mais encore se di^faire ninluellement i
et loinher les uns sur les autres. ISous '
luouirons d'où vient d'un côté une si
lerine consi.stunco, et de Taulre un <îtat
totijours cliancclaril et des ruines in-
t^vilables. Cette recheicbe nous en^'age
à expliquer en peu de mots les lois et
les coutumes des Éf^ypliens, des Assy-
riens et des Tersts; celles des (irecs,
celles des Iiomains et celles des temps
suivans ; ce (|ue cbaquc nation a eu
dans les siennes qui ait été fatal aux
autres et à elle-même , et les exemples
que leurs progrès ou leur dccadence
ont donnés anx siècles futurs. Ainsi
nous tirons deux fruits de riiisloire
nniverselle : le premier est de faire
voir tout ensemble l'aulorilé et la sain-
teté de la u'lif,'ion par sa propre stabi-
lité et sa durée perpétuelle, le second
est que , connaissant ce qui a causé la
ruine de chaque empire, nous pouvons,
sur leur exemple, trouver les moyens
de soutenir les états si fragiles de leur
nature, sans toutefois oublier que ces
( soutiens même sont sujets h la loi com-
( mune de la moilalitt;, qui est attachée
t aux choses humaines, et qu'il faut por-
< ter plus haut ses espérances. »
M. l'abbé de iScorbiac a pris ensuite
la parole , et , après des remercie-
meus adressés à Monseigneur l'évèque de
IMeaux , il a exposé dans lui discours
clair et précis l'esprit et la méthode qui
président anx éludes et à la direction de
la maison. Mgr. l'évèque de Meaux a
aussi adressé aux élèves une allocution
où il leur a témoigné tout l'intérêt qu'il
porte à une maison qui est depuis si
long-temps un des honneurs de son dio-
cèse. La distribution des prix a eu lieu
ensuite, et enfin la séance a été terminée
par quelques paroles éloquentes et cha-
leureuses de M. Berryer , qui était mêlé
à la foule en qualité d'ancien élève, et
qui a dû obéir à la demande que lui à
faite iMgr. révê(|ue.
Les élèves dont les noms nous ont le
plus frappé sont : MIM. Guiringaud, de
Lavaur , de Mylhon , Talengal, Lacar-
rière, Ilamel, de Sèze, François, de Mont-
calm, de Sanois, d'Agoult, d'Espaux, de
Tardif, d'Eslutl-d'Assay , de Choiseul ,
de la bourdonnaye, etc., etc.
lUiLLETlNS lîIBLIOGUArilIQUES.
HISTOIRE KT OUVRAGES DE UICCRS Mf/FEL,
on Méinnirrs pour servît h l'hisloiro ccrlôsiasli-
ijoe «lu (loiizi«*mr: sit'cle , par M. lo inarcpiis clc
FoRTiA n'IJRBAN. — Pari», 1851), rlips l'auteur,
riii- de La lloclicfoucauld , 12. — l'rix (J Ir.
^uut seront brcfii propos de l'aultur, qui n'a pas
besoin de nos cloyc» , cl nous làcbtrons d'rtrr
coiuplel en [xju de inola dauà l'appn-ciulion de son
ourriigo.
M. le niarfiuis de Forlia est le dernier dêliris vi-
tant de cette noMesse littéraire du dix-^uitlème
siècle, dont on a «outenl «IjnnI»' les abus, iîiai-<
dont il n'a jamais offert que les (lualiiés prérieuses.
Apres «Totr yut àa loncuo carrière à l'élude et
ëux progrès des iciCDccft hi»ig(iquc«. apivs avoir
pul)lié le PfotU'cl Art de vérifier lea l)atrs pl les
Annales du llainaut do Jacques de GuyRe(l), il
consacre en ce moment sa noitle fortuno à l'édition
dispendieuse des anciens llincrnira comparés en-
tre eux cl reclifiés ou roinplélés par le» dérouvertes
modernes. Les avantagea que la thronoloijie et
Ibisloire ont retirés de la publicalion des deux pre-
miers ouvrages, la géograpliie les retrouvera daos
I« dernier dont la publication ne peut se faire long-
leinps attendre. En aUendant l'apparition de ce
î^rand travail, nous allons rendre compte du volume
que M. de Fortia a consacré à Hugues Mét^l. C'est
un complément de riiisloire liiiéniire de France si
(1) Voir le compte rendu de ces Annales dans
t /»it(TH<<l Catholique de juin 1W8, X. f, f. 475.
BULLETINS lîlIÎLlOGKAPHK^UES.
159
bien commencée par lés bénédictins, et continuée
aujourd'hui par l'Académie des Inscriptions et Bel-
les-Lettres.
C'est au tome ix de celte collection qu'il faut se
reporter pour apprécier la publication des lettres de
Hugues Métel , chanoine de Toul , né en lOCO. L'é-
dilion de ces lettres , enrichies d'analyses histori-
ques et de notes rritiques , redresse plusieurs er-
reurs échappées à dom Calmel , entre autres celle
qui confond Hugues de Toul avec Huges Mélel,
auquel le même bénédictin attribue à tort la com-
position du poème de Garin le Loherain, que
M. P. Paris a restitué aux études modernes sur le
moyen âge. Plusieurs rectifications de ce genre
dues à M. de Forlia acquièrent une certaine valeur,
et il importe d'en tenir compte si l'on veut don-
ner à nos annales littéraires l'exactitude qui en fait
toujours le meilleur prix.
Mais ce qui nous intéressé le plus dans ces lettres,
d'ailleurs assez bizarres et souvent de fort mauvais
goût, ce sont les détails de mœurs qui nous initient
dans l'intelligence du douzième siècle. Plusieurs
faces de cette époque , inaperçues ou trop légère-
ment dessinées, prennent une physionomie plus
distincte après la lecture des lettres de Hugues
Métel. Car celui-ci , en rapport avec tous les clercs
éminens de son siècle, contemporain de saint Ber-
nard , do Pierre-leVénérable cl d'Innocent II , d'A-
beilard et de la célèbre abbesse du Paraclel, reflète
plus ou moins ces grandes figures et nous en révèle
des particularités qui sans lui seraient restées in-
connues. Quelques-unes même ne firent pas beau-
coup d'honneur à sa vanité, comme le témoigne la
lettre restée sans réponse qu'il écrivit à Héioise.
La réputation d'Hcloise s'était répandue dans tout
le royaume, et saint Bernard, comme Pierre-le-Vé-
nérable , abbé de Cluny , l'avaient honorée de leur
correspondance et de leur profonde estime. Hugues
Métel , sans doute en qualité d'adversaire d'Abci-
lard, crut pouvoir établir des relations littéraires
avec l'abbesse du Paraclel , dont il s'était déclaré
zélé partisan. Il lui écrivit une lettre pleine des
éloges de son savoir cl de sa vertu, et après l'avoir
exhortée ù persévérer dans la voie du salut, il lui dit
son nom cl sa patrie , ce qui prouve que c'était la
première fois qu'il se faisait connaître à elle, et alors
pour lui faire voir cju'il n'était pas indigne de son
estime, il l'entretient des diffèrens genres de sciences
auxquels il s'était livré avant sa propre conversion ,
et des progrès considérables que , selon lui , il y
avait faits. Après tous ces éloges que Hugues Mélel
semble avoir pris plaisir à partager équitablcmcnl
entre lui-même et Héloïse , le chanoine de Toul, ne
recevant pas de réponse, écrivit do nouveau force
romplimens flalleurs où il se préoccupe également
de Iui-m6me, et donne à Héloïse Pétymologie du
nom de sa ville natale, dérivée, selon lui, de Tul-
lus, l'un des généraux do César, mais selon d'au-
tres, de Tullus Hostilius, roi do Rome. Les souve-
nirs do la civilisation romaine cho/. les loltros du
moyen Age leur fournissent souvent les otymologios
les plus amu&antcs. Mais un «au quç flaion lut même
n'était pas très fort sur celle branche des connais-
sances humaines. Ce n'est donc pas une objection
à faire contre la réalité de la science au douzième
siècle; Hugues de Toul, il est vrai, ne nous en
montre que le côté factice ; il a le clinquant de son
époque , mais à côté se trouve l'or pur et k> trésors
de richesses intellectuelles qui se répandaient de la
France sur toute la chrétienté avec l'éloquence de
saint Bernard. Les œuvres de Hugues Métel portent
sans doute avec elles quelques traits lumineux, mais
elles serviront bien mieux encore à faire apprécier
les ombres du tableau. On sait que M. le comte de
Montalemberl en prépare depuis long-temps les
couleurs , et que le jour de son exposition sera un
beau jour pour la science catholique.
Saint Bernard fut pour la défense et la propaga-
tion des dogmes de l'Église ce que Godefroy de
Bouillon avait été pour lu prépondérance de ses
droits politiques. Ce que celui-ci avait fait par Té-
pée , l'autre le fit par la parole ; et tous deux , l'un
dans la milice ecclésiastique, l'autre dans la milice
séculière, furent d'incomparables modèles de cheva-
lerie. Celui-ci fonde le royaume de Jérusalem, et
l'autre organise ses plus intrépides défenseurs dans
ces fameilx templiers bardén, comme îl le disait lui-
mèttte , de fer an dehors el de foi au dedan».
Mais en attendant cette admirable vie de saint
Bernard, achevons de faire connaître à nos lecteurs
comment les œuvres de Hugues Mélel intéressent
l'histoire de la science au moyen âge. Voici com-
ment; sur la fin de ses jours, il raconte lui-même
l'histoire de ses éludes :
« Jeune, autrefois , dil-il , j'ai combattu sous les
enseignes d'Aristoie avec avantage : peux avec les-
quels j'entrais en lice ne manquaient guère de suc-
comber aux argumcns captieux que je leur propo-
sais , à moins d'èlre extrêmement sur leurs gardes.
Me renconlrai-je avec des grammairiens ;' la manière
dont j'expliquais les règles de la bille èloculiun
leur apprenait que je n'étais pas étranger à leur art.
Parmi les rhéteurs , je m'escrimais de mémo sur les
figures de la rhétorique. Je faieiais auMîi ma partie
avec les musiciens; je calculais dans la compagnie
des arithméticiens; je mesurais la icrrc avec les gèo-
mètres; je m'élevais aux cieux avec losastronomos,
j'en parcourais la ta^te étendue des yeux oi de
l'esprit, j'observais les muuveuiens dcsa6lres,ie
suivais les sept planètes dans leurs courses irrégu-
liéres autour du zodiaque.... Aulicfuis jo disputais
sur la nature et les proprieiét do l'Jnio... .Autrefois
je faisais en esprit lo tour du monde, ayant même
pénétré jusqu'à la zone lorrido on je plaçnis dos
habilans... Je pouvais en me tenant sur un seul
pied composer jui>(|u'à mille vers; je pouvais fjire
des f liants rinios do toute espèce ; j'étais un élal de
dicter à trois copistes h ta foiii sans me troubler...
Ce que je pouvais faire alors , je ne lo puis mainte-
nant. »
La force d'esprit qui nianquail à Hugues Mélel
d.ins un ;'igo avancé , M. de Forlia la ron.sorvo en-
core el y joint toute la facilité do la louneise après
une carrière ausji longue qu honorable i «l c'«st en
100
lUJLLETlNvS IUfU.I()('.I\APHIQUES.
nltcndanl qti'il noti< donne son éiliiion drf Avrirns
Itinéraim , cHic nous .ivons cru devoir sipnalcr à
nos Ipclour» lo nouvravi scrricc qu'il \ienl de rendre
aux éliitles histori(|iies. R. T.
ARCniVFS CURIEUSES DE l'HISTOlRE DE
FRA>CE , par F. Da^jok ; '2' série, toini' viil (1).
La moitié de ee Tolunie est remplie par Phisloire
de la vie du prinre de C.ondé, ou\race de Pierre
Coste , un des IraTsilleurs les plus consciencieux el
les plus inraligables du dix-sepli.Wne siècle; les dé-
tails nu ine niinuiieux dans lesquels enlre cet écri-
vain , presque conieriiporain , rendent son récit très
important malgré sa froideur. Les autres pièces qui
suivent sont : la relation véritable du combat du
faubourg v^ainl-Antoinc ; la relation «le la mort de
Monaldesclii , par le pire Lebel ; la lettre de lla-
thieu MoDireuil , contenant la relation du mariage
de Louis \IV; les mémoires de Louis XIV; et enlin
les portraits de la cour, un des documens les plus
rares et les moins connus, (|ui forme comme une
introduction familière à Tbistoire de ce grand règne,
en faisant connaître les principaux personnages de
la rour au trmps où Lonis XIV commença de diri-
ger lui-même son gouvernement. E. D.
ANNAL! PELLE SCIENZE RELIGIOSE corapilali
dalP ab. Ant. De Luca in Roma , via dellc Con-
verlile al corso , n" 20. — IS paoH pour G mois.
IV" 22. — Janvier et février.
I. Manuel de Vllittnire du Moyen Age , Af^n\%
la décadence de Pempiro d'Occident jusqu'à la mort
de Charlemagne, de Modher, par le marcpiis Antici.
II. Histnire de fa Philoêophie aUemamlc, depuis
I.eibnitz jusqu'à Ilégel , par le baron Berchou de
Penhoen (4' art.) , par L. Bonelli.
III. Vie du jeune Égyptien Àbulcher Bitcarrah ,
élève du collège l'rbain de la Propagande, par le
P. Bresciani.
IV. Origines bibliques, ou Rcrhercbes sur l'his-
toire primitive, par Carie Tilitone Beke (l'f art.) ,
par le P. Oliviéri.
V. La Primauté du Souverain Pnnlifr prouvée
par «les documens tirés de Phistoire d'Arménie , par
Ed. Ilormuz.
VI. PrTlectinnes hist. erclesiaslicœ , itc, par
Z.-B. Palma ; Pauli del signore, Instilutiones Ms-
toricœ eccletiasticœ oovi T. cum nolis Vicenlii Tiz-
zani (2' art.), par Bini.
Appendice. — Séance de l'Académie de la Reli-
gion. — Le caiboliri^me à rCniveriitc d'Oxford.
— Le focinianismf en Angleterre. — Le catholi-
cisme el le système pénitentiaire. — Progrès du
(Il Paris, chez Blancbcl , rue Saini-lhuradS-du-
LouTrc , 26.
rationalisme et do l'impiété en Allemagne. — Té-
moigniigo des Pères arméniens sur la confession ,
rcxlrème-onction , le ruilo dos saints , le purga-
toire , etc. — Nécrologie. — Missionnaire martyr ,
Fra. (îuadagni. — Bibliographie de Pllalie , la
France , etc.
N« 25. — Mars el avril.
I. Sur la Vie de Jésus du doct. Slraosa (t*^' art.) ,
par l'abbé de Luca.
II. Origines bibliques, ou Recherches sur l'his-
toire primitive, par Carie Tilstone Beke (2' art.),
par le P. Oliviéri.
III. Principes de la Philosophie de l'Histoire,
de M. l'abbé Frère.
IV. Sur le projet d'une nouvelle Bible polyglotte,
par G. Brunati.
V. Sur la Gloire que les martyrs ont procurée d
Rome , par Pianciani.
VI. Sur Vhisloire de la Chute de l'Empire romain
de M. de Sismondi , par Pianciani.
Appendice. — Décrets do la congrégation de l'In-
dex. — Nécrologie de M. le curé Culla. — Biblio-
graphie.
W" 25. — Mai et juin.
I. La Vie de Jésus examinée sous le rapport cri-
tique, par le D. Strauss '^2*' art.), traduit de l'anglais
par Tabbo L. Luca.
III. Essai sur la Cosmogonie égyptienne, par
le P. Pianciani , de la compag. de Jésas.
III. OKuvres posthumes du Rév. Richard P.
Froude, de PUniversilé d'Oxford, par le D. Wise-
man.
IV. Dissertation sur Véloquence sacrée du P.An-
tonio Anienoro, par Louis Marchelti.
Appendice. — Nécrologie el notices bibliogra-
phiques.
N" 2o. — Juillet et août.
I. Méthode philosophiro-lhenlngique , ou Théo-
rèmes sur la certitude en logique et en morale con-
tre le rationalisme ou l'individiialismo philosophi-
que et ibèologique , ouvrage du professeur I). Ni-
colo Daneri , par F. B.
II. La veuve Woolfray contre le vicaire de Caris-
brooke , ou de la Prière pour les morts ; ouvrage du
docteur Lingard , par G. Mazio dclle C. di J.
III. Biographie de Fra Paiilo Sarpi , théologien
et consultour d'état de la république de Venise, ou-
Arage de A. Bianchi Giovini . par J.-B. Palma.
Appendice. — Allocution de sa sainteté Grégoire
XVI dans le consistoire du » juillet IC'i). — Notices
scientifiques religieuses de Ronio, de Naples, etc.
Notices bibliographiques do l'Italie , do la
France , etc.
BULLETINS BIBLIOGRAPPUQUES.
161
NOUVELLE GRAMMAIRE FRANÇAISE SLMPLI-
FIÉE , élémentaire et complète , ou l'art d'appren-
dre et d'enseigner la grammaire française, conte-
nant des méthodes et des parties entièrement nou-
Telles , des exercices gradués d'analyses , un précis
de la philosophie des langues , une théorie de la
conjugaison qui offre en quelques pages la lexigra-
phie de tous les verbes français tant réguliers qu'ir-
réguliers, par M. (Jlevras, auteur d'un nouveau
Cours de Géographie ancienne et moderne compa-
rée*, ouvrage adopté par rUniversité. 1 toI. in-12;
à Paris , chez Belin-Mandar, rue Christine , n" a.
Prix : 1 fr.
C'est avec satisfaction que nous avons parcouru
la grammaire de M. Queyras; elle nous a paru rédi-
gée avec sagesse , et remarquable surtout par la
clarté des régies, le nouvel ordre qui a été établi
entre elles, les exemples qui les confirment ou les
éclaircissent ; elle peut remplacer avec avantage
l'incomplet abrégé de Lhomond , et même celle de
MM. Noèl et Cbapsal.
DANTE ET LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE AU
XIII« SIÈCLE , par A. F. Oz\nam , docteur en
droit, docteur ès-leltres. — 1 vol. in-8' de plus
de 400 pages. Prix : o fr. îiO. Paris , Debécourt ;
Périsse. Lyon, Périsse ; Giberlon et lirun.
But de l'ouvrage : faire connaître Dante comme
représentant la grande école catholique du treizième
siècle, par conséquent établir l'orthodoxie de ce
beau génie que l'hérésie et le rationalisme ont voulu
nous disputer. — Faire connaître la philosophie des
grands docteurs dont il fut le représentant. — Une
série d'extraits de saint Bunaventure, de saint Tho-
mas , d'Albert-le-Grand et de Roger Bacon, traduits
et rassemblés de manière à former un tableau com-
plet de leur doctrine et à faciliter l'intelligence de
leurs ouvra^jes.
Tel est le plan réalisé dans cet ouvrage parM.Oza-
uam.
LA BIBLE. — LES PÈRES DE L ÉGLISE. — LA
RAISON DD CHRISTIANISME.
Voilà en trois ouvrages une belle succession de
Tails et d'idées ! C'est l'histoire complète de la vérité
révélée depuis la création du monde jusqu'à nos
jours. L'Aniien-Toslument contient la rcvclalion
d'Adam et la révélation de Moïse , lo dogme de l'u-
nité de Diou conservé par les patriarches et par les
grands-prètrcs de Tanciennc loi. Le Nouveau-Tes-
tanient nous offre la continuation el le coinplcniont
de la révélation dans la mission de J.-C. sur la terre.
L'Évangile est substitué à la loi de Moiso, et le
puntificat de Pierre et do ses surcesseurs aux
grauds-prétros de Jérusalem. H y a un ordre nou-
veau, UQ nouvel eobei^joeuienl, uais il u'y a qu'une
tradition et qu'une histoire. Ainsi ce litre double,
qu'on appelle la Bible, porte la trace de plusieurs
époques el de plusieurs mains; mais il n'a évidem-
ment qu'un esprit et qo'un auteur.
Le christianisme s'établit sous la miraculeuse in-
lluence et par le témoignage des apôtres. Les vérités
de la religion révélée sont enseignées par toute la
terre connue. Aux apôtres succèdent comme insti-
teurs du genre humain les Pèreà de l Église , les
plus grands génies des premiers temps de l'ère chré-
tienne, dont le consentement unanime forme la plus
grande autorité humaine en faveur des dogmes con-
tre rhérésie. La souveraineté de la loi de J.-C. est
fondée; les Pères en sont les interprètes dans les
conciles , dans leurs écrits, afin qu'elle se conserve
pure el inaltérable, et que les faux systèmes et les
erreurs ne puissent prévaloir contre ces augustes
témoignages placés près du berceau du christia-
nisme.
Cependant après quinze siècles d'unité el de
triomphes, une déplorable scission démembre l'E-
glise universelle. La divinité de Jésus-Christ ne cesse
pas d'être reconnue, mais l'orgueil et l'esprit de
révolte entraînent de hardis novateurs, l'hérésie el
le schisme s'introduisent dans la chrétienté , les
sectes engendrent les sectes; el, selon la loi qui
condamne à la confusion toute œuvre de la raison
individuelle , le protestantisme enfante la philoso-
phie du dix-huitième siècle. Les partisans des er-
reurs de Luther et de Calvin , les Juifs opiniâtres
dans leur aveuglement sont attaqués à leur tour ;
c'est la divinité de Jésus-Christ, c'est l'àme, c'est
Dieu lui-même qui sont contestés et niés par les
déistes, les panthéistes, les matérialistes et les
athées.
Dieu permit alors que , comme au temps des con -
troverses avec les philosophes de l'antiquité el des
persécutions sous les empereurs romains, il s'èlevii
des génies supérieurs pour rendre hommage en fa-
veur de la vérité et confondre l'erreur. L'élévation
de ces hommes de lumière bien au-iiessus des dé-
tracteurs de la mission de Jèsus-Christ , el des ma-
térialistes et des athées, est un signe évident de la
protection divine el do la volonté suprême qui veut
maintenir ce qu'elle a établi. Quand des intelligences
telles que Nev^ton , Bacon , Leibnitz , Euler, Coper-
nic, Descaries, Mallebranche, Pascal, ErsWioe. etc.,
déclarent que le christianisme satisfait leur raison ,
que la mission divine du fils de Marie leur est dé-
montrée, que les preuves de la révélation sont
aussi ôvidcnles pour eux que les vérités de la phy-
sique el des mathématiques; l'orgueil est humilié ,
l'erreur est confondue; on croit voir les archanges
du Très Haut clM!.>anl devant eux les anges ré-
voltés.
Tels sont les trésors de la sageMe divine el de la
sagesse humaine que M. de Genoude a mis en lu-
mii-ro. pour comprendre sou plan, il faut envi>ai;er,
comme il l'a fait , l'éUl des esprits , faibles et dés-
armés devant les objections , l'ignorance, chei les
^Miis du monde , des >ainles Écritures , des ouvra-
ges dci Perci et des yriodi IciuoiuQJg^i oblenus tu
iri
RîT[,ij-:TrNS r.TnLiof.nAPTiTQURs.
fdvoiir do la vraie rcliijion par île» lioiniius l«'s plui
^ininens ilanii la srienre.
La raussp pliilosophit' cl l'inrr^iliilil^ en a>ai»'nl
protilé pour falsilier el altérer les lexle^ , .supposer
(les faits et des opinions , suppriintr dans les au-
teurs ro qui «'tail favorablu A la reli;',"i(»n , conslruiro
lout un «■'(lifice d'illusions el ilc iiioiisonjje» pour y
enlern>er la crédule ignoranre du sioclo,
(lo plan n'a que Irop bien réussi. M. de (Jonouile
a entrepris de le renverser en réunissant dans un
seul foyer tons les rayons do lumière épar> «lan» les
livres, en présentant dans notre langue, devenue
universelle , dans cette lan(^ue dont la philosophie
du dix-luiiliéme siècle s'était fait un instrument si
puissant, toutes les vérités , toutes les preuves do la
reli[;ion.
C'est dans cet esprit el dans ce but ((u'il a traduit
la Bible, jusiiuclà défigurée par Tliérésie el Pincré-
dulilé , ou déshonorée par des traductions serviles
el sans dijîuilé , dans un langage pou digne de la
majesté des livres saint». Se pénétrant du génie des
temps anciens , il a transporté l'ancien et le nou-
veau Testament dans une verbion fidèle , mais élé-
gante , pure el poétique. Le clergé et les gens du
monde ont accueilli avec une faveur marquée ce
travail qui a ou ([uatre éditions cl un grand nombre
de réimpressions dans tous les formats. La qua-
trième édition in-4>, dont deux volumes ont paru ,
est plus particulièrement destinée au clergé. Elle
renferme le texte de la Vuli-ate , avec la traduction
en regard et les commentaires des plus savans in-
terprètes de l'Écriture. Les différences du texte hè-
Lreu el des Septante sont indiquées au bas des pa-
ges. La Bible a été enfin traduite non seulement
d'une manière digne d'elle , mais encore do telle
sorte qu'il n'y aura plus lieu désormais à ces auda-
cieuses dcliguralions par lesquelles rimpièlo égarait
la faiblosbO.
Los Pères avaient été souvent les objets de pa-
reilles fraudes. Leurs écrits épars dans les biblio-
thèques et restés pour un cerlain nombre sans corps
do traduction , se prêtaient à ces inlitlelités ; on leur
faisait dire ce qu'ils n'avaient jamais exprimé, ou
bien , au moyen de passages tronciués «i séparés de
Tonsemble, on présentait leur penî,ée sou. un faux
jour, .\in3i ont agi les Ijuteurs d'Iiérèsio en atta-
(luanl certains dogmes , el ceux do rmcrèdulilè on
attaquant la religion tout entière. M. de Genoude a
pr» >idé à la traduction de ces immortels ouvrages.
Il entrait dans le plan de M. de fienoude do mon-
trer que les dogme» professés el conservés par TK-
glise cailiolique sout ceux qui ont été professés et
enseignés par les coopératours et les disciples im-
médiats dos apôtres; que ce sont les Pères des pre-
miers siècles qui ont formé en corps do science
la vèrilè catholique; que, depuis IB()0 ans, rien
n'en a été retranché , rien n'y a été ajouté , el que
par conséquent la foi p<it restée aussi î'uro qu'elle h;
fut à sa source.
L'auleur a donr réuni les écrils dos Pères dos
deux premiers siècles de l'ère chrétienne ol «l en a
publié en fraoçai» »"« traduction élégante €i lidèlç.
iMusieurs sont enllèroracnt nouveaux dans notre
langue, surtout parmi les Pères qui avaient écrit
dans ridiomo groc.
1.0-^ cin(| volumes qui ont été publiés coropronneni
saint Ignace, saint Polycarpc, saint Justin, Talien,
Athénagore, saint Théophile, Hormias, saint Iré-
neo, Minucius Félix, saint (.Uémenl d'Aluxandrie.
L'autour a dû so borner pour le moment aux deux
premiers siècles de rE'jli&e. Celle tâche sufiisuil ù
son but, qui était de montrer cl de faire loucher les
premières assises dos fundemens de U foi. Kspèrona
que des circonstances plus favorables aux grandes
entreprises lui permettront de compléter celle œu-
vre. Toutefois le clergé ol les hommes d'études sé-
rieuses possètlonl dans cette collection la parlio ta
plus précieuse des trésors de la foi cailioli(jue. Ajou-
tons que cette traduction est accompagnée dhin dis-
cours préliminaire, de tableaux historiques sur les
premiers siècles de TKglise et de notices sur les
Pères, dont l'ensemble offre le tableau complet des
conquêtes et de rétablissement du christianisme.
Il appartient à M. de (ienoude ; dans la Rnigon
du Christianisme, une grande el noble pensée. Tous
ces beaux témoignages qu'il a réunis ressemblent à
une armée brillante el régulière opposée à la troupe
obscure el confuse des sophistes. C'est véritable-
ment un trait de lumière que l'idée de rassembler
ainsi tout ce qu'il y a de plus cminent dans la phi-
losophie, les sciences physiques et mathématiques ,
la litlôraturo, la jurisprudence et la politique, pour
confondre l'erreur et le scepticisme. Rien n'est plus
frappant pour l'esprit, rien n'est plus décisif pour
la raison que celte proclamation de la vérité du
christianisme par tout ce dont le monde intelligent
eslime les œuvres, admire le génie, honore les ver-
tus. II n'esl pas un porc de famille qui ne puisse
prévenir ou dissiper les doutes de son flis en lui
donnant ce livre à lire. Indépendamment do la force
de la logique, de la puissance du raisonnement,
Porgucil de l'homme est abattu par l'éclat do tous
(OS noms , el la raison se soumet avec plus de do-
cilité à ce que tant d'esprits élevés ont admis après
examen.
Pou d'ouvrages ont eu un pareil succès. La pre-
mière édition, quoi(|ue très volumineuse , a été ra-
piclement épuisée. Dans riiitèrèt do la religion ,
lU. do Gonoudo a resserré celte publication en trois
volumes compacts, pour en rendre l'acquisition plus
facile. Cette secomle édition n'a pas été moins re-
cherchée que la preiiiièro. Les plus heureux effets
ont suivi celle imporianio publication. On peut dire
littéralement que la lumière s'est faite, car la philo-
sophie du (lix-huilièine .<.iecle l'avait soi{',nousemenl
cachée jus(|ues-là ; dans des œuvres publiées comme
complètes, les traducteurs et éditeurs avaient omis
à dessein les témoignages favorables au christia-
nisme. Au»si les atla(|ues contre le culholicti>me
sont-ellei devenues plus rares cl moins hardies;
Ifs conversions ont elé bien plus nombreuses , et
rauroro de meilleurs jours a lui pour la religion.
Lu Bible, /e.s Pirei, la liaison du Chritlidnisiiief
voilà rhl»loirr, la duclrine et la llKéralure de la lui
BULLETINS BIBLIOGRAPHIQUES.
163
calholique. Nops avoos enGn dans Dolre langue le
contrepoison el Tanlidole de tanl de funesles écrits
produits par Tirréligion. Ainsi le dix-neuvième siè-
cle guérit les maui^ enfantés par le di\-buiiiémc.
Rendons grâces à M. de Genoude de son courageux
et persévérant concours, depuis Yiogtcioq ans, à
l'œuvre de la régénération sociale. Le cercle des
erreurs a été parcouru j nous rentrons dans celui
de la vérité. (Sapia, éditeur.)
LIBRAIRIE DE LA GAZETTE DE IRAME^
Rue du Doyenné , 12 , et rue de Sèvres , IG.
RELIGION.
OUVRAGES PUBLIES PAR M. DE GENOUDE.
LES PERES DES DEUX PREMIERS SIECLES DE
L'ÉGLISE. Dédiés à Monseigneur l'A relie vèque de
Paris. L'n vol. in-&-, sur beau papier cavalier. 7 fr.
le volume.
Ces cinq volumes comprennent les Pères des deux
premiers siècles de TÉglise , et constalent que tout
ce que nous croyons aujourd'hui, a été cru à l'ori-
gine du Christianisme , et que tous les dogmes ca-
tholiques sont d^origine apostolique.
Le sixième volume , comprenant Touvrage de
Teriullien contre Alarcion , sera bieulùl mis sous
presse.
LA BIBLE , r. Tol. in-8'>. — 18 fr. — La traduc-
tion française s«uleraenl , sans notes el sans la Vul-
gate.
L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST avec Eocadre-
raens. Lettres ornées el douze Gravures. Belle édi-
tion. — Prix : G francs.
LA BIBLE. Quatrième édition. Avec celle épi-
graphe de ISewton :
« Aucune histoire profane quelconque
ne présente un caractère plus au-
thentique que la Bible. »
Cinq volumes in-4", i mprimés sur deux colonnes ,
avec le texte en regard de la traduction, et avec des
Dissertations et dos Commentaires; une Carte géo-
graphique et des Gravures seront joiuies au dernier
volume. Prix du volume : iO francs.
Le troisième volume est en vente ; le quatrième est
sous presse.
M. de Genoude a relouché sa traduction avec le
plus grand soin et a beaucoup ajouté aux notes de
sa première édition. Cet ouvrage est dédié au clergé
de France.
On trouve dans cette édition des réponses à toutes
les objections cl des éclaircisscmons do toutes les
difficultés. Les quatre premiers volumes contien-
dront tout Pi\ncien-Testamenl; le cinquième tout
le Nouveau-Testament.
LA RAISON DU CHRISTIANISME ou Preuves de
la vérilé de la Religion . tirées des plus grands
hommes de la France , de l'Angleterre et de l'Alle-
magne.
Nouvelle édition , augmentée de plusieurs articles
importaus. Avec cette épigraphe de Bacon :
« Un pied de science éloigne de la religion ;
beaucoup de science y ramène. »
Trois vol. in-4'^ , sur deux colonnes.
Cinq cents personnages , tous illustres dans les
sciences, dans les lettres et dans les arts drpuis
trois siècles , et qui ont grandi par la controverse
même , confessent dans ce livre la Divinité de J.-C.
Prix : r.O fr.
(La première édition formait 12 vol. in-8'\)
L'Introuuctiun à la Raison du Ciiristianisme, ou
Exposition du Dogme catholique , ouvrage auquel
.M. de (ienuude travaille depuis quatre au» , va
bicnlùt paraitio. Un vol. \n-ll^ de oOO pages.
Pour faire suite à la Raison du Christianisme :
WISEMAN , ou DES RAPPORTS ^JUI EXISTENT
ENTRE LES SCIENCES ET LA RELKilON, discours
prononcés enir..*!.; par M.W isema". prini-ipal du col-
lège anglais et professeur de lUniversité de Rome;
avec notes, explication», caries et planches. — 2 vol.
in-a. Prix 13 fr. — Celle édition sera bientôt
épuisée.
MAI.LEBRANCHE, publié par MM. m Gbnoudb
et UK I.oi'Ri>orKi\ . avec une Introduction et un
Discours préliminaire.
La philosopliii* d«' Malltbranche fil la plus haute
expression de l'inielligence humaine.
2 volumes grand in-4'' wr deux colonnes.— Prix
20 fr.
La dernière Wilion , fort rare , de ce grand écri-
vain , f<Hine 4oute.v»Un>es in-12.
1()4
BULLETINS BIBLIOGRAPHIQUES.
POLITIQUE.
LA RESTAI RATION DE LA SOCIÉTÉ FRAN-
C.AISK . par M. Vk LolhduijKix , un vol. in !l. —
Pnv 1 fr.
Cei iiuvrage eipose avec une grande lucidité lous
les principes politiques de la Gazette de France.
DISCOURS prououcéâ devant la Cour d'assises par
M. UK Gbnouue , en 11131, la.Vi, lH3r, et 1831.
Ou y a joint le dernier discours prononcé en lU3i)
pour la défense de la tia-.eltc de /«'raHce.— Brochure
ia-!{. — Prix 2 Ir.
LA RAISON MONARCHIQUE , par MM. dk Gb-
M)ri»K el i>K LoiRUOiEix. — Un volume in-8. —
Prix ;i fr.
Ce Tohinie contient les opinions des hommes les
plus éniinens du clergé de France sur les princi-
pales questions de la politique.
DE LA VÉRITÉ IMVERSELLE, pour servir
d'Iutroducliou à la IMiilosophie du Verbe, par M. dk
Loi RDOUEix. -- Un Tol, in-8. — Prix 7 fr.
On sait que cet ouvrage prouve celte belle pensée
de d'Aguesseau , « que la meilleure philosophie est
la religion. »
E CO^CILllS TOTIUS ORBIS CURISTIAMS ex-
cerpta historica et dograatica collegil , edidil et
adiiotavit Ludov. de Mas Latrie, e regia diplo-
malica schola Paris. Accedunt Geographia; epi-
scopalis breviariuni et syllabi conciliorum quam
plurimi tam alphabelici quam thronologici nec
«on geographici , explenlur glossario verborum
roedi% et intima: lalinitalis, et indice rerum om-
nium locuplelissimo. — Parent-Desbarres, éditeur
de la Collection desSS. Pères, etc., rue de Seine-
Saint Germain , 18 , à Paris.
L'histoire ecclésiastique , qui , pendant le moyen
âge , est rbistoirc politique de toutes les nations
chrétiennes; les bienfaits de l'Église lors de l'inva-
sion des Barbares et durant les désordres de la féo-
dalité , quand seule elle défendait le peuple contre
les violences des seigneurs ; la persistance des su-
perstitions du paganisme romain el du polythéisme
des peuples barbares qu'elle eut tant de peine à dé-
truire- les hérésies nombreuses contre lesquelles
elle eut si long-temps ù lutter; l'état dci personnes
et des terres; l'histoire des institutions judiciaires
des diverses époques, toutes ces importantes ques-
tions dépendant également de l'biitoire civile et de
l histoire ecdioiastique, trouvent dans les conciles
de nombreux el authentiques documens.
Un rencontre au>*i dans les (ianons des textes
fort curieux pour les sujets qui paraissent le plus
étrangers aux décisions ordinaires des ronriles, tels
que la géographie de la basse antiquité et du moyen
dge, l'archUccluru clircliviiue , U Dumidoialiquc
l'histoire des costumes, du commerce, de la litté-
rature , etc., etc.
Quant aux objets de dogme et de discipline ec-
clésiastique , on sait que les rfianons des conciles
soni des autorités que rien ne peut suppléer.
l\l. l'abbé Caillau a bien voulu se charger de revoir
celle partie si importante et si délicate du travail
que nous annonçons aujourd'hui.
1-es llislurica cxcorpla (!) renfermeront tout ce
qui se rapporte à ces questions nombreubcs et di-
verses (|ue nous venons d'énumérer , en reprodui-
sant le texte latin de tous les Canons des conciles de
tous tes pays , utiles aux éludes ecclésiastiques et
historiques. Une courte Notice, en français , indi-
quera sommairemeut rhistori(|ue du concile, en
faisant connaître son objet et ses résultats ; des notes
explicatives seront jointes quelquefois aux Canons.
L'ouvrage sera terminé par un Index chronologi-
que de tous les conciles , des Index particuliers des
conciles de chaque pays, un Glossaire des mots de la
basse latinité, et uneTable très détaillée des matières.
A une époque où les études historiques jouissent
d'une si grande faveur, et quand , d'un autre côté,
il est devenu presque impossible de se procurer
dans le commerce une bonne collection des Conciles,
il est permis d'espérer que cette Collection choisie
sera bien accueillie du clergé el du public savant.
CHRONOLOGIE HISTORIQUE DES PAPES, DES
CONCILES GÉNÉRAUX ET DES CONCILES DE
FRANCE , par M. Louis de Mas Latrie. Un vol. grand
in-8^, orné du portrait gravé de S. S. Grégoire XVI.
li"^ édition. Prix : 7 fr. 110 c.
Avec les lioG portraits lithographies des Papes de-
puis saint Pierre jusqu'à nos jours, sur une feuille
de vélin grand-colombier. Prix : 12 fr.
BONTÉ ET GRANDELK DE DIEU, manifestées
par ses œuvres , ou Entreliens sur la beauté de
la nature , offerts à l'enfance , par mademoiselle
de Flauubkuuics. Seconde édition , revue et aug-
mentée , à Paris , chez Eymery , quai Voltaire ,
N" Lî.
C'est une bonne fortune que de pouvoir parler
d'un livre que l'on peut offrir aux cnfans sans crain-
se mêle aux enseignemens qui y sont consignés ; et
c'est ce que nous pouvons dire du livre que nous
dro qu'aucune doctrine contre la foi ouïes mœurs
annonçons ici. L'histoire de la création , les diffé-
rens phénomènes de la nature y sont exposés avec
clarté, simplicité, et souvent accompagnées d'his-
toires, «le descripiioMS en prose et en vers, qui dé-
notent chez mademoiselle Flaugergues un beau ta-
lent de style, comme le fond du lirre annonce
beaucoup d'instruction , et surtout une instruction
chrétienne.
(i) Cette rolleclion des conciles , compleiuent in-
dispensable de la rolleclion latine des Pères , sera
publiée dans le même format el aux mêmes condi-
tions, et sera roiiipo>ee de iî à 10 volumes. On soii-
srrii dés ce jour chez M. Paient-Desbarres , rue de
bciue-Sl.-Geriuam , it;.
L'UNIVERSITÉ
CATHOLIQUE.
JL .Al.. ■!..■: .*■■-
ê^i\mi$ ê>^çnU$.
COURS DÉCO?^OMIE SOCIA.LE.
QUATORZIÈME LEÇON (1).
La France sociale unitaire et la France
sociale catholique sont simples et nor-
males parce qu'elles impliquent chez
tous les associes une sociabilité uni-
forme. En effet, unitaires ou catholi-
ques , concentrés en un seul peuple , sous
l'influence d'un culte qui ne comporte
pas un plus large développement, ou
partagés en nations indépendantes par la
toute-puissance d'une religion humani-
taire, ils empruntent également leur
connaissance du bien et du mal à la
môme source, ils appartiennent à la
m<jme association spirituelle, ils ont un
mC'me intérêt éternel, un môme sacer-
doce. Dès-lors la tâche du législateur
terrestre devient facile,- car les institu-
tions civiles et politiques (c'est-à-dire
l'ordre légal) se formulent eu quelque
sorte spontanément, et elles reprodui-
raient d'une manière absolue le type
idéal fourni par la croyance commune,
si le monde extérieur, avec ses exigences,
ne venait les modifier selon les siècles,
les lieux et les climats; mais l'uniformité
absolue de doctrine qui constitue Tes-
sence de ces deux systèmes de civilisa-
lion a rarement existé, et si nous le-
(l) Voir ta i7^^ leçon dans le n-^ 41, t. j\\^ p, 52o.
TOMB VI II. — ■• 4ii, 1859.
nions à en produire des exemples, nous
serions obligés de remonter jusqu'au
berceau des grandes races humaines, ou
de descendre parmi nos contemporains
jusqu'aux fétichistes de la côte de Gui-
née , ou aux sauvages de l'Amérique, avec
leurs manitoux. C'est que , dès le com-
mencement, les émigrations, les conquê-
tes, l'oubli, tantôt lent et tantôt rapide,
des traditions premières, la dégradation
inévitable des cultes faux, les hérésies,
les révoltes de l'intelligence ou des pas-
sions de l'homme, tout a conspiré pour
détruire l'unité spirituelle des nations do
la terre. Ainsi , après s'être séparées les
unes des autres en embrassant des doc-
trines contraires, elles ont lini par re-
trouver, chacune dans son propre sein,
les discordes sociales, qui sont la plaie
profonde et permanente du genre hu-
main. Sans doute, on peut et on doit ne
tenir aucun compte de ces dissidences,
quand l'immense majorité des citoyens
de la même patrie se groupe avec foi
autour d'un seul autel ; mais lorsqu'ils se
partagent entre plusieurs cultes, lorsque
le rationalisine lui-même est entoure de
nombreux disciples, la civilisation du
pays qui présente un pareil spectacle
s'en ressent d'une manière fatale et né-
cessaire ; ceux qui l'habitent obéissent ,
il est vrai, au même pouvoir temporel;
it
m'y
COUKS D'ÉCONOMTE SOCIALE,
ils consliluonl , si l'on veut, im pouple
uni(|ii(*. vl lUMMinoiiis leur vie im>r,»l«\
leur sociabilité a des conditions diffé-
renles. et le législateur liuniaiii, soumis
ù tous les clian^'cnicns île la forme so-
ciale de liiinsaction , est oblij^é ou d'op-
primer une partie des croyans adminis-
trés par lui, ou i\c renonctM- h loule
action civilisatrice, à tout perfectionne-
ment véritable.
En effet . on ne peut concevoir, dans le
même empire, dans la mèuiecité, la co-
existence de plusieurs doctrines sociales
qu'à l'aide de la conquête ou du prosély-
tisme. Tantôt, une nation victorieuse im-
posera son jou^ à des peuples qui profes-
sent un culte opposé au sien, et tantôt
un citoyen, acceptant des croyances
é' Iran gères, promuli^uant une croyance
nouvelle, ou protestant contre toute
croyance , inoculera ses opinions à
<rautres citoyens, jusqu'à ce qu'enlin le
nombre des dissidens soit assez nom-
breux pour attirer Tattenlion publique.
Dans lune et l'autre hypothèse, des so-
ciabilités rivales seront en présence; ri-
vales, parce que les unes répuleront bon
ce que les autres réputeront mauvais, et
il faudra bien alors ou que le pouvoir
temporel prête sa force aux consciences
en li.'.rmonie avec la sienne, ou qu'il se
tléclare incompétent à Tégard de toutes
les questions que le for intime de ses ad-
ministrés ne résout pas d'une même ma-
nière. Dans le premier cas, il placera
ceux qui ne sont pas ses co-réligionnaires
ou ses coincréduLes dans la nécessité de
choisir enire leur intérêt éternel et leur
intérêt terrestre, entre les cliAlimens
dont il les menace et les chûtimens dé-
noncés contre eux par leurs croyances j
<lans le second cas, il renoncera à toute
véritable influence sur la société, se bor-
nant, pour ainsi parler, à une action
toute matérielle, sans foi possible pour
lui-même et sans morale en tant (jue
pouvoir, et incapable de réaliser l'idéal
d'aucuiie des doctrines soumises à sa do-
mination . parce (|ue cet idéal est à la
fois multiple et contraire. Quel que soit
son choix, il sera obligé d'ajourner
toute espérance de progrèsjusqu'à ce que
parmi les croyances qui impriment à la
nation des tendances of)posées il y en ait
nnc qui absorbe toutts les autres, et s'il
essaie de liAter ce moment par son inter"
venlion, il ne parviendra vraisemblable-
ment qu'à transformer, comme autrefois
Louis \1V. de bons prolestans en mau-
vais catiioliqups, c'est à-dir(î à altérer, à
détruire la sociabilité des citoyens qui
céderont à des considérations toutes ter-
resties;ou. comme aujourd'hui le roi
de Prusse, à ranimer le zèle des dissi-
dens et en aliénant leurs affections, à
compromettre l'existence même de son
autorité. Tels sont les premiers inconvé-
niens qui découlent de la forme sociale
de transaction, inconvéniens si graves
qu'ils sullisenl pour expliquer les efforts
que les gouvernemens ont toujours faits
pour lui substituer soit la forme uni-
taire, soit la forme catholique. Ln exem-
ple, pris dans ce qui se passe autour de
nous, suffira pour donner la mesure des
dangers que nous venons d'indiquer.
Français, nous ne voulons, nous ne
pouvons pas croire que le gouvernement
de la France consente jamais à l'abandon
de lAlgérie, et déjà nous considérons nos
possessions d'Afrique comme faisant par-
tie intégrante de notre belle patrie : nous
avons donc parmi nos concitoyens, non
seulement des juifs, des catholiques , des
protestans, des incrédules, mais encore
des musulmans, et comme tous jouissent
des mêmes droits, que la liberté de con-
science est promise h tous, il faudra
bien accorder aux enfans de Mahomet le
triste privilège de la polygamie et du di-
vorce, sous peine de mécontenter pro-
fondément une population dont l'amour
nous est si nécessaire, et qui , en outre,
lorsqu'elle réclamera à sou profit un
changement radical dans le Code civil,
aura de son côté la justice telle que la
conçoit la Charte. Cependant, on ne
pourra reléguer l'islamisme sur la rive
méridionale de la ."Méditerranée , refuser
auxCabyles, nos fières, la permission
de construire des mosquées sur le vieux
sol de la commune patrie, leur interdire
le droit d(î faire des prosélytes parmi les
Irançais d'Europe. Il faudra donc auto-
riser encore la polygamie quant aux
nouveaux convertis, la reconnaître lé-
gale, ou bien faire des lois d'exception
en matière de croyance, et condamner
le chrétien qui se fait musulman à rester
monogame. Certes, nous croyons peu à
PAR M. DE COUX.
167
la sincérité de l'iiommo qpi , après avpir
connu rpvangile, lui préfère le Cpran;
mais la loi humaine peut-elle pénétrer
dans son for intime, lire dans son cœur,
distinguer l'erreur du mensonge, et se
constituer l'arbitre des convictions, alors
que, même légalement, elle ne peut se
poser comme l'arbitre du vrai?
Aujourd'hui , l'Europe entière ne con-
naît plus que la forme sociale de trans-
action, puisque sur toute l'étendue de sa
surface il n'est plus un seul État dont les
habitans prpfessent le ménie culte, ap-
partiennent au même système de socia-
bilité. Mais parmi les nations chrétien-
nes, du moins, tous les citoyens,
croyans ou incrédules , n'ont quant à la
famille qu'une morale unique; car les
non-croyans eux-mêmes, avec la seule
exception des saint-sinioniejis, sont tel-
lement catholiques sous ce rapport , que
la Chambre des pairs a plus d'une fois
repoussé les tentatives faites afin d'alté-
rer le grand principe catholique, et non
pas protestant, de Tindissolubilité du
lien nuptial. Cet accord de la conscience
des uns, de la raison des autres, sur les
questions, pour ainsi parler, élémentai-
res de la civilisation chrétienne, a puis-
samment contribué à faire perdre de vue
les périls du système social qui nous ré-
git; mais, nous n'hésitons pas à le pré-
dire, la présence de l'islamisme, sur la-
quelle les auteurs du Code civil n'avaient
])as compté, ne tardera pas à produire
ses conséquences naturelles, soit en
amenant une vive réaction contre le
principe même de la liberté de con-
science, soit en altérant d'une manière
permanente la constitution de la famillej
et comme la découverte d'une erreur en-
traîne presque toujours la découverte de
plusieurs autres erreurs, on ne tardera
pas à reconnaître que la pluralité des
croyances, alors même qu'elles ne sont,
pour ainsi parler, que des variantes les
unes des autres, est, ainsi que nous l'a-
vons déjà dit, un obstacle que la civili-
sation, si hardie qu'elle soit dans son
vol, ne parviendra jamais à franchir.
Avec des esprits sociables de la même
manière, ou à peu près de la même ma-
nière quant au mariage, et quant à la sé-
curité des choses cl des personnes, bien
que leur social^ililé ne repose pas sur les
mêmes garanties , la société peut à la ri-
gueur garder les biens qu'elle a acquis.
Mais, d'une part, la fraternité des ci-
toyens qui ne professent pas la même
croyance ne saurait jeter de profondes
racines, et de l'autre, les dissentimens
qui existent entre eux sur des points qui,
à ne consulter que leur intérêt purement
matériel, seqablent au premier abord
n'avoir qu'pne faible valeur, paralysent
à la longue et d'une manière funeste l'ac-
tion gouvernementale. Ces deux consé-
quences de la forme sociale de transac-
tion sont assez importantes pour mériter
de notre part un sérieux examen.
Tout peuple qui a un culte ^ lui, culle
qui n'est celui d'aucun autre peuple ,- ou,
en d'autres termes, tout peuple unitaire
confond dans sa pensée, et par la seule
force des choses, la divinité qu'il adore
avec la patrie, et, s'il est polythéiste, il
ira presque toujours jusqu'à placer la
patrie elle-même au nombre de ses dieux.
Pour lui, le patriotisme aura donc quel-
que chose de saint, de sacré, à moins
qu'il ne soit comme l'Hindou ou le Thi-
bétain, nettement panthéiste ; car alors
son pays véritable sera le grand tout , le
Pan ; et brisé dans son existence collec-
tive par ses aspirations vers l'existence
universelle, il offrira l'étrange phéno-
mène d'une race insouciante de la vie, et
cependant toujours vaincue, toujours
esclave de l'étranger. Ainsi , la forme so-
ciale unitaire, lorsqu'elle ne repose pas
sur un pareil ordre d'idées , contribuera
d'une manière puissante, ainsi que nous
l'avons montré dans une précédente le-
çon, à donner au sentiment de nationa-
lité un caractère moral , à le hausser et
à le fortifier de considérations puisées
ailleurs que dans le grossier désir d'un
bien-être purement matériel. La forme
sociale calholitiue produira sur une
échelle plus largo, bien que d'unq ma-
nière moins directe peut-être, des con-
séquences analogues , et le patriotisme
qui en sortira ne perdra rien de sa mo-
ral i'é ou de sa vigueur h la double forme
qu'il affectera; nous disons la double
forme , parce i\nc les nations qui ])rofes-
scnt un même culte consliluenl une as-
sociation spirituelle, qui, si bienveillante
on théorie qu'on la suppose envers les
autres nalioîis , n'en sera pas moins obli-
168
COURS D'ÉCONOMTK SOCIALt: ,
^rc d(? pourvoir h sn propre st^ciirilr eu
rc'poussanl leurs altaf|nes, en leur ren-
dant aj;j;ression pour aj^f^ression , et
haine pour haine. Le croyant catliolique
ou humiinitdii'c sera donc en premier lieu
patriote au prolit ch' la société catholi-
que tout entière, sans distinguer la cité
h lafjuelle il appartient des autres cités
en eoniniunion de foi avec elle, et ses
passions honnes et mauvaises, son or-
gueil comme son dévouement prendront
une part active à toutes les luttes enga-
gées entre cette société et les sociétés ri-
vales. Ainsi, au moyen 5ge, lorsque,
pour nous servir de l'expression propre
et qui rend si bien notre pensée, la rcpu-
hlique chrctienne était assaillie au nord-
est par les idolAtres de la Pologne , à
l'est et au sud par les musulmans, tous
les chrétiens avaient un intérêt direct et
personnel dans ces guerres, et Français
ou Anglais, Italiens ou Allemands, Sué-
dois ou Espagnols, ils volaient au se-
cours des points les plus faibles et les
plus menacés, comme le font les ci-
toyens d'une même patrie à l'heure de
son danger. En second lieu, et indépen-
damment de l'amour général qu'il porte
à la société catholique, amour qui s'af-
faiblira naturellement à mesure qu'elle
dominera dans une mesure plus com-
plète ses anciennes ennemies, le croyant
humanitaire éprouvera un amour spécial
pour le pays qui l'a vu naître , et cet at-
tachement, comparé au premier, ne sera
pas sans quelque analogie avec l'affection
en vertu de laquelle le croyant unitaire
donne à sa ville , à sa province natale ,
une éclatante préférence sur les autres
villes, les autres provinces de son pays.
La ressemblance est d'autant plus grande
que, chez tous les deux, le patriotisme
locdL, de nation pour l'un, de province
pour l'autre, se manifeste avec une éner-
gie (|ui croît toujours en raison directe
de l'inactivité de leur patriotisme ge/zJ-
ral. L'humanitaire oublie son pays , l'u-
nitaire sa ville ou sa commune, dans les
périls, celui-ci de la patrie, celui-lfi de
l'association rathoiùjiic, et c'est senh^-
ment plus tard, lorsque le danger est
passé, (jue les sentimens d'un ordre se-
condaire se réveillent et retrouvent leur
énergie; mais Vhuinaniiairc , s'il subor-
donne dans ces grandes circonstances à
son pays spirituel son pays terrestre,
n'eu porte pas moins h celui ci une affec-
tion pure, une affection d(» devoir, une
affection indépendante des bienfaits ex-
clusivement terrestres qu'il en attend,
froissé par une législation dont les fa-
veurs sont inégalement réparties, il se
plaindra peut-être, mais sa plainte ne
sera jamais une menace, surtout (juand
il aura conscience que les classes, les
lieux auxquels des privilèges sont accor-
dés, les obtiennent moins à leur prolit
qu'au profit de la nation tout entière.
En effet, par cela même que lui,
croyant, il appartient à un peuple
croyant et vivant en tant que peuple de
sa croyance, il se laisse aller sans peine
et presque sans le savoir à cette opinion
publique qui n'accorde à l'intérêt tempo-
rel qu'une place très secondaire, et, sa-
tisfait de voir que rien n'est refusé aux
besoins de son intérêt éternel, il répute-
rait criminelles les ébullitions d'un mé-
contentement qui compromettrait la sé-
curité générale pour le seul avantage de
son bien-être personnel.
Mais la société de transaction repose
sur une autre base ; elle n'a aucun lien
moral, ne connaît aucun intérêt spiri-
tuel, et si parmi les membres dont elle
est composée il y a des croyans , et des
croyans nombreux, pour qui le pouvoir
temporel, considéré simplement comme
garantie d'ordre, est chose sainte, l'ap-
pui qu'ils lui portent est presque tou-
jours passif en ce sens qu'ils ne font rien
pour le renverser et peu pour le soute-
nir. Comme les sociétaires relèvent d'as-
sociations spirituelles différentes, comme
ils ne forment pas ensemble une même
association spirituelle, ils n'ont pu s'u-
nir, et ne peuvent demeurer ujiis qu'en
raison de convenances purement terres-
tres, à cause des bénéfices réiuctibles,
pour ainsi pailer, en ceux qu'ils retirent
de leur agrégation, et chacun d'eux est
toujours prêt à la rompre aussitôt qu'il
s'aperçoit qu'il y aurait profit pour \\\'\ à
entrer dans une autre combinaison. Sans
doute , la communauté d'origine et de
langage, la puissance des vieilles habi-
tudes et rorgu(*il national que ces causes
réunies finissent toujours par engendrer,
neutralisent dans une nuîsure quelconijue
ces germes de dissolution , et le bras de
PAR M. DE COUX.
169
fer d'un gouvernement qui dispose de
tous les emplois civils et militaires con-
servera quelque temps encore un sem-
blant d'existence à cette unité sociale
qu'il représente, et à laquelle il ne sau-
rait survivre: mais la forme de transac-
tion , qu'il a peut-être acceptée avec
joie, n'en portera pas moins ses fruits,
et l'association qu'il administre ne sera
pas moins ce qu'est toute compagnie
commerciale , compagnie dont la durée
est nécessairement subordonnée aux
éniolumens que les sociétaires en reti-
rent, et qui entre en liquidation au bout
d'un certain temps, lorsque plusieurs
d'entre eux, à la place des dividendes
qu'ils s'étaient promis, ne trouvent que
des pertes. La Piussie, les États-Unis
d'Amérique et la France ne sont pas les
seules nations civilisées chez lesquelles
se manifestent les symptômes du mal
dont nous venons de parler, et ce que
nous allons en dire peut être appliqué
avec une égale vérité, bien que dans des
mesures différentes, à tous les peuples
constitués sous l'empire de la forme so-
ciale de transaction.
On a dit et avec raison que la Russie
c'est l'empereur, ou, en d'autres termes,
que la Russie ne serait plus si tous les
pouvoirs n'étaient concentrés dans la
main d'un seul homme , ûme de cet im-
mense empire et le résumant dans sa
personnalité. Que cet homme vienne à
perdre le prestige de force militaire
qui l'environne ; supposez-le vaincu par
un ennemi étranger , ou succombant
comme pouvoir devant une faction, et
alors disparaîtra l'immense édifice de la
puissance moscovite. En effet , ce n'est
pas volontairement que le RaskoUnich se
presse contre le Grec schismatique , le
Musulman ou le Boudhiste contre le Ca-
tholique, et tous ensemble contre le
grand seigneur, qui a lu \ oltaire, le sa-
vant, dont la philosophie allemande a
obscurci l'intelligence. Les langues, les
origines sont diverses dans ces vastes ré-
gions ; et comme des croyances unifor-
mes, une sociabilité unique, n'assimi-
lent pas ces élc'mens hétérogènes , ils
n'adhèrent les uns aux autres que par la
soudure du knout , d'une faijon toute
matérielle, grûcc à romnipotenciî et eu
quelque sorte à l'omnipréseuce de l'au-
tocrate. Si quelque sentiment moral vient
en aide au souverain dans sa tâche pé-
nible et périlleuse, c'est une pensée de
conquête , et lorsqu'elle aura été réali-
sée , quand il faudra livrer à chaque cu-
pidité locale ou individuelle sa part de
butin , des dissensions , qu'aucune force
humaine ne pourra comprimer , éclate-
ront fatalement. Les Russes placés sur les
lleuves qui tombent dans la Baltique au-
ront des besoins opposés à ceux des Rus-
ses de la Mer-jNoire et de la Méditerranée.
Saint-Pétersbourg sera en guerre avec
Constantinople, et Moscou, se souvenant
qu'elle a été autrefois la capitale de Pem-
pire, se soulèvera contre les prétentions
de ces deux villes, moins à cause de
Phonneur qu'à cause des profits assurés
aux lieux où siège le pouvoir. Et cepen-
dant les progrès de l'industrie viendront
aigrir les querelles, envenimer les riva-
lités. Il y aura des provinces que ruine-
rait la liberté commerciale , des provin-
ces que cette liberté enrichirait. Com-
ment concilier ces intérêts contraires et
au-dessus desquels ne plane aucun intérêt
moral? Où est le tarif qui, un peu plus
tôt ou un peu plus tard, n'amènera pas,
abstraction faite de toute autre cause , la
destruction de l'unité russe?
Comme la Russie, les Anglo-Américains
forment une association politique, et non
une association morale ou spirituelle.
Aussi ce peuple, malgré les avantages de
sa position, est-il déjà fatigué du mal
qui, dans un temps peu éloigné, doit lui
être funeste. Les états du nord, plus an-
ciens , plus peuplés que les étals du sud ,
commencent déjà à s'occuper de travaux
industriels, et incapables qu'ils sont de
soutenir , même sur leur propre sol , la
concurrence anglaise, ils sentent (Qu'ils
perdront une grande partie de leur pros-
périté le jour où les droits qui les protè-
gent contre les fabricans étrangers se-
ront définitivement supprimés. Mais ces
droits, si lucratifs pour eux , appauvris-
sent à deux titres différcns leurs frères
du midi, lesquels, produisant des ma-
tières preuiières et ne les mettant pas en
œuvre , sont également intéressés à ven-
dre cher leurs cotons eu laiiu* et à rache-
ter au meilleur marché possible leurs
tissus de coton. Or, les taxes sur les pro-
duits anglais les endiérissent d'une part,
170
courts D'ÉCOiNOMlK .SOCIAIJ", l'Ai; i\l. l)i: coux.
el (le raiilrrollosr(^T£;issenld'iincmnni(^re
SLMisil)lr stir la valt'iir v(''nalc des (leurres
doniu^cs en i^ciiaiif^e. Les ('lats du sud
sont donc moins riches (pi'ils ne le se-
laienl s'ils constiluaicnt à eux seuls une
ftSlt*ralion libre de tons liens avec les
états du not'd , et comme aucun In'ru'fïce
spirituel ne les di-doninia^c de cette
perte; comme Viinion est fondc^e sur le
principe de Viitilité purement matérielle,
qui ne Toit encore ([U'elle ne saurait
longtemps survivre à ractiou dissol-
vante d'un pareil antagonisme?
(Mie si nous louri;ons nos re£jards vers
notre propre patrie, nous apercevons
les sytîiptômes d'une dissolution natio-
nale moins in(îvilable peut-être, mais à
laquelle la France n'échappera certaine-
ment pas, à moins que les intérêts spi-
rituels qui l'ont faite ce qu'elle est ne
reprennent avec leur première unité
leur prépondérance primitive. En effet,
les provinces du nord ont bien plus que
leur part dans la sollicitude du ^^ouver-
nement , et soit qu'il s'agisse d'établir
des routes, de creuser des ports ou des
canaux, les provinces du midi, qu'on
n'oublie jamais dans le vote des im|lôts,
sont traitées à peu près comme des en-
fans adultères auxquels on accorde à
peine Une pension alimentaire. JMais elles
soufflent bien plus encore du monopole
industriel accordé A la France du nord
par notre système prohibitif; car elles
sont essentiellement agricoles, et elles
étouffent sous la surabondance de leurs
denrées dont l'étranger ne veut point
parce que, au profit des manufacturiers
de la psormandie, de la Flandre et de
l'Alsace, notre frontière est fermée aux
marchandises de l'étranger. Elles sont
donc dans une position pareille à celle
des états américains du sud. Chose re-
marquable ! le favoritisme, qui lui fait
tant de mal , n'est pas un événement
nouveau. Il existe depuis que Paris est la
capitale du royaume. Cl il a fait la for-
tune d'abord de la noblesse cl puis des
industriels du nord aux dépens de la no-
blesse et des agriculteurs du sud. Colbert
le formula en système, et cependant
nous ne sachons pas que, jusqu'aux temps
actuels, les habitans du midi aient ja-
mais songé à entrer en compte avec les
habitans du nord, à réclamer une dis-
tribution plus é^^ale des fav^^nrs tte l'ad-
ininistration. C'est qu'alors le bien-i^tre
moral passait avant le bien être matériel;
c'est qu'alors le lien moral étant le même
pour tous les Francjais, ils ddlicraicnL
les uns aux autres. Ils formaient, à les
prendre en masse, un état spirituel col-
h'ctif dont l'unité avait sa condition ail-
leurs que dans une question de douane.
Plus tard, sous l'empire , la gloire fut le
ciment de notre nationalité , ciment dont
la force n'est encore usée ni en r»ussie,
ni même aux Etats-Unis, mais qu'épuise
au bout d'un peu de temps la victoire
comme la défaite. Ea paix vient tôt ou
tard, et les provinces, les villes et jus-
qu'aux communes , préoccupées de leurs
cupidités locales, s'aperçoivent bientôt
que les unes jouissent d'avantages re-
fusés aux autres ; et quand les mieux par-
tagées parlent de patriotisme, celles qui
souffrent voient ce qu'il y a de sordide
dans un pareil langage, et finissent par
prononcer te niot fatal de séparation.
Comme elles vivent dans la forme so-
ciale de transaction, comme elles sont
attachées au gouvernement central par
des affinités exclusivement financières,
il est dans la nature des choses qu'elles
brisent le pacte de leur main aussitôt que
les pertes Remportent sur les bénéfices.
Qu'on ne s'y trompe point, les débats si
ardens qu'ont déj.'» soulevés les intérêts
contraires des colons et des fabricans de
sucre de betteraves ne sont que la pré-
face d'une lutte bien autrement grave,
bien autrement sérieuse entre le nord et
le midi. L'importance commerciale, que
la Méditerranée reconquiert graduelle-
ment, hAtera la catastrophe ; car l'indus-
trie des départemetis méridionaux de-
viendra d'autant plus avide qu'elle sera
plus grande, et quelques années de pros-
périté suffiront peut-être pour partager
les électeurs et les élus en deux corps
compactes et ennemis. L'un exigera net-
tement les bénéfices d'un commerce li-
bre ; l'autre demandera non moins im-
périeusement la perpétuité du système
prohibitif: et comme chacun de ces for-
midables partis sera contraint , sous
peine de sa propre ruine , de réclamer
la ruine nécessaiie, fatale, de l'autre
parti , que deviendra notre unité natio-
nale . celte unité respectée, aiméu. vou
COURS D'HISTOIRE DE FftÀNCE, PAR M. DUMOINT.
171
lue de tous , quand nos dissensions n'é-
taient que politiques?
Si la forme sociale de transaction, par
cela même qu'à la longue elle ne laisse
au patriotisme d'autre garantie et d'autre
inobilfe que l'intérêt temporel, conduit à
une inévitable dissolution , elle contri-
bue , dans un ordre plus élevé et d'une
manière non moins funeste , ix entraver
l'action civilisatrice du gouvernement
lui-même. En effet, il ne peut se mon-
trer rigoureusement impartial entre les
cultes divers auxquels obéissent les con-
sciences de ses administrés, qu'à la con-
dition de se tenir darls chacun de ses
actes en dehors de toutes les questions
agitées par eux, et ces questions tou-
chent à tout , à la famille cotntne à la
propriété; en sorte que, malgré lui, il
sera condamné à être intolérant, ou â
avoir autant de législations distinctes, de
systèmes administratifs opposés, qu'il y
aura à régir de convictions diverses.
Pcrmettra-t-il le divorce religieux au juif
et au luthérien, le divorce légal à l'in-
crédule, pendant qu'il proclanlera l'in-
dissolubilité du lien nuptial quant au ca-
tholique? Admettra-t-il l'indépendance
spirituelle de celui-ci avec ses ordres mo-
nastiques et ses biens de main morte,
tandis qu'il proiitera de la docilité des
autres pour leur choisir des pasteurs et
des professeurs qu'il dotera à sa fantai-
sie ? Il refusera donc , et cela malgré lui,
à une partie des citoyens ce que récla-
ment leurs convictions, ou bien il les
constituera en nations séparées au sein
de la même nation , ramenant par là les
temps où le Bourguignon , le Saliea , le
Pupuaire et le Romain avaient chacun sa
loi propre. Perfectionner en persécutant
est difficile ; perfectionner en divisant
est impossible , et voilà cependant la dé-
plorable alternative laissée aux peuples
que leurs dissidences religieuses ont je-
tés sous le joug de la forme sociale de
transaction.
Et cependant cette forme , malgré les
inconvéniens qui y sont attachés et sur
lesquels nous reviendrons encore, est la
seule possible aujourd'hui. A ce titre ,
notre devoir à nous catholiques est de
l'accepter franchement , parce que nous
lui devons ce qui nous reste des bienfaits
d'une sociabilité plus parfaite. Comme
les deux autres formes sociales, elle a ses
conditions et elle se distingue de Tune et
de l'autrfe , en cfe que les sociétaires étant
séparés par leurs croyances religieuses
ne jouissent pas tous et toujours de celle
liberté de conscience, qui est mieux que
le bienfait, qui est la base même du sys-
tème unitaire et du système catholique.
De Coux.
■SM-O*!^
S^mxim i^î$t0n(|tt(î$-
COURS iriIÎSTOtlVE DE FRANCE.
Quatorzième leçon (1).
Élat de la Gaule à la chulc de TEmpire. — La so-
ciété lemporello n'y subsiste plus que par le
clergé; soins divers des évèciuos; conslruclions
(réglises. — Monastères nouycaux. — La Gaule
est donnôe aux Franks.
L'Occident était livré comme une proie
aux lîarbares; les Hérules paraissaient
maîtres de rilalic. A qui passerait l'héri-
(I) Voir la J5* leçon au n- 13 ci-dessus, page 7.
tage de la Gaule ? Les petits rois franks
en occupaient le nord-est, du Kliin à la
Somme; au nord et à l'ouest jusqu'à la
Loire, la ConlVch'ration armorique ; à
l'est, les Burgiiudes; de la Loire à la
I^Iéditerranée, les Visigoths. Entre toutes
ces doniinali<ins , le peu qui n'slait de
Ixomains an centre , se groupait autour
du comte S}agrius, lils d'Kgidiiis.
Après la mort de son père, ce jeune
patricien s'était retiré dans sa ville de
Taionnac , près de boissons , dans les
172
tranquilles occupations d'un riche pro-
priiMaire. l'.n vain Sidonius avait cherclu'^
à le siimiilcr aussi , lui reprochanl de
me priser sii noblesse pour scfuirepaysan,
et de vivre en bon vicr plutôt qu'en cheva-
lier. Syat;iius ne rentra pas dans la car-
rière dos honneurs. Mais, à mesure que
l'empire et l'administration tombaient
par morceaux, en l'absence de toute au-
loriU^ , par une sini^ulière influence de
position , le pouvoir (pi'il ne cherchait
pas , se vint mettre entre ses mains. Par
sa fortune , sa noblesse , ses talens et son
caractère, il se trouvait l'homme le plus
considérable dans celte petite partie de
la Gaule. Les habitans recouraient à lui ;
et comme il savait très bien la langue
"ermanique, toute cette population mé-
langée de Germains depuis si long-temps,
le prenait pour arbitre. C'était un sujet
d'amusement et de surprise de voir com-
bien devant cet imitateur de Virgile et
de Cicéron, un Barbare craignait défaire
un barbarisme dans sa propre langue ;
combien les vieillards germains l'enten-
daient avec admiration interpréter leurs
lettres. Nouveau Solon des Burgundes
pour expliquer leurs lois , il était aimé,
choisi de tous. On demandait ses déci-
sions et on s'y soumettait, i Ces rudes et
4 lourds esprits, aussi difficiles à façon-
< ner que leurs corps , apprenaient de
« lui la langue de leur pays et les sen-
< timens romains. > Telle était son au-
torité dans ce coin de province, que
Grégoire de Tours l'appelle Roi des Ro-
mains {\). Cependant, ce royaume tout
personnel, assez semblable à ce que nous
représente le conte populaire du royaume
d'Vvetot, ce pouvoii' de circonstance ne
subsistait que par l'humeur pacifique du
Frank Childerik , et par les dissensions
tiui occupaient les Burgundes chez eux.
(jondeucli avait laissé sa domination par-
tagée entre ses cjuatre fils, Gondobald ,
Chilpérik, Godégisèle et Godoraar(473) ,
quatre princes qu'on a peine à se figurer
beaucoup plus policés que leurs sujets,
malgré leurs titres romains de palrices
ou de maîtres de la milice, du reste
aussi despot<*s que des empereurs ; c'était
ce qu'ils coiii|)renaienl le mieux de la
supériorité romaine. Un seul de ces ié-
(l) Sid„ Kpiti.i U-U, o-o, Greij. Tur., :i-27.
COURS D'HISTOIRE DE FRANCE,
tranjues, Chilpérik, montrait quelque
bonté. Les honnrtes gens trouvaient accès
auprès du Lucnruon de Lyon, par la pro-
tection de sa Tanaquil. La douce in-
fluence de cette Agrippine écartait les
calomnies dont on assiégeait les oreilles
de son Germanicus, et lui inspirait la
modération (1). Parmi les Barbares, nul
autre n'eût été aussi désirable aux peu-
ples de la Gaule. Malheureusement, son
quart de puissance était peu de chose ;
et si l'opinion publique le distinguait de
ses frères , les violentes rivalités qui les
tenaient tous quatre armés sans cesse les
uns contre les autres , détournaient de
lui-même la confiance. Un poète du
temps, Secundinus , osa verser sur eux
la piquante raillerie , la faconde poivrée
de ses satires, et Sidonius encourageait
ce jeune talent, < qui avait une ample
•i matière dans les vices toujours crois-
I sans de ces tyrannopolitains(2). > Bien-
tôt, d'ailleurs , Chilpérik succomba avec
un de ses frères , sous les embûches de
Gondobald ( 477 ). La bonne reine sa
femme fut noyée , une pierre au cou •
les deux filles qu'ils laissaient en bas
ûge, vécurent par grâce, mais en exil.
L'ainée, Chrona , devint religieuse; la
plus jeune , Clotilde(3), était réservée
à une destinée plus brillante et non moins
sainte.
Qui n'eût pensé que le maître de l'Oc-
cident, le successeur de l'empire ne fût
Eurik ? Bien de plus romain que ce
prince, son gouvernement et sa cour. H
continuait la rédaction des lois , com-
mencée par Théodorik : il conliail la
direction des affaires à Léon, ce juriscon-
sulte <jui eût fait taire yïppius en ensei-
gnant les Douze Tables; qui passait pour
modèle dans l'art oratoire et la poésie.
II avait pour amiral un autre (iaulois,
JSanunatius , aussi habile dans l'archi-
tecture, l'agriculture et les lettres , qu'à
commander une flotte, et qui lisait Vi-
truve , Columelle , Varron et Eusèbe ,
quand il ne courait pas sur les audacieux
navires des arcfiipirates saxons (4).
(1) Sidoniu», Epitt. J-G , 7.
[2) SidoD., Epist. li-S.
(r.) (Irc;;. Tur., 2-2V,.
(4) Sidon., Epist. i'.-ô, \-22, ')-!.;, 13, H-O, 6;
tarm. 0, 'i^rill, el llj hid., Chron,
PAR M. DUMOINT.
173
La faveur et l'influence appartenaient
aux littérateurs. L'aspect de Bordeaux,
où résidait le prince depuis quelque
temps, donnait l'idée de la puissance la
mieux établie. «Là, le monde soumis,
« venait solliciter et attendre sa réponse ;
« là, le Saxon aux yeux bleus, si intré-
I pide sur mer, mettait pied à terre avec
« crainte...; là, on voyait le vieux Si-
< cambre vaincu, la t6te rase, repous-
< sant en arriére sa chevelure renais-
€ santé; là, l'Hérule aux joues glauques
< comme l'Océan dont il habitait les ri-
« vages les plus reculés, se rencontrait
i avec le gigantesque Burgunde, quis'ha-
( bituait à fléchir le genou pour deman-
« der la paix. L'Ostrogoih ne se soute-
i nait que par le même patronage contre
« les Iluns voisins, fier avec eux parce
< qu'il s'abaissait ici. Et toi, Romain,
€ c'est ici que lu cherches ton salut con-
t tre les escadrons des plaines scythi-
€ ques. Si le Nord menace de quelque
« invasion, le bras d'Eurik est invoqué,
« et l'on demande que la vaillante Ga-
< ronne, par le Mars qui l'habite, prenne
fi la défense du Tibre affaibli (1). i Une
émulation d'élégance brillantait ce sé-
jour. Si le jeune Frank Sigismer venait
épouser la fille d'Eurik, «les pierreries
étincelaient sur le harnais de ses che-
vaux; lui-même marchait à pied, paré
comme un fiancé, tout éblouissant d'é-
carlate, de soie blanche et d'or, costume
qui s'accordait à merveille à la blancheur
de sa peau, à l'éclat de son teint et de
sa blonde chevelure- Le cortège guerrier
des rois secondaires et de ses compa-
gnons, olïrait après lui le plus curieux
spectacle, avec leurs bottines velues,
leurs jambes nues, leurs habits de di-
verse couleur, légers et serrés, appro-
chant à peine le genou ; les manches ne
couvraient que le haut du bras. Par des-
sus leurs soies vertes, garnies de pour-
pre ou de fourrure , un baudrier des-
cendait de l'épaule , et suspendait leur
épéeàleurcôlé. Terriblesen paix comme
en guerre, ils tenaient dans la main
droite le hang et la francisque ; la gau-
che les couvrait d'un bouclier à bords
d'argent et à bosse d'or, aussi riches de
matière tiue de travail (2). »
(1) Sillon., i6.,a 9.
(2) &id., ib,, l-'JLO.
Mais toutes ces imitations de l'empire,
lequel n'avait pas moins succombé, n'é-
taient pas capables de constituer nulle
part un grand état. Les anciens sujets de
Rome se familiarisaient bien ainsi avec
un maître étranger; la conquête parais-
sait moins odieuse, la soumission plus
facile, voilà tout. Car, d'une part, l'es-
prit du pouvoir n'avait point changé;
avec les mêmes principes et les mêmes
erremens, survivait encore celte fureur
d'ambition administrative , qu'on signa-
lait alors dans les délateurs j les para-
sites et les usuriers ^ lions dans les prc-
toireset Lièvres dans les camps (1). Trois
espèces identiques de fripons, qu'on re-
trouvera toujours en d'autres temps sous
d'autres formes; que toute tyrannie tur-
bulente ou légale , de révolution , de
conquête ou d'héritage, attire nécessai-
rement à soi, et jette sur les peuples
pour les capturer et en faire curée, cha-
cun devant avoir sa portion suivant son
service; d'autre part, la longue servi-
tude, à laquelle la civilisation romaine
avait façonné les vaincus, ne laissant plus
de nationalités subsistantes que chez les
Barbares, ceux-ci, les vainqueurs de
tous, ne devaient pas vivre impunénienl
au milieu de la langueur générale. La
séduction de ces mœurs énervantes les
gagnait déjà rapidement , et bientôt les
sauvages enfans du JNord seraient amollis
plutôt que civilisés.
Il s'agissait donc non pas d'une res-
tauration politique, mais d'une restau-
ration sociale, qui ne pouvait s'opiner
que par la foi catholique. Or, les (.olhs
étaient ariens. Eurik persécutait la loi
catholique , surtout dans les évêques.
Maître de TArveruie, il ne panlonnA pas
à Sidonius son zèle pour rindcp«'ndaucc
de son pays et potir la liberté religieuse;
il l'envoya en exil près de Caroassone,
dans la petite ville de Livia, où < après
« les soucis et les fatigues de chaque
i jour, l'heure du crépuscule ne le ranie-
< nait à son lo^,'is que pour livrer sou
< repos au vacarme de deux vieilles Gé-
< thiiies ( Gothes ), voisines de son toit,
< et (pli étaient tout ce qu'on pouvait
< rencontrer de plus querelleur, de plus
I buveur et de plus répugnant (2). » Les
(l) Sid., th., se», 7, ô» , lô.
{'l) tjid., \b., a-5; Toy. encore 4-XO, «0, 12, ÎK>.
174
COURS UHlStOIUi: DE FRANCE,
bons ofrico.'î (h' L('on ohliiiront nnfin sa
<'(^livrnnr(» au hoiit d'un ;An. L'inflnnuMî
(In catholique L( fïti , qiiiî ses talens ro-
linrrnl (lan<; sa liante position jnsqno
sons lo rC'ç;nc snivant. ne r(^nssit qn'i'i mo-
dérer, non à chatif^er les pr(^ventions hé-
rétiques dii roi gdth. Fniik eontidna de
persccnler jusipi'à la l\n de sa vie ; d'an-
Ires éT('qne-<î furéhl eiilés h leur tour et
pins long-temps. Une ombraj^ense dé-
fiance surveillait tontes les communica-
tions. ( l'n messager ne pouvait traverser
i les postes placés sur les routes sans
< être questionné. Ménle exempt de sns-
< picion pour son compte, il avait à
I souffrir beaucoup de difficultés, les in-
« vestigateurs cherchant toujours h saisir
t tout le secret du message. Si sa réponse
I s'intimidait le moins du monde aux
t interrogations, on pensait qu'il était
* chargé de dire ce qu'on ne trouvait
< pas dans la lettre. De là . l'envoyé était
< ordinairement maltraité et celui qui
« envoyait suspect (1). > D'ailleurs, l'au-
torité de l'Eglise est trop souvent un
objet de jalousie poiit les maîtres de la
terre: ils ont peine à lui pardonner sa
supériorité toute spirituelle et sa divine
indépendance; ils sentent, les superbes,
que sa soumission volontaire datis l'or-
dre temporel est aussi toujours inflexi-
ble, et ils s'en défient comme de la pins
grande , comme de la seule liberté qui
soit au monde. De sorte que ce caractère
si évident de vérité, qui la met hors
d'atteinte et d'altérdtion , est précisé-
ment ce qui les engagea la méconnaître,
à la combattre , à la détruire s'ils en
avaient la force.
Cependant , il était facile alors plus
((ue jamais de voir que là seulement la
société trouvait son soutien et sa vie. Les
peuples n'attendaient plus de soulage-
ment que de l'Eglise, dans les grandes
calamités, IJieti plus , chaque jour on re-
ciourait an clergé et dux évi^ques pour
les intérêts privés de la moindre impoi-
lanc<?. parce que leur charité seuh; avait
dés ressources inépuisables, parce qu'eux
seuls savaient dire : < Je ne souffrirai
«jamais la servitude de l'esprit..., et
< j'estime que c'est tomber assez bas que
f d'être obligé de cacher sa pensée [2)- >
(i) Sidon., Epiit.O-i.
parce que seuls, enfin, ils portaient en
eux mêmes dignité, énergie, dévouement.
Tout à la fois pasteurs des Ames et des
corps, les cités les regardaient comaie
leurs véritables chefs ; et au milieu de la
ruine du gouvernement, ils remplaçaietit
avec avantage les anciens dvfenseurs que
Majorien avait voulu relever. Les soins
les plus divers se multipliaient peureux.
Ils vaquaient assiduement aux fonctions
saintes, célébiant , piochant , écoutant
la confession des pécheurs, étudiant IcS
écritures, et trouvant toujours du temps
pour venir en aide à toutes les nécessites.
Saint Orégoirc de Tours, qui avait fait
un recueil des messes composées par Si-
donius, nous apprend qu'un jour, arrivé
à la basilique pour les saints mystères,
quelqu'un ayant soustrait méchamment
le livre liturgique, le prélat n'en accom-
plit pas moins les cérémonies et les priè-
res de la fête, et tellement bien que les as-
sistans croyaient entetidre non un homme
mais un ange. On sent combien Sidonius
s'était pénétré promptement de l'esprit
de son ministère , quand il dit : « Si l'hu-
« milité de notre profession te semble
« méprisable , parce que nous décou-
( vrons le sale ulcère des consciences
« corrompues au Christ qui guérit la vie
I humaine, sachecependant que s'il reste
c encore dans les hommes de notre or-
c dre quelque négligence, l'enflure de
< l'orgueil n'y subsiste plus, et qu'il n'en
« est pasdevant le juge du monde comme
I devant le président du Forum. Car,
t tandis que celui qui ne vous cache pas
« ses fautes est condamné, celui qui les
t confesse avec nous au Seigneur est
< absous. D'où il est clair que bien à
« contre - sens vous déclarez coupable
< celui dont la cause dépend bien plus
< d'un antre tribunal (1). >
Cette fidélité au\ devoirs du saint mi-
nistère ne suffisait pas. Ce n'était pas
encore assez que ces hommes de Dieu
eussent réconcilié des époux , \\n père
avec un lils, ramené un jeune homme de
ses dérégleinens honteux , racheté des
captifs, donné de la nouriiturc, des vêle-
mens aux pauvres, rhosf)iialité aux voya-
geurs, de douces paroles aux affligés (2),
(1) Sic!., ib.y 1-2, M- Kuril., Epi$l. 1-8; Grcg.
Iiir., 2-22.
(2) Sid.,t6., 0-0,7,1-11,23,7.1, »-6j Corm., llî.
PAR M. DUMONT.
175
on les priait aussi d'inlervenir, de déci-
der dans les affaires temporelles(l). Cela
était tellement passé eu coutume, que
Sidonius chargé de nommer un évoque
métropolitain à Bourges , disait : < Je ne
< choisis pas un moine, parce qu'on se
i plaindra qu'un tel év(?que sera plus
f capable d'intercéder pour les âmes au-
f près du juge céleste, que pour les corps
i auprès du juge de la terre. > Et il choi-
sit Simplicius , parce que cet homme
pieux I arait montré sa charité aux ci-.
I toyens, aux clercs, aux étrangers, aux
« petits et aux grands; que celui-là sur-
< tout avait connu son pain, qui n'avait
€ pas de quoi le rendre; il s'était enfin
« présenté souvent en faveur des autres
c devant les rois vêtus de fourrure et de
I pourpre (2) > , c'est-à-dire qu'il avait
fait d'avance office d'érèque.
Qu'un seigneur gaulois, Apollinaris,
fût calomnié auprès du tétrarque de
Vienne, Sidonius allait le défendre; et
évidemment ici celle protection de Sido-
nius envers son parent ne tenait point à
son ancien rang de noblesse, puisque
Apollinaris ne lui était guère inférieur,
mais au caractère épiscopal. Qu'un autre
personnage éminent, qu'un tribun, par
exemple, eût quelques intérêts hors de
son pays, il prenait soin de se munir
d'une lettre de son évoque pour se re-
commander soit à l'évoque, soit au
comte de la ville où il se rendait (3). A
plus forte raison les faibles et les petits
invoquaient-ils une si puissante interven-
tion. Si un citoyen obscur, héritier testa-
mentaire, et ignorant la valeur de ses
dioits, avait à consulter les légistes
d'Arles, Sidonius priait l'archevêque
Léontius d'employer son aiUotiti- pour
en obtenir une prompte réponse. Si une
femme du peuple, enlevée par les War-
ges, avait été vendue à Troyes, dont un
habitant avait donné forme légale à cette
vente frauduleuse, c'était au vénérable
Lupus que Sidonius s'adressait pour dé-
mêler la série de toute cette violence, où
il y avait eu meurtre d'un des parons ré-
clamans; ceux-ci demandaient le juge-
ment de Lupus, et son pieux collègue
(i) Sid., ib., .1-11,6-2, 7, 7-1.
(2) Ib., 7-9.
(5) Ib., {j-o, 7-10, o-i'Cu
sollicitait de lui « justice pour la douleur
'( des uns, secours pour le péril des au-
<.< très . et une prudente décision qui ren-
( dit l'une des deux parties moins affli-
« gce^ l'autre 7/201/25 coupable^ et à toutes
« deux une égale sécurité (1). 1 C'était
encore la recommandation de l'évêque
de Clermont qui donnait au lecteur
Amantius le moyen de faire une petite
fortune par le commerce à ^larseille,
sous la protection de i'évêque de celte
ville (2).
< La iill<; de ma nourrice, écrit Sido-
« nius à son ami Pudens, a été ravie par
t le fils de la tienne , action indigne, qui
« eût troublé notre amitié, si je n'eusse
I su aussitôt que tu ignorais la prémédi-
< tation. Mais en te justifiant, tu juges
« convenable de demander limpunité
« d'une faute grave. Je l'accorde à condi-
< tion que, de maître, tu te fasses pa-
< tron du corrupteur en le délivrant de
€ sa dépendance originelle {originali in-
I quilinatu); car cette femme est déjà
« libre. Ainsi, elle ne paraîtra pas dés-
€ honorée, mais prise en mariage, si
I notre coupable, pour qui tu me pries,
i devenu de ^/•/7;/2;<7//e client, commence
< à jouir de la condition depli'bcien plu-
f tôt que de colon. Celte seule composi-
< tion réparc l'offen e même non raé-
({ diocremcnt, et j'accorde à ton désir
d et à tort amitié, si la liberté dégage le
« mari, que le chûlimcnt ne poursuive
I pas le ravisseur (3). »
Un Arverne de l'ordre Icvitique , c'est-
à-dire des ordres mineurs, fuyant les dé-
vastations des Goths vers Auxerre, y
avait ensemencé uw terrain vide, appar-
tenant à l'église de celle ville, pour la
subsistance de sa famille. Il est louchant
d'entendre Sidoine réclamer de l'cTêque
Censorius pour ce malheureux exilé
i rhuraanité due aux donnsiitfucs fie lu
i foi , » et l'exemption tlu cunon ou droit
de la glèbe, c'est-à-dire la permission de
récolteren entier sa petite moisson d'em-
prunt {A'\
Une autre fois la recommandation ,
adressée à l'évéque >onnechius , sera
(1) Sid., 16., e-.-, I.
(2) Ib., G -8, 7-2.
(.->) /ft.,S-l».
(1) Ib.y 0-10.
17C
COURS D'HISTOIRE DE FRANCE,
pour un Promotus, < Juif dt» nalion . cl
< qui a prértir vire israi'litc par la loi
« plutôt (pie par le sanj;, qui ainbilion-
< iiaii! l'aduiission dans la citr crlesto ,
t nicprisaiil la lellre qui lue pour Tes-
I pi II qui vivifie, conlcniplanl les r(^-
i c'ouiprrist's propost^es aux justes, (;t
t prc^voyant que s'il ne désertait de la
« circoncision au (Ihrisl, il aurait à subir
t les supplices éternels, a mieux aimé
t prendre pour patrie .lérusalem que So-
« lyme. iUiv. la Sara spirituelle reçoive
t donc dans ses bras maternels celui qui
t vient A elle plus véritable lils d'Abra-
< ham maintenant J). »
Le .luif non converti n'éprouve pas
pour cela de refus, parce que < opposés à
« l'erreur qui perd cette nation, nous ne
« devons condamner absolument aucun
« d'eux tant qu'il vit. Car il est encore
< dans l'espérance de l'absolution celui
< qui a la possil)ililé de se convertir. II
i expliquera lui-même le détail de son
«affaire: et puisque Juifs, comme les
< autres dans les débats et les jugemens
« terrestres ont des causes justes, l'évé-
i que Eleutlierius pourrait aussi protéger
< la personne de ce malheureux, en ;ré-
« prouvant son inlidélité (2). t
Tous ces petits faits intérieurs, qui ne
sont guère entrés jusqu'à ])résent dans
les récits des historiens, complètent ce-
pendant le tableau des grandes vicissi-
tudes humaines. Ils y pourraient même
suppléer, el nous font bien mieux juger
une époque. Cette intervention des évé-
ques sans cesse et généralement invo-
quée, n'en dit-elle pas assez? El d'où leur
venait c(;tte influence, cette force d'ac-
tion , sinon de la charité et de l'autorité
sacrée (|ue IT'^glise leur comniuiii(|uait
par l'imposition des mains? Celui qui
reçoit cette céleste mission a toujours la
malheureuse liberté d'y résister et de la
laisser oisive ; mais il ne peut rien que
par elle , et par elle il peut tout ])0ur le
bonheur ou la consolation. J.e simple
chrriicn, (juelle que soit sa vertu, n'a
point celle efiicacité. Aussi tout ce qui
avait alors dans l'ordre laïque quelque
capacité ou (juchpie désir du bien, en-
trait dans le clergé ou dans les monas-
(I) Sid., i6.,C-lD.
(ii) 76., 0-11.
tères, à moins (pie le vnnu d'une ])opula-
tion n'eu i)ort.'\l (pielqu'un inoi)inémeuL
h l'épiscopat. Car ces sortes d'élections
furei\l toujours extraordinaires, el , se-
lon la règle constante, on passait par les
divers degrés du sacerdoce, comme Si-
doine le témoigne de Jean deCliAlons (I).
Tiès peu de laujues , comme Hurilius,
qui fut plus tard évéque de Limoges, et
le comte Arbogaste , qui monta sur le
siège de Chartres, s'y trouvaient prépa-
rés par l'exercice d'une piété plus par-
faite depuis plusieurs années (2). Ces
transitions subites de la vie du siècle à
la dignité pastorale, nous montrent très
bien , par le changement qui se manifes-
tait dans les nouveaux élus , combien
peu, malgré l'estime qu'ils inspiraient
auparavant, ils avaient eu d'aptitude et
d'action pour l'utilité commune.
Un Caulois, d'un rang tribunitien ,
ayant emprunté une somme à JMaximus,
officier palatin, se voyait en même temps
prés de succomber à une grave maladie
el rigoureusement pressé par l'autorité
publique pour cette dette , que les inté-
rêts de dix ans avaient doublée. 11 pria
Sidonius, qui partait pour Toulouse,
d'obtenir un délai du créancier. Sido-
nius s'en chargea. Quand il arriva à la
villa de Maximus, que cet ancien ami lui
parut différent de ce qu'il l'avait connu
jusque là! < Son extérieur, sa démarche,
t sa modestie, sa parole, tout en lui res-
< pirait la religion. Il avait les cheveux
< courts, la barbe longue, pour sièges
< des escabeaux , pour tentures de portes
(T des toiles de Cilicie ; point de plume à
« son lit , ni de pourpre à sa table ; une
I prévenance aussi affectueuse que fru-
( gale , et plus abondante en légumes
j qu'en viandes. S'il y avait quehjue
( chose de plus délicat dans le repas, ce
c n'était point pour lui , mais pour ses
( hôtes. En se levant de table , Sidonius
< demanda tout bas aux assistais dans
< lequel des trois ordres Maximus avait
< pris son genre de vie? s'il était iiioine ,
< clerc ov\ jH'nLlcnl:' On lui répondit que
< tout récemment l'amour de ses conci-
< toyens l'avait contraint , malgré ses refus
(I) Sid., i-li.î.
C-i) /6., M7, IG, l'orluiiat, i-1, Ruril., 1-6, i;,
7, 10.
PAR M. DUMONT.
177
< de recevoir l'épiscopat. i Le soir, dans
un entretien secret Sidonius, après avoir
embrassé et félicité le nouvel évoque, lui
expose le sujet de sa visite, et lui repré-
sente vivement la détresse du débiteur,
qui a besoin du délai d'une année. Il n'a-
vait pas fini, que Maximus se prit à pleu-
rer de compassion sur le danger du ma-
lade ', il s'empressa de calmer ses inquié-
tudes par une lettre , en accordant le
délai avec remise de la moitié de la dette,
et en protestant de ne rien demander au
delà de ce que permettait la nécessité de
sa cbarge (i).
Il ne fallait pas moins que ces conver-
sions parfaites pour écarter toute dé-
iiance de ces personnages de coury même
les plus considérés, t qu'on prenait dans
« les professions du siècle plutôt que
« dans la congrégation religieuse > , on
craignait que « se targuant de leur no-
< blesse et de leurs anciennes dignités,
< ils ne méprisassent (2) les pauvres de
€ J.-G. > Loin donc que le sacerdoce en
Gaule tirât son influence des familles no-
bles et riches et des hommes de talent,
qui entraient dans ses rangs; c'était le
sacerdoce catholique qui leur donnait
vertu et puissance. On commençait à le
sentir si bien , que malgré l'incertitude
de l'avenir, les fatigues et les dangers du
présent, l'ambition essayait de se glisser
dans les élections. Il y eut quelquefois
des brigues. Trois factions à Châlons
(473) soutenaient trois candidats; l'un,
qui était noble, avait pour lui les nobles
et ses cliens; l'autre, nouvel Epiciire ,
les nombreux parasites de sa cuisine , le
troisième, ceux auxquels il promettait
secrètement de livrer les terres de l'É-
glise. A Bourges deux bancs ne suffisaient
pas au nombre des concurrens; on y
payait les suffrages, et < la dignité la plus
< sacrée eût été mise en vente s'il se fût
< trouvé des vendeurs aussi effrontés que
« les acheteurs. > lleurensenuMit l'auto-
rité de Patiens et d'Euphronius d'Au-
lun à ChAlons, où ils ordonnèrent le saint
(1) Sid., KpisL, 4-24; /Ji7 nnipliùs quàm »ifi of-
firii ratio pcrmillit ; ce (ju'il liiul enleiulro ou dos
d^'penses de son diocèse, auquel il se détail, ou
peut-èlro des comptes qu'il lui rcslail à rendre pour
les lonclions iju'il \enail do quiller.
{'!) Ib.y 7-î).
prêtre Jean, et à Bourges celle de Sido-
nius, dePerpétuus de Tours, d'Agrœcius
de Sens, qui choisirent le pieux laïque
Simplicius, arrêta le scandale (1 ! Au
reste, l'arianisme remuait ces intrigues
pour gagner du terrain pendant qu'il
avait l'appui des princes burgundes et
visigoths ; il ne put réussir. Le clergé ca-
tholique veillait toujours à la garde de
la foi et de la discipline; six conciles y
avaient pourvu en l'espace de vingt-cinq
ans. L'embarras des malheurs publics et
des affaires temporelles ne détournait
pas son attention de ces soins précieux ;
l'activité du zèle répondait à tout. J'en
dois dire autant du saint-siége ; après les
décisions du pape saint Léon , celles du
pape saint Hilaire sur l'usurpation de
l'évêché de ]\arbonne , et sur un diffé-
rend de juridiction entre plusieurs mé-
tropolitains de Gaule , mettent toujours
en évidence la souveraine primauté de
l'évêque de Rome.
Au milieu de toutes ses œuvres inces-
santes et diverses, l'épiscopat de Gaule
avait encore une préoccupation vrai-
ment admirable parla considération des
circonstances où la vie se passait. C'était
à qui bâtirait de belles et grandes églises
partout où il en manquait, comme pour
compenser les destructions d'Eurik. L'é-
vêque rsamatius, peu de temps avant Si-
donius, avait bâti la basilique de Cler-
mont, < de cent-cinquante pieds de long
< sur soixante de large et cinquante de
< hauteur en dedans , édifice d'élégante
< structure en forme de croix à qua-
< rante-deux fenêtres, soixante-dix oo-
c lonnesethuit portes; tout(^ la nef en
< marbre. Cet ouvrage dura douze ans.
« Sa femme en bâtit une autre hors des
< murs ; et comme elle voulait l'orner de
i peintures, elle tenait un livre sur ses
< genoux, lisant les histoires des anciens
< événemens pour indiquer aux peintres
< ce qu'ils devaient rcprésenttM-. Uu jour
i qu'assise ainsi dans ce temple, elle con-
« linuait sa lecture, un pauvre vint prier,
I et, la vovant v«*tuede noir et déjà d un
« «âge avaiu'é, il la prit pour une iiuli-
« gente, tira un morceau de pain, le lui
< déposa sur sou giron, et s'iMoigna.
I Celle ri ne dédaignant pas le présent
(I) Sid., /v>ii(.,4-2{J, 7-8, 0,U.
178
COURS n'iiisTOinn de franci:,
< ilii panvip qui no roconniit pns son
« raii{; , rt\Mj| ce jiain en remerciant,
I l'emporta , et le servant an conunen-
i cernent de ses repas, en prenait clia-
< ijue jour pour ia bénédiction jusqu'à ce
i qu'il n'en restât plus (1^. »
Ijjplironins, encore simple prêtre à
Autiin, y avait construit éj^alenient ia
basilique du bienheureux ^ymplioricn,
et Perpétuas avait changé la petite ciia-
polle bAtie sur le tombeau de saint Mar-
tin , près de Tours, en une magnifique
église appuyée sur cent-vingt colonnes,
éclairée de cinquante-deux fenêtres ; le
chœur formait probablement une vaste
rotonde. 1/édifice entier avait en lon-
gueur cent-soixante pieds, en largeur
soixante, et sa hauteur jusqu'à la voûte
allait à quarante-cinq pieds. < Le saint
< pontife bàlit en outre une basilique
I moins grande en Thonneur des bien-
i heureux apôtres Pierre et Paul , et
t beaucoup d'autres encore (2). > Sido-
nius composa une inscription pour celle
de Saint-Martin sur la demande de Per-
pétnus, et Paulin de Périgueux écrivit
en vers la vie de ce second apôtre des
Gaules (3).
Plus récemment Patiens.si abondant en
aumônes, avait su fournir à la construc-
tion d'un temple non moins splendide à
Lyon, i La façade principale en est tour-
« née vers le levant équinoxial. La lu-
« raière étincelle au dedans, et le soleil,
1 invité par les lambris à lames d'or.
I erre sur ce métal de même couleur que
« ses rayons. J.e marbre parcourt en va-
i riations élégantes la voûte, le pavé, 1rs
( fenêtres, et le saphir éclate dans les di-
I versas peintures qui se détachent sur
I le fond vert des vitraux. Un triple por-
« tique s'élève sur des colonnt s de niar-
t bre d'Aquitaine; un portique intérieur
< du même modèle introduit dans la
I vaste nef, entourée d'une forêt de co-
I lonucs. D'un côté bruit la voie publi-
i que, de l'autre la Saône repoussée se
« iléloiirni\ Là le piéton, le cavalier, le
f voilurier, amenés par le repli de la
« roule, saluent le Christ, et les rives ré-
( pondent à lalleluia des matelots. Chan-
(1) Oreg. Tur., '.i-IG, 17.
(2) Ib., 2-lJ, 11.
(3) Sid., Epùt., i-lU.
< lez. chantez ainsi, naulormier fl voya-
< geur; car voici ce lieu où tous doivent
i tendre, où le chemin vous conduit tous
i au salut.) Telle est l'inscription que Si-
doniiis ht graver à l'extrémité de l'édi-
fice. I Les hexamètres de deux poètes
» éminens, Constantius et vSecundinus,
i ornaient les côtés voisins de l'autel (t).»
.le cite seulement les plus célèbres
églises , partout apparaissait le même
zèle (2j.
Cette application à entretenir la foi, à
rappeler la présence de Dieu non seule-
ment par les bienfaits, mais aussi par des
temples, n'était pas un médiocre sou-
tien pour les pe.iples sans cesse tentés de
désespoir. Travailler pour lesgénérations
à venir, bûtir des maisons de prière en
face de la guerre, quand les révolutions
mugissent et menacent de tout renver-
ser, attendre tranquillement les siècles
entre les débris d'une société croulante,
rien n'est plus fait pour ranimer les cou-
rages qu'une telle confiance, et une telle
confiance n'appartient qu'à ceux qui pos-
sèdent la vérité.
Des fondations d'un autre genre se
multipliaient en même temps : la soli-
tude des montagnes et des bois se peu-
plait de monastères. Deux frères, lloma-
nus et Lupicinus, recueillaient ainsi de
nombreux disciples dans les cellules
de Coudât , de Laucone , de Uomanmon-
stier; leur sœur, avec une centaine de
religieuses, s'enfermait à la Balme. 11
s'éleva de semblables asiles (3) à Hélison,
à l'Isle-Darbe , à Chinon , Agde , Grigni ,
Aganne, Tours et Arluc (455-462). Ainsi,
pendant que le sacerdoce réparait, adou-
cissait toutes les afflictions temporelles,
une foule de péiiitens volontaires, sou-
vent nés dans le luxe et les honneurs,
apprenaient au monde à se passer de
toutes les douceurs de la vie. à mépriser
les prospérités si vaincs et si incertaines,
en quittant les prdmiers tout ce qui peut
nous être ôté malgré nous. D'ailleurs
eux aussi, tout faibles qu'ils étaient, et
même parce qu'ils élaient faibles, ils sa-
vaient parler pour de plus faibles qu'eux
(1) Sid., Epifl., 2-10, .-î-fo, fl-.-î.
(2) Sid., Kpi$i., 4-iJ, 7-0 j Lougueval, liitt, de
rÊglise gatlic, 4.
(3) LoDBUCval , ib.
PAR Mr DUMONT.
179
aux puis!?ances torreslres. Mais ce devait
/îtrp Mm délicieuse et singulière surprise
à ceux que leur exemple attirait, sortant
du conflit des inégalités politiques , où
l'humilialion est même plus fréquente et
plus poignante pour les grands que pour
les petits, d'entrer dans la fraternité
réelle de la vie cénobitique ; tous à même
titre enfans d'un même père, tous unis,
portés, reposés par la charité et l'humi-
lité de chacun d'eux. Car, comme l'ont
avoué à la Trape de Mortagne deux
jeunes mondains , qui y étaient venus
pour se moquer du froc et de l'étroite
observance, c il n'y a de véritable éga
lilé que dans l'Évangile , et de véritable
république que dans un couvent. » C'est
surtout dans les grandes crises de la so-
ciété , quand toutes ses bases ébranlées
laissent tout en question, que les âmes
fortes, comprenant mieux les illusions
terrestres, et cherchant quelque chose de
stable au milieu de la confpsion des idées
et des événemens, vont demander à la
vie monastique ou l'entier oubli du mon-
de, ou le courage d'y revenir pour guérir
ses i^aux et ses erreurs. Ceci est de nou-
veau sensible aujourd'hui. Le dix-hui-
f ième siècle croyait avoir à jamais aboli
les ordres religieux, et les voilà qui se
relèvent d'eux-mêmes pour tendre la
main à notre lassitude. Déjà le patient
soqrire des lils de saint Ignace, le stu-
dieux labeur du Bénédictin , la cou-
ronne d'épine du Trapistc et du Char-
treux ont ranimé les soli tudt's ; la France,
la patrie du rosaire , attend avec jojc en-
core le retour de ceux qui lui ont ensei-
gné les premiers ce doux hommage en-
vers la reine du ciel. Liienlùl ils reparaî-
tront ces frères Prêcheurs, ramenés par
ce prêcheur ardent , dont la vibrante pa-
role sait si bien de ses éclairs imprt'vus
réveiller l'engourdissement du scepM-
cisme, la colonie fran<jaise de Viterbe
ne sera point étrangère sous les vieux
ombrages qui ont abrité lilanche de Cas-
lijle et saint Louis, et peut-être y fou-
lera-l-elle les traces de son grand doc-
leur, l'évangélique saint Thomas , qu|
sans doute plus d'une fois visita les er-
mites de ces pieux déserts et promena
ses suaves regarda sur ces lieux sauvages.
Qu'on se représente maintenant la
Gaule dans la triste situation ({uc lui
avaient faite soixante dix ans de révolu-
tions et de guerres, vivantchaque journée
avec la plus complète incertitude du len-
demain, et cela durant dix années en-
core. Isulle puissance politique n'a rem-
placé l'empire. Le Visigoth a conclu sa
paix avec le Burgunde et le Frank; il n'y
a plus d'événement notable , chacun
semble craindre de remuer, ne «sachant
ce qui en peut arriver. Sidonius n'é-
crit plus; il se fait comme un silence
d'attente pendant ces dix ans. La Provi-
dence par tant de calamités, par tant
d'ayertissemens avait invité, attendu le
vieux monde à résipiscence , et l'engour-
dissepaent s'accroissait, le gouvernement
et la société se décomposaient en propor-
tion. Cet intervalle de langueur inquiète
et souffrante, où rien ne subsistait plus
que par le catholicisme , montrait mieux
que jamais d'où venait le mal , où était le
remède. Nul des empereurs ni des con-
quérans barbares ne l'avait compris.
Dieu appela Clovis, le petit roi de Tour-
nai , un jeune homme de vingt ans , sim-
ple chef d'une tribu franque, comme
pour rendre plus évidente la cause de
ses succès par leur racililé. Clovis avai^
peu de ressources j il ne commandait
pas à plus de quatre pu cinq mille guçr-
riers. Il ne pouvait compter sur les au-
tres roitelets de sa famille, établis à côté
de lui , tous jaloux de leur indépendance
et de leurs faibles états. Ses premières
victoires ne lui acquirent sur eux qu'une
supériorité honoraire, puisqu'il ue réu-
nit toutes les tribus frauques à sa royauté
qu'à la lin de sa vie et par une suite de
crimes. On veut à toute force lui attri-
buer une habileté de poliiique que son
Age , son éducation , son caractère , que
les faits mrme n'ailmellenl pas; celte in-
lerprélation banale des éveneniens au
bout de treize siècles n'expliqiu^ qu'une
chose, la diflicullé d'expliquer par des
causes ordinaires la transplantation si
subitement enracinée dp la ;|ation et de
la monarchie franque sur le sol de la
C.aulc. Clovis, en réalité, n'élail (|u'un
barbare ignorant, qui pouvait aisément
trouver la vie des empereurs, la magui»
licence de leur cour et les arts de la ci-
vilisation plus agréables que l'obscure
résidence et la subsistance grossière de
la Ccrmanie; mais qui ne connaissait
180
COURS D'HTSTOTRE DE FRANCE,
encore pour rr^^ner que les armes ot la
violence; et il ne s'en lit pas faute. Lors-
(ju'on lit dans (Vr^fjoire de Tours les per-
fidies et les meurtres qu'il exécuta de
sani;-froid pour supplanter tous les au-
tres rois franks, on est surpris d'horreur.
Si on parcourt d'un autre côte les chro-
niques des saints du temps , c'est un ta-
bleau tout opposé ; on est tenté de douter
du récit du saint évoque et de prendre
Clovis aussi pour un saint , tellement que
i (luelques auteurs lui en donnent la qua-
< lilé, présumant que le Seigneur lui a
< fait la f;rAce de réparer ses fautes (1). i
Je crois, j)our ma part, que la dévotion
serait très hasardée ; (Vrégoire de Tours
est fort loin de conjecturer un repentir
de Clovis ; mais, après avoir raconté ses
premiers meurtres, il ajoute naïvement:
t Ainsi Dieu chaque jour abattait les en-
« nemis du prince par la main du prince
c même, et il augmentait son royaume
I parce que Clovis marchait d'un cœur
< droit devant lui et faisait ce qui était
< agréal)le à ses yeux (2\ > C'est qu'en
effet Clovis servit franchement la reli-
gion catholique par un grossier instinct
d'intér(^t mêlé ensuite d'une foi aussi
grossière, qui honorait le vrai Dieu de
la même manière qu'autrefois ses idoles
par un culte tout extérieur; et il eut sa
récompense par les prospérités tempo-
relles. 11 faut dire aussi qu'il commença
parvingt-deux ans de la conquête la plus
douce. On ne pouvait guère soupçonner
qu'il achèverait son règne par de si
atroces cruautés.
Ardent comme un jeune homme, brave
comme sa framée, il vit d'abord avec in-
qiiiétude l'influence voisine de Syagrius,
aimé des Barbares aussi bien que des
Ciaulois. Son père Chilpérik avait régné
.ivec le père de Syagrius. Incapable d'é-
galer ce pacifique rival , il sentit le dan-
ger de la comparaison s'il laissait ce
Homain s'affermir, et, comme le pouvoir
romain était condamné, et que Syagrius
en était le dernier représentant, (>lovis
lui porta un défi , et le vainquit à Sois-
sons, malgré le petit roi de Terouennc,
Chararik, (jui , se tenante l'écart avec
•ses Franks pendant le combat, trahissait
(1) Longuev»!, tglite gulUcanc , liy. îî.
(2) Grcg. Tur., U-40, 41, i2.
la cause franque. En même temps Clovis
avait tout d'un coup aperçu l'impor-
tance du clergé cathoii(|ue ; il fut donné
h ce jeune Sicambre , à cet enfant guer-
rier, de comprendre ce que les autres
rois barbares , ce que les empereurs n'a-
vaient pas compris. Tson seulement il
montra un grand respect pour la reli-
gion catholique , mais encore il proté-
gea hautement les évêques, lui idolûtre,
tandis que les Vandales, Suèves et Goths,
déjà chrétiens, les persécutaient. Que
l'on songe à la haine farouche et opiniâ-
tre de toutes les autres peuplades idolâ-
tres de la (iermanie contre le christia-
nisme jusqu'au dixième siècle, et qu'on
se demande si cette disposition des chefs
franks n'est pas une exception singu-
lière. L'usage que fit Clovis de sa victoire,
la restitution du vase sacré à St-Remi ,
toute cette bienveillance, qui ne se dé-
mentit pas un moment , lui donna les
villes intérieures et les troupes romaines
isolées dans leurs garnisons. Dès lors les
deux rois ariens, Alaric et Gondobald ,
sont frappés de crainte et ne pensent pas
même à troubler son succès. Bientôt ,
pendant ses négociations avec le Bur-
gunde , il entend parler de Clotilde, il
la demande en mariage ; le Burgunde
n'ose refuser sa nièce. Clovis « ayant vu
f la jeune princesse, est transporte de
f joie et l'épouse.» Q)u'ya-t-il autre chose
dans cette alliance que le bonheur si na-
turel pour un jeune homme de posséder
une belle et sage épouse (1)? Assurément
s'il eût agi par cette habileté d'ambition
qu'on lui suppose, il n'eût pas hésité
aussitôt à se faire chrétien ; tout l'y invi-
tait , et il achevait de gagner toute la po-
pulation déjà pleine d'espérance. Cepen-
dant l'amour, d'accord avec la politique,
ne décidait point le barbare; n'en ne
pouvait l'émoiwoir à croire. Il fallut le
péril et la victoire de Tolbiac f2\ 'J'oute-
fois il craignait encore l'improbalion de
ses guerriers ; car s'il y avait , comme le
pense Dubos. bon nombre de Franks
chrétiens parmi les anciennes colonies
militaires et parmi les tribus depuis leur
séjour fixe en Gaule, si même plusieurs
étaient déjà dans les rangs du clergé,
(1) Grec. Tur., 2-2fi.
(2) Gr«g. Tar.,2-2;>,r.O.
PAR M. DUMOIN'T.
ist
r
I
comme le comte Arbogaste , alors évo-
que . et le saint prêtre de Tout Vaast ou
Yédast , par qui Clovis commença de se
faire instruire ; la masse de la nation de-
meurait attachée aux idoles. Mais < la
< puissance de Dieu prévint le roi avant
f qu'il parlât; tout son peuple s'écria :
€ INous rejetons des dieux mortels, pieux
« roi , et nous sommes pr(5ts h suivre le
I Dieu immortel que proche Rémi, i Et
lorsque le saint évéque eut dit : < Incline
i avec douceur la tête, Sicambre (1) ,
« adore ce que tu as brillé , brûle ce que
« tu as adoré >, plus de trois mille guer-
riers reçurent à leur tour le baptême.
Ce fut une joie universelle parmi les
catholiques. Le pape saint Anastase et
l'archevêque de Vienne, saint Avitus ,
pelit-fils de l'empereur, écrivirent à Clo-
vis pour le féliciter. Les cités armori-
caines le reconnurent , et toute la Gaule
souhaitait d'un extrême désir d'avoir les
Franks pour maîtres (2\ Gondobald, qui
était déjà tributaire du seul roi catholi-
que . adoucit les loisburgondes en faveur
des Romains (3) , pour se les rattacher,
et hésita s'il n'abjurerait pas l'arianisme.
Alaric envoya dire à Clovis : < Si mon
i frère voulait, mon intention serait,
c Dieu aidant, que nous eussions ensem-
I ble une entrevue (4). > Ce ne sont que
fondations pieuses de Clovis et nobles
déférences pour les personnes consa-
crées à Dieu. Il sent la puissance nou-
velle que lui donne sa conversion. < Je
(1) Greg. Tur., 2-51 : Milit_depone colla, Sicam-
ber. Est-il nécessaire d« parler de la sainte am-
poule, fable imaginée, dit-on, au neuTiouie siècle
par Hincmar? llincmar cepeodani n'a rien imaginé,
mais il a rapporté la tradition do TÊglisc de Roims ,
confirmée par une ancienne messe sur les miracles
de saint Rémi. Il y est fait mention do deux fioles
ou ampoules miraculeusement remplies de saint-
clirème par le saint évèquo , et une sœur de CloTis,
qui était arienne , se conteriissant aussi, reçut seu-
lement Tonction , probabloinont utcc ce saint-
chrème. 11 n'en est pus question à l'égard du roi ,
mais ce souvenir mêlé i la pompe extraordinaire
que l'on déploya alors dans le baptistère , a pu don-
ner lieu à l'opinion vul-;aire du sacre do Cloiis par
la sainte ampoule ; la cérémonie du sacre n'eut pas
lieu pour les Mérovingiens. Voy. Longueval, Kglise
gallicane , i>.
(2) Greg. Tur., 2-5(;.
(Ô) Ib„ 2-30, 31.
(4) 76., 2-3».
TOMB viii. '" n<^ 4S. 1859.
< supporte avec peine, dit-il aux siens,
t que ces ariens tiennent une part des
( Gaules (I) > , et il déclare la guerre an
roi visigoth, et, suivant les conseils de
saint Pvemi , il défendit à ses soldats de
piller les églises, de porter le moindre
dommage même aux esclaves . et de rien
prendre que de l'eau et de l'herbe. Un
soldat ayant pris du foin à un pauvre
homme par violence , le roi tua (2) ce
soldat de sa main, en disant : « Où sera
( l'espérance de la victoire, si le bien-
« heureux Martin est offensé? > Il écrivit
enfin à tous les évêques d'Aquitaine après
la victoire de Youillé , pour les inviter à
réclamer tout ce qu'ils auraient perdu
par la guerre. Alaric périt dans la ba-
taille , et dès ce moment il fut décide
que les Yisigoths ne pouvaient plus sub-
sister en Gaule. C'est la cause du catho-
licisme défendue par Clovis qui a donné
évidemment aux Franks, la moins puis-
sante des nations barbares, de si rapides
progrès. Les voilà ainsi les premiers ,
tout d'un coup solidement établis , en
possession de la plus importante contrée
de l'Occident. Les voilà placés désormais
sur le front de bandière de la civilisation
moderne. Quel en sera le résultat?
Si nous en devions croire M. Beugnot,
Dieu aurait si mal pris ses mesures en
mettant l'Église sur la terre, que, après
quatre siècles, < le christianisme était
< devenu impuissant à sauver la société,
i que la régénération de l'Europe devait
< être le résultat de l'invasion des Bar-
«bares, presque tous idolâtres. C'est,
« selon lui, la pensée triste, mais i'raicp
t que seul entre tous les Pères de cette
t époque , Salvien a eu le mérite de con-
< cevoir (3). > Psos lecteurs ont eu déjà
assez de faits devant les yeux pour se
convaincre qu'on n'a jamais rien dit de
moins exact, ^ous verrons bientôt quel
secours les Barbares ont prêté à la so-
ciété; il suffit en ce moment d'une sim-
ple observation, autrement \raic que
celle de l'érudit académique, savoir, que
tout concours humain aux œuvres di-
vines est une épreuve autant qu'un ser-
vice. IN'est-il pas temps bientôt que ceux
(I) Greg. Tur., 2 37.
(•>) Ib.
(3) Destruction du Paganisme , 2-10.
12
182
COURS D'HISTOIRE SUR LES ORDRES MONASTIQUES,
qui n'y cnlenilent rien renoncent à nous
cMidoctrinerV J^e moindre inconvt'nient
pour eux sera toujours d'y perdre leur
ptMuc^ et leurs frais d'érudition; car on
ireuseii^uera jamais l'Église , et tant
qu'on n'aura pu la dissuader de sa foi,
il n'y a rien de fait contre elle. Ceci du
moins ne serait pas très difficile h com-
prendre.
La quinzième leçon commencera l'exa-
men de la période mérovingienne et des
institutions franques par les origines des
assemblées nationales.
Edouard Dumont.
Mm($ ticiiçiU\m$.
COURS D'HISTOIRE SUR L'ORIGINE, L'ACCROlSSEiMENT
ET L'INFLUENCE DES ORDRES MONASTIQUES.
TROISIÈME LEÇON (1).
Saint Grégoire de Nazianze. — Sa vie retirée dans
la solitude. — 8aint Basile. — Ses conslilulioBs
pour tes moiDCg orientaux. — Lois def conciles
sur les moines. — (lommenl les esclaves pou-
yaieui être reçus moines. — Lois dus empereurs
sur les moines.
Maintenant que nous connaissons l'état
du monde oriental , nous apprécierons
mieux les institutions monastiques. ]Mal-
gré mon désir et mes efforts pour me
renfermer strictement dans mon sujet,
qui est déjà une carrière assez vaste à
parcourir, je me vois souvent forcé de
faire quelques explorations dans l'his-
toire générale de l'Église , comme l'his-
torien du Chi istianisme